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de plus d'un cinquième ou d'un quart, semblait confirmer cette possibilité d'une monnaie de confiance exclusive de tout autre, et nombre de projets chimériques, parmi lesquels le plus spécieux a été formulé par un économiste allemand (1), sont éclos d'une telle supposition.

Mais ces projets n'ont pu faire illusion à leurs auteurs que parce que l'une des fonctions essentielles de la monnaie, celle de servir de mesure commune aux valeurs, échappait à leur attention: les titres de crédit peuvent, en effet, et jusqu'à un certain point, suppléer la monnaie dans sa fonction distributive, mais ils ne sauraient par eux-mêmes, comme les monnaies d'or et d'argent, constituer un étalon de valeur, et ce n'est jamais qu'en exprimant un droit à une quantité déterminée de ces métaux (que ce droit soit réalisable immédiatement ou à terme fixe, ou à une époque indéfinie), qu'ils peuvent servir aux transactions. Pour peu que l'on y réfléchisse, on se convaincra que l'idée de créer des monnaies absolument fictives et ne se rapportant à aucun objet valable positivement désigné, ne saurait avoir plus de portée que celle de mesurer l'étendue sans base précise, sans l'emploi d'aucun étalon d'étendue déterminée. Si des billets non remboursables ont pu circuler longtemps en conservant la plus grande partie de leur valeur nominale, c'est que l'on supposait cette valeur réellement garantie; il est indubitable que si tout espoir dans la possibilité du remboursement ultérieur eût été anéanti, ces billets n'auraient pu se maintenir dans la circulation, pas plus que ne s'y maintinrent les assignats français.

Nous avons dit au précédent chapitre que le crédit, dans l'acception la plus générale du mot, n'est pas autre chose que cette confiance par laquelle ceux qui possèdent des moyens de production sont disposés à en céder le service à d'autres, pour une durée déterminée et moyennant un prix convenu, confiance d'autant plus générale que la justice et la bonne foi sont plus communément respectées et observées, et que, par suite, la stricte exécution des promesses ou engagements paraît mieux assurée; mais cette définition du crédit par la confiance, celle qui se présente la plus naturellement à l'esprit,— a été jugée vague et insuffisante; on en a proposé beaucoup d'autres, parmi lesquelles celle formulée par l'auteur d'un ouvrage traitant du crédit et de la circulation, M. Auguste Cieszkowski, paraît l'une des mieux accueillies.

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« Le crédit, dit M. Cieszkowski, est la transformation des capitaux stables ou engagés en capitaux circulants ou dégagés. »

Dans la quatrième édition de son Traité d'économie politique, M. Joseph Garnier reproduit l'adhésion qu'il avait déjà donnée à cette conception du crédit dans les termes suivants :

(1) M. Lipke. Voy. son écrit: Notion sur la monnaie, · Journal des Économistes, 1e série, t. XXXVI, p. 321.

. Cette définition nous semble heureusement formulée. Elle traduit bien le rôle des institutions du crédit ; elle comprend, complète et rectifie les notions que laissent dans l'esprit d'autres définitions qui ont souvent conduit à des conséquences fausses et dangereuses.

« Nous avons vu qu'il fallait à toute industrie une certaine proportion du capital fixe et du capital circulant. On sait aussi quels sont les avantages du capital roulant ou disponible sur celui qui est immobilisé. Donc, tout moyen nouveau de dégager les capitaux engagés, bien entendu sans sans leur faire perdre leur caractère de fixité indispensable pour la production, c'est-à-dire, tout moyen de faire jouer aux capitaux engagés, en même temps le rôle de capitaux fixes et celui de capitaux circulants, est un grand progrès qui multiplie les usages de l'un des trois instruments généraux du travail, et augmente la production sociale. Or, l'ensemble de ces moyens connus constitue le crédit (1). »

Quels peuvent être, au point de vue social, les capitaux fixes ou engagés ? ce sont ceux dont la destination, plus ou moins simple ou complexe, ne pourrait être changée sans qu'ils perdissent leur valeur en tout ou en partie; tels sont les capitaux engagés dans les immeubles en général, dans les exploitations rurales, les mines, le local des usines ou ateliers dans les machines et outillages spéciaux, dans les chemins de fer, les canaux, etc. Quels sont, au même point de vue, les capitaux circulants, roulants ou dégagés? En rangeant à part, comme nous en avons démontré la nécessité, la monnaie ou le numéraire, nous n'en voyons pas d'autres que ceux constitués, d'abord par les denrées ou marchandises nécessaires à la subsistance et à la satisfaction d'autres besoins personnels des travailleurs, et qu'ils se procurent en les achetant chez les détenteurs, au moyen de leurs salaires, traitements ou bénéfices; ensuite, pas les autres produits bruts ou manufacturés, pouvant recevoir indifféremment des productions définitives très-diverses, tels que le bois, la houille, le fer, les autres métaux, les matériaux de construction en général, les outils de l'usage le plus étendu et le plus varié, tels que marteaux, haches, clous, etc.

Si cette classification très-sommaire est bien conforme à la réalité, il est clair que les capitaux engagés ne peuvent guère se convertir, se transformer en capitaux dégagés, surtout s'ils doivent continuer à fonctionner au premier titre; aussi n'est-ce point là la véritable portée de la définition donnée par M. Cieszkowski; ceux qui admettent une telle définition ne peuvent entendre qu'une chose, c'est qu'il serait possible, pendant que les capitaux engagés fonctionnent comme tels, de convertir leur valeur, par des moyens de crédit, en instruments d'échange, en moyens de se procurer du numéraire ou de le suppléer; que l'on veuille bien y

(1) Traité d'économie politique, 4° édition, notes, p. 606 et 607.

3° SÉRIE. T. VII.

15 juillet 1867.

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réfléchir, et l'on se convaincra qu'il ne peut y avoir là une autre idée que celle de monétiser le capital engagé, ce qui ne pourrait avoir d'autre effet général que celui d'abaisser la valeur des unités monétaires proportionnellement à ce que l'on aurait ajouté à leur quantité.

Cette erreur, au surplus, a encore sa source dans la confusion du numéraire et du capital: si l'on persiste à considérer le numéraire métallique comme une partie du capital, il sera difficile que les moyens de crédit qui remplacent ce numéraire en Angleterre, aux États-Unis, en France, en Allemagne, etc., dans la majeure partie des transactions, ne soient pas, eux aussi, du capital. Dès qu'ils remplissent absolument la même mission distributive que la monnaie; dès qu'une circulation de 100 millions de francs en billets de banque, par exemple, en sus de la réserve métallique des établissements qui les ont émis, rend tout au moins les mêmes services qu'une somme égale de monnaie d'or ou d'argent; dès qu'il est avéré que cette circulation permet d'exporter la même somme de monnaie, en l'échangeant contre du fer, de la houille, du blé, en un mot, contre de véritables capitaux, sans que l'agent de la circulation en soit le moins du monde amoindri, tant que les 100 millions de billets s'y maintiennent avec toute leur valeur; - dès que ces conditions subsistent, disons-nous, on ne saurait logiquement refuser la qualification de capital aux billets dont il s'agit, sans la refuser en même temps aux 100 millions de monnaie qu'ils remplacent.

Il faut donc reconnaître que le numéraire métallique et le crédit ne font ni l'un, ni l'autre, partie du capital, ou voir un capital dans le crédit tout aussi bien que dans la monnaie. Voyons donc s'il est possible de justifier cette dernière part de l'alternative.

Ici, nous ferons abstraction des abus possibles du crédit, et nous supposerons que tous les engagements sur lesquels ses développements sont fondés reçoivent strictement leur exécution: si, malgré une telle concession, nous parvenons à montrer clairement que, par lui-même, le crédit ne saurait être un capital, il n'y aura plus à revenir sur la question.

Les banques libres de circulation, telles que celles de l'Écosse et de la Nouvelle-Angleterre, sont assez généralement considérées comme offrant les meilleures combinaisons de crédit que l'on ait pratiquées jusqu'ici. Nous supposerons que des banques semblables soient fondées en France et dans tous les États assez avancés pour que de tels établissements puissent y fonctionner convenablement; qu'ils y soient multipliés autant que le besoin peut le comporter, et que leurs billets jouissent constamment, sans interruption, d'une confiance aussi absolue que celle accordée à la monnaie qu'ils représentent. Dans ces conditions, leur circulation pourra prendre la place d'une grande partie du numéraire employé actuellement ; ils auront ainsi substitué un instrument d'échange

commode et peu coûteux à un instrument fort cher, et les forces appliquées à la production de celui-ci pourront être destinées à d'autres besoins. C'est bien là, en effet, nous l'avons assez dit, l'un des avantages possibles du crédit. Mais cette substitution opérée, qu'arrivera-t-il si les billets de banque, continuant à obtenir la confiance du public, viennent à se multiplier encore, à doubler, par exemple, la quantité des unités monétaires qu'ils mettent en circulation ?

On a dit qu'alors les billets se déprécieraient relativement à la monnaie métallique, et que l'on viendrait aussitôt les échanger contre celleci dans les banques, jusqu'à ce que le niveau de valeur entre les deux monnaies fût rétabli; mais cette assertion est démentie par des faits irrécusables; l'exemple des États-Unis a prouvé dix fois que l'abandon de la monnaie fiduciaire déprécie à la fois l'unité de cette monnaie et celle du numéraire métallique, et qu'à l'intérieur du pays les deux monnaies peuvent, pendant une suite de cinq, six années et davantage, rester assez également dépréciées pour qu'il n'y ait pas de motif de demander le remboursement des billets.

Nous nous croyons donc autorisé à conclure que les conditions supposées n'amèneraient pas autre chose que ce qui arriverait si, sans changement dans la masse des transactions, la quantité de la monnaie métallique elle-même venait à être doublée pour la société entière, par suite d'une réduction de moitié dans les frais de production des métaux précieux; c'est-à-dire, que chaque unité monétaire en particulier perdrait alors la moitié de sa valeur, qu'il en faudrait deux au lieu d'une dans chaque transaction, que tous les prix doubleraient, et qu'ainsi, la quantité double de billets de banque ne pourrait pas acheter plus de produits ou de services productifs que n'en achetait auparavant la quantité simple.

Aucun économiste instruit ne contestera, d'ailleurs, que dans les conditions que nous avons supposées, les effets seraient tels que nous venons de l'indiquer, qu'une circulation de billets de banque portée au double n'ajouterait absolument rien au capital de la société générale, ni même à la valeur totale de l'instrument des échanges, pas plus du reste que ne pourrait y ajouter le doublement de la quantité des unités monétaires métalliques, avec réduction de moitié sur la valeur de chacune d'elles; ces billets pourraient être portés au triple, au quadruple, etc., sans donner un autre résultat. Il est donc bien démontré qu'en multipliant ces billets, ou en donnant au crédit tout autre mode d'extension, on ne crée pas du capital.

Les doctrines tendant à assimiler les développements du crédit au développement des capitaux ne se sont guère propagées, en France, qu'après 1830; un ouvrage publié par Charles Coquelin en 1848, et d'ailleurs fort bien écrit, a beaucoup contribué à répandre cette er

reur (1). La thèse que le crédit est positivement du capital a été soutenue par un économiste anglais, M. Macleod, et plusieurs économistes français, notamment M. Michel Chevalier, ont manifesté leur adhésion à cette opinion (2). Les doctrines de M. Macleod vont jusqu'à assimiler aux richesses et aux capitaux, même les dettes privées et publiques; elles ont été résumées dans un livre de M. Richelot, publié en 1863, sous le titre : Une révolution en économie politique, et cet ouvrage a été distribué à toutes nos chambres de commerce par les soins du ministère. Enfin, nous avons publié nous-même, au sujet de ces doctrines, une réfutation à laquelle, à notre connaissance, il n'a été fait aucune réponse. On voit où peut conduire la confusion du capital, soit avec le numéraire, soit avec le crédit; dès qu'elle arrive à faire assimiler les dettes aux capitaux, il est évident que l'erreur ne saurait aller plus loin.

Ceux qui s'exagèrent les résultats avantageux de l'extension des procédés du crédit, ou attribuent à ces procédés des avantages dont les véritables causes ne sont point en eux, tombent généralement dans deux erreurs qu'il importe encore de relever :

1° Ils supposent que les assignations sur la richesse dispensées par toute extension du crédit, mettent surtout en œuvre des services personnels sans emploi, et des capitaux morts ou inactifs; c'est là une supposition qui n'a pas le moindre fondement; pour s'en convaincre, il suffit d'observer comment opère toute entreprise industrielle fondée sur le crédit, comme le serait, par exemple, la création d'un nouveau chemin de fer au moyen de ressources procurées par la négociation d'obligations les hommes chargés de la direction de cette entreprise s'appliqueront à y diriger les services personnels et les capitaux nécessaires, sans se préoccuper de savoir si ces moyens de production étaient auparavant employés ou non; presque toujours, les travailleurs qu'ils emploieront étaient déjà occupés et avaient vécu jusque-là du produit de leurs services; quant aux capitaux consacrés à la nouvelle création, il est bien certain que les terrains occupés par la voie, les forêts d'où les bois ont été extraits, les mines et les forges qui ont fourni le fer, etc., n'étaient pas des capitaux inactifs; en sorte qu'ils auront simplement détourné d'autres emplois les services personnels et les capitaux affectés au chemin. On peut voir là une nouvelle preuve que les assignations dispensées par le crédit déplacent les moyens de production et changent leur application, mais sans y rien ajouter.

2o Ils supposent encore que les avantages du crédit dépendent uniquement de la multiplication des banques de circulation ou d'autres établissements de crédit, et que pour obtenir tous les fruits que peut

(1) Du Crédit et des Banques, 1848, in-12.

(2) Journal des Économistes, numéro d'août 1862.

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