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naie, entraînait presque inévitablement la substitution théorique de celle-ci à la notion générale des véritables capitaux. Après avoir avancé que M. J. St. Mill, bien qu'il ait qualifié de grave erreur la confusion dont il s'agit, n'y a nullement échappé lui-même dans diverses parties de son traité, nous avons renvoyé au présent chapitre la justification de cette assertion. Nous citons de préférence M. Mill, parce qu'il est, en raison de sa science, de son talent et de sa réputation, au premier rang des économistes contemporains, et nous allons relever, dans son ouvrage, quelques-uns des cas où il prend le numéraire pour le capital, afin d'exercer le lecteur à distinguer la même grave erreur partout où elle s'est produite, c'est-à-dire, à peu près dans tous les traités d'économie politique publiés jusqu'ici, car nous n'en connaissons aucun qui fasse entièrement exception à cet égard.

D'après M. Mill, les gouvernements pourraient « créer le capital, en imposant le revenu ou les consommations, et en appliquant le montant de l'impôt à l'extinction de la dette publique. Une fois remboursé, le créancier de l'État n'en serait pas moins désireux de trouver un emploi productif pour son argent, et par conséquent de le prêter à l'industrie (1). »

L'auteur suppose ici que le prélèvement de numéraire opéré par l'impôt réduirait, proportionnellement à son importance, les consommations personnelles des contribuables, tandis que ce même numéraire, remboursé aux créanciers de l'État, recevrait généralement des emplois reproductifs, d'où résulterait une sorte d'épargne forcée, et par conséquent une création de capital. Mais, d'abord, il n'est ni certain, ni probable que la plus grande partie de l'impôt fût épargnée sur les consommations personnelles des contribuables; si cet impôt était très-considérable, comme il le faudrait pour qu'il pût couvrir les dépenses courantes de l'État et rembourser en même temps une partie notable de la dette, la réduction qu'il opérerait sur le pouvoir d'acquisition des cotisés diminuerait peut-être moins leurs consommations que leurs productions; dans tous les cas, il annulerait pour un grand nombre et restreindrait pour tous la possibilité des épargnes qu'ils auraient pu réaliser sans l'impôt, ce qui tendrait à amoindrir d'autant le capital; d'un autre côté, la concentration subite de fortes, sommes de numéraire dans les mains des créanciers de l'État, et l'offre de cette masse d'assignations sur la richesse à tous les emprunteurs industriels, s'ajoutant tout à coup à celles ayant déjà la même destination, pourrait bien déterminer une exagération temporaire du crédit, pousser à des entreprises nouvelles plus ou moins hasardeuses, au développement inopportun de

(1) Principes d'économie politique, traduction, de MM. Dussard et Courcelle-Seneuil. T. I, p. 78.

celles déjà en activité, en un mot, préparer pour un avenir rapproché une crise industrielle ou commerciale, résultat peu favorable à un accroisement du capital.

On voit qu'il y aurait bien à examiner avant d'admettre que les gouvernements pussent ainsi créer du capital avec des impôts; mais l'erreur que nous voulons surtout relever ici consiste à supposer que le numéraire, comme tout autre objet valable, est ou non capital, selon la destination productive ou improductive qu'on lui assigne; M. Mill, admettant cette règle (1), suppose qu'entre les mains des contribuables, le numéraire prélevé par l'impôt n'aurait pas été capital, parce qu'ils l'auraient destiné à leurs consommations improductives, tandis qu'entre les mains des créanciers de l'État, il deviendrait capital, parce que ceux-ci le destineraient à l'industrie; or, nous soutenons que le numéraire ne doit jamais être confondu avec le capital, même alors qu'il s'applique aux échanges réclamés par la production; nous avons donné de la nécessité d'éviter cette confusion des raisons péremptoires, et l'on peut déjà voir ici qu'elle conduit à considérer les assignations sur la richesse, le pouvoir d'acheter des fonds et des services productifs, comme constituant ces fonds ou services eux-mêmes; en sorte que, si les moyens de crédit dispensent ce même pouvoir d'acquisition, ce qui n'est pas douteux, il faut nécessairement les considérer aussi comme du capital, au même titre que le numéraire métallique.

M. Mill, examinant la question de savoir s'il convient mieux que le capital nécessaire à un gouvernement, pour une demande improductive extraordinaire, soit demandé à l'emprunt plutôt qu'à l'impôt, rapporte à ce sujet des observations du D' Chalmers, qui se prononce en faveur de l'impôt, puis il ajoute :

« Ces opinions me paraissent strictement justes, si l'on admet que la valeur absorbée par l'emprunt aurait été, sans lui, employée en travail productif; cependant, la supposition faite par le Dr Chalmers se rencontre rarement dans la pratique : les emprunts opérés par les gouvernements pauvres sont généralement couverts par des capitaux étrangers qui, peut-être, ne se seraient pas hasardés dans le pays s'il n'avaient eu la garantie de l'Etat lui-même. D'un autre côté, les emprunts des pays riches sont pris, non au moyen de fonds distraits de la production, mais au moyen des accumulations récentes qui s'augmentent sans cesse. et qui, sans cet emploi, en eussent sans doute cherché quelque autre par l'émigration, soit aux colonies, soit à l'étranger. Dans ces divers cas, la somme requise par les besoins de l'Etat peut être obtenue sans porter préjudice aux travailleurs, sans apporter aucun dérangement à l'industrie nationale, et peut-être même en leur procurant à tous les deux un

(1) Ibid., t. I, p. 67.

avantage nouveau, puisque l'impôt, surtout lorsqu'il est lourd, est toujours en grande partie payé aux dépens de l'épargne qui, sans lui, eût été réalisée et ajoutée à la masse du capital (1). »

Il y a ici, nous en demandons bien pardon à M. Mill, un véritable fouillis d'erreurs, toujours causées par la décevante confusion du numéraire et du capital, à laquelle il s'est laissé entraîner à la suite de tous les maîtres qui l'ont précédé. Cette confusion est évidente dans tout ce que nous venons de citer: d'abord, les capitaux étrangers, qui viendraient couvrir un emprunt public, ne sauraient être autre chose que du numéraire; ensuite, les capitaux du pays qui, à défaut d'emprunts publics, émigreraient aux colonies ou ailleurs, sont bien aussi, dans la pensée de l'auteur, des sommes de numéraire; enfin, il n'a pu également entendre par les accumulations récentes, qui feraient la matière des capitaux exportés, à moins qu'elles ne couvrissent un emprunt national, que des sommes de numéraire; car, s'il eût vu dans les épargnes les accumulations, ce qu'elles sont réellement, c'est-à-dire tout autre chose que du numéraire, ainsi que nous l'avons surabondamment démontré au chapitre IX, il n'aurait pu affirmer que les emprunts publics se réalisent au moyen des accumulations récentes, plutôt qu'au moyen des accumulations anciennes, attendu que les unes et les autres sont généralement mêlées, confondues, souvent inséparables, et que les dernières ne sont ni plus ni moins disponibles que les premières.

La confusion du capital et du numéraire est donc flagrante dans ce passage, comme dans beaucoup d'autres de l'ouvrage de M. Mill, et elle empêche celui-ci de se rendre clairement compte des véritables conséquences des emprunts publics. Ces emprunts, de nos jours, ne se pratiquent plus autrement qu'en numéraire; mais l'emprunt, par luimême, et tant que la somme en reste à la disposition de l'État, ne change rien à l'importance de la richesse nationale; il n'a fait que déplacer une somme d'assignations sur cette richesse; ses conséquences économiques ne se produisent que par l'emploi du numéraire emprunté, à l'achat des capitaux ou des produits, des services de capitaux et des services personnels, que l'État a voulu se procurer au moyen de l'emprunt; si ces forces qu'il réunit et combine sont vouées à une destination improductive de richesse, à une guerre, par exemple, elles sont absorbées et dissipées; tous les services des hommes composant les armées de terre ou de mer, et la multitude des services employés à l'armement, à l'équipement, aux divers approvisionnements, aux transports, etc., sont anéantis sans retour, c'est-à-dire, qu'ils ne laissent rien après eux, et que le pays se trouve nécessairement appauvri de toutes les utilités valables détruites, de toutes celles que les forces ou

(1) Ibid., t. 1, p. 93 et 94.

les moyens de production absorbés auraient restituées ou ajoutées à l'approvisionnement général, s'ils n'eussent pas été détournés des opérations reproductives.

N'est-il pas clair que ce sont bien là les conséquences réelles, inévitables, de tout emprunt public destiné à des dépenses improductives; que de telles conséquences sont toujours un mal, alors même que ce mal s'imposerait irrésistiblement et qu'il s'agirait, par exemple, d'une guerre défensive; qu'il en résulte infailliblement une perte de richesse et de moyens de production, et qu'il est impossible d'y voir, comme le suppose M. Mill, un moyen de procurer à l'industrie et aux travailleurs en général, aucun avantage nouveau?

On voit comment la confusion du numéraire et du capital peut obscurcir et voiler, même dans un esprit très-perspicace et très-lucide, les conséquences les plus évidentes des consommations publiques improductives. Nous passons, au surplus, sans nous y arrêter, sur une contradiction manifeste que l'on a pu remarquer entre la portée de nos deux dernières citations; M. Mill paraît ici préférer l'emprunt à l'impót, comme moins défavorable à l'industrie et aux travailleurs; tandis qu'un peu auparavant, et dans la même vue, oubliant que l'impôt ne se prélève qu'aux dépens de l'épargne, -il paraissait préférer l'impôt aux emprunts, puisqu'il préconisait l'augmentation du premier afin d'opérer le remboursement des derniers.

« Les capitaux disponibles déposés aux banques ou représentés par les billets de banques, et les fonds appartenant à des personnes qui, par nécessité ou par goût, vivent de l'intérêt de ces fonds, constituent l'ensemble des moyens de prêter qui existent dans un pays (1). »

C'est bien tout cela, en effet, qui constitue la matière, la source des prêts en numéraire; mais les capitaux déposés aux banques sont du numéraire et non des capitaux; ce ne sont pas non plus des capitaux que représentent les billets de banque, mais du numéraire; enfin, les fonds placés à intérêts sont encore du numéraire et non du capital au point de vue social; autrement, il y a confusion évidente entre ce capital et le numéraire.

« L'absorption des capitaux pour la construction des chemins de fer est le seul exemple qui, dans l'histoire moderne, puisse être comparé, par son importance, aux emprunts nécessités par la guerre. Le capital a été fourni principalement par des fonds déposés aux banques ou par des épargnes qui y auraient été déposées (2). »

Ici encore, il y a plus d'une erreur : d'abord, les capitaux employés à la création d'un chemin de fer ne sont pas absorbés comme ceux affectés

(1) Ibid., t. II, p. 239. 2) Ibid., t. II, p. 239.

au soutien d'une guerre; ils sont seulement transformės; ensuite, les capitaux fournis pour l'établissement de ce chemin de fer, et transformés par sa fondation, ne consistent nullement dans le numéraire déposé ou qui aurait pu être déposé aux banques; ils consistent dans les terrains, les matériaux, le fer, le bois, les machines et outils, les provisions et marchandises de toute espèce ayant servi aux besoins de travailleurs pendant la durée de la construction, et qui leur ont été distribuées au moyen de leurs salaires, traitements, etc.; tels sont les capitaux réellement consacrés à cet établissement; le numéraire donnant assignation sur tous ces objets n'a fait, pour ainsi dire que traverser les opérations; le chemin de fer n'en a retenu aucune parcelle, et il peut encore exister tout entier dans le pays. On voit que M. Mill confond bien ici le numéraire avec le capital en général. Et ne voit-on pas, en même temps à quelles fausses et dangereuses notions, à quels non-sens, à quelle logomachie peut conduire une telle confusion? Voilà un prétendu capital, extrait des banques pour être absorbé par le chemin de fer, et qui, néanmoins, après la construction de celui-ci, se trouve ou peut se retrouver en entier dans le pays, attendu que le chemin n'en a pas absorbé, en réalité, une seule unité, et il se retrouve, remarquons-le bien, indépendamment du capital constitué par le chemin de fer lui-même; en sorte que si l'on persiste à voir, dans la monnaie employée, le capital consacré au chemin, il faudra reconnaître que celui-ci a été créé sans engagement ni transformation d'aucun capital, puisque toute cette monnaie existe encore, et pourra de nouveau traverser les opérations de dix, de vingt créations semblables, sans être plus sensiblement réduite pour cela.

Si le numéraire est le capital, on pourra soutenir à bon droit que le capital, la richesse de la France, sont inépuisables; qu'il importe seulement qu'il ne sorte pas du pays et qu'il y circule rapidement, ce que l'on obtiendra en multipliant les dépenses le plus possible; que l'impôt ne saurait être trop considérable, puisque le gouvernement le restitue intégralement par ses dépenses, etc.-Aphorismes assez goûtés par un certain nombre de nos hommes d'État, mais qui le sont fort peu par les économistes, et qui, très-assurément, n'ont jamais obtenu de M. Mill le moindre assentiment.

Et maintenant, n'est-il pas suffisamment démontré que l'on ne peut confondre le numéraire et le capital, et baser des raisonnements sur une telle assimiliation, sans conduire l'esprit aux conclusions les plus erronées et les plus pernicieuses? Nous poursuivrons pourtant encore cette démonstration, dans l'espoir de ne plus laisser aucun doute sur la nécessité de rejeter absolument de la science une notion aussi nuisible à ses progrès, et aussi féconde en erreurs, que celle assimilant le numéraire aux capitaux.

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