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lever contre lui sa propre conviction et au besoin l'opinion publique. Là où le droit le laissait libre d'agir et devait le laisser libre, il sera contenu et dirigé par la morale qui lui dit de s'abstenir.

Quelquefois la morale lui conseillera l'action. Un individu ou une famille sont atteints par la misère des accidents imprévus sont venus les frapper. Ont-ils droit sur les biens du propriétaire? Pas le moins du monde. Ni le droit positif, ni le droit idéal ne leur en accorderont la moindre parcelle. Pourquoi? Parce qu'une loi qui donnerait aux pauvres un droit positif sur les biens de ceux qui seraient plus riches confondrait les responsabilités et ferait cesser les efforts qui naissent de l'espoir de s'enrichir. Une telle loi aurait inévitablement des conséquences contraires à la fin que le législateur se propose, des conséquences qui diminueraient la vie dans la société qui les aurait adoptées. Cependant, le propriétaire qui viendra judicieusement au secours de l'individu ou de la famille atteints par un accident imprévu aura fait une action bonne et même honnête, une action qui tend à la fin générale de la société, à l'accroissement de la vie. Cette action, que le droit le laisse libre de faire ou de ne pas faire, la morale la lui conseille et la lui commande.

Abordons maintenant des cas plus difficiles. Autrefois, comme aujourd'hui, les lois limitaient, en certains cas, la faculté qu'ont les particuliers de disposer de leurs biens, notamment en cas de mort. Ceux qui considéraient ces prohibitions comme injustes, c'està-dire contraires au droit idéal, imaginèrent de disposer de leurs biens en faveur de personnes à qui la loi leur permettait de les laisser; mais ces personnes n'étaient, en réalité, que des dépositaires chargés de remettre les biens aux personnes auxquelles la loi ne permettait pas au donataire ou testateur de les laisser. Ces biens, confiés à la foi de certains individus, constituaient des fidéicommis. Par ce moyen, on ne violait pas positivement la loi, mais on l'éludait. Comment juger cet acte?

La morale pouvait le conseiller souvent, car souvent le fidéicommis pouvait tendre plus directement à la fin sociale que l'application stricte de la loi. Quant à celui qui recevait les biens en dépôt, il en était propriétaire selon la loi, non selon la morale: il devait les rendre à ceux auxquels ils étaient destinés. La chose parut d'une telle évidence qu'à la fin le législateur lui-même reconnut les fideicommis, c'est-à-dire une pratique contraire à la loi. 30 SÉRIE. T. VIII. - 15 octobre 1867.

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Il aurait été plus simple sans doute d'abroger les prohibitions qui avaient donné lieu aux fidéicommis. On préféra laisser subsister ces prohibitions concurremment avec le moyen employé pour les éluder.

Nous avons encore dans notre législation un cas semblable. Il y a des lois qui interdisent et qualifient même de délit le prêt à intérêt au-dessus d'un certain taux. Nous les considérons comme contraires au droit idéal et pensons qu'elles agissent contre la fin commune du droit et de la morale. Mais ce sont des lois, et notre opinion n'est partagée ni par tout le monde, ni même par la majorité. Que décider en ce cas?

Pour ceux qui croient au délit d'usure, il n'y a nul doute: on ne doit pas prêter à un taux supérieur à 5 ou 6 0/0, quel que soit le taux qui résulte du jeu de l'offre et de la demande. Le droit positif, le droit idéal, la morale, tout est d'accord.

Pour ceux qui partagent nos doctrines, la question est plus difficile. Ils devront se conformer à la loi en vertu du précepte général de morale qui prescrit l'obéissance aux lois lorsqu'elles ne commandent pas un acte immoral ou lorsqu'elles ne défendent pas un acte imposé par la morale. Mais, en ces termes, on ne doit obéissance qu'à la lettre de la loi, non à son esprit, et l'on se prête sans peine à tous les moyens qui, comme le fidéicommis, tendent à éluder la loi. C'est ainsi que la jurisprudence a déclaré que l'escompte d'effets de commerce n'était pas un prêt à intérêt, qu'elle a accepté les commissions perçues par les banquiers ou notaires et mille autres pratiques qui éludent les lois limitatives du taux de l'intérêt.

Si le droit positif allait plus loin, si, ne se contentant pas de gêner notre liberté en matière d'intérêt privé, il nous imposait des actes contraires à la morale ou nous défendait des actes qu'elle nous ordonnerait, le précepte général d'obéissance aux lois cesserait d'être applicable. Les ordonnances rendues contre les protestants français nous fourniraient au besoin de nombreux exemples de dispositions de ce genre, dans lesquelles le législateur attentait formellement à la loi morale.

V

Essayons de résumer les considérations qui précèdent.

L'utile suprême, l'utilité du genre humain, est le principe commun et souverain de la morale et du droit, la pierre de touche du bien et du mal. L'honnête n'est pas autre chose que le bien; c'est

seulement un cas, une espèce du bien à un degré supérieur. De même il y a des actions mauvaises et des actions criminelles qui ne diffèrent pas en essence, mais seulement en dégré.

Le droit et la morale ont le même principe et tendent au même but, qui est le règlement et la direction des actions humaines. Mais il existe entre eux cette différence que la morale ne s'adresse qu'à la conviction libre des individus et de l'opinion publique, tandis que le droit recourt au besoin, pour se faire obéir, au pouvoir coactif. Le droit n'est donc applicable que là où le pouvoir coactif est nécessaire partout où l'individu agit librement, il ne reconnaît d'autre règle et d'autre autorité légitime que celle de la morale.

Comme le pouvoir coactif et législatif naît de l'opinion et de l'assentiment des hommes, c'est l'opinion, l'assentiment des hommes qui fait le droit positif. Ce sont encore l'opinion et l'assentiment des hommes qui font le droit idéal et la morale, constituant ainsi, à côté de l'autorité matérielle, un pouvoir spirituel, qui enfante, corrige et réforme sans cesse le pouvoir temporel. Ce pouvoir spirituel, né de l'initiative individuelle, règne seul dans le domaine réservé aux attributions individuelles.

Les lois positives limitent le champ dans lequel peut se mouvoir librement l'activité des individus, en même temps qu'elles prescrivent certains actes et en défendent d'autres. Le droit idéal qui s'élève à côté et au-dessus d'elles les critiques incessamment pour les confirmer ou les réformer. Il tend à réduire le nombre des prescriptions et des défenses et à étendre le plus possible le champ dans lequel s'exerce le libre arbitre des individus, c'est-à-dire à diminuer la matière même du droit.

Il est clair, par conséquent, qu'à mesure que la liberté fait des progrès dans les arrangements sociaux, le domaine du droit diminue et celui de la morale augmente. A mesure donc que la liberté fait des progrès, la morale doit s'étendre et étudier avec plus de soin quels sont les devoirs des individus dans les nouvelles attributions qu'ils acquièrent, ou, en d'autres termes, comment ces attributions doivent être exercées pour que la société marche le plus directement possible à sa fin légitime. Il est de même évident que les progrès de la liberté ne peuvent être utiles et durables qu'autant que les individus connaîtront et observeront davantage les lois morales, ou en d'autres termes sauront mieux se gouverner eux-mêmes. COURCELLE-SEeneuil.

DE

LA CONDITION SOCIALE DES FEMMES

Le sujet que nous allons traiter embrasse deux questions, dont l'une est sérieuse, tandis que l'autre ne l'est pas et ne le deviendra peut-être jamais.

La question sérieuse concerne la condition des femmes qui n'ont pour vivre que le salaire journalier d'un travail manuel; classe intéressante, que notre organisme industriel condamne trop souvent à une triste et pénible existence, parce que l'opinion qui gouverne le monde ne se préoccupe guère de souffrances obscures, supportées en silence et acceptées avec résignation.

C'était, en première ligne, aux philanthropes, sans doute, qu'il incombait de prêter une voix à ces silencieuses victimes et de prendre en main des intérêts qu'elles sont incapables de défendre elles-mêmes. Ils l'ont déjà fait, et M. Jules Simon, notamment, a mis son talent d'écrivain et sa vive intelligence au service de cette noble cause, avec un zèle qu'on ne saurait trop louer. Mais les considérations de justice et d'humanité se compliquent ici de questions économiques, dont il serait peu raisonnable de faire abstraction, car, le mal signalé étant le résultat des lois générales qui régissent la production et la distribution de la richesse, les remèdes qu'on proposera d'y apporter n'auront quelque chance d'être adoptés et mis en œuvre, que s'ils peuvent modifier partiellement l'action de ces lois, sans nuire aux grands intérêts sociaux qui s'y rat

tachent.

(1) Nous aurions plusieurs réserves à faire à l'article qu'on va lire, même en nous en tenant au point de vue économique; mais nous voulons seulement nous borner à rappeler à nos lecteurs que le Journal des Économistes est une tribune libre dans laquelle chacun de nos collaborateurs parle, sous sa propre responsabilité, surtout quand il s'agit de questions économico-morales de l'ordre de celles qu'aborde notre hono(Note du Rédacteur en chef.)

rable confrère.

L'autre question porte sur la condition qui est imposée aux femmes de toutes les classes, dans les sociétés actuelles, par la législation, et bien plus encore par l'opinion et par les mœurs.

Nous dirons plus loin pourquoi cette question n'est pas sérieuse.

I

Le travail industriel des femmes a deux résultats principaux, qui sont aujourd'hui si bien constatés et tellement notoires, que nous pouvons nous dispenser de les rappeler en détail et d'en reproduire les preuves. L'introduction des femmes dans la grande industrie amène la dissolution de la famille, tandis que le salaire des femmes, généralement inférieur à celui des hommes, se trouve abaissé, dans les industries qu'elles exercent isolément, au-dessous de ce qui serait strictement nécessaire pour les faire vivre.

Ces deux résulats ont été signalés trop souvent avec une amertume passionnée ou une sentimentalité larmoyante, qui, en inspirant la défiance et en provoquant le doute à l'égard des faits allégués, procurait moins d'adhérents qu'elle ne suscitait d'adversaires à la cause soutenue par les philanthropes. Il est si commode, pour la masse des lecteurs, d'écarter par une fin de non-recevoir spécieuse des griefs dont l'examen consciencieux exigerait quelque travail !

C'est à ce point de vue surtout que le livre de M. Jules Simon mérite d'être cité comme une bonne œuvre et comme l'œuvre d'un bon esprit. La chaleur du philanthrope convaincu ne s'y manifeste ni par ces peintures exagérées, ni par ces tirades déclamatoires, ni par ces excentricités antiéconomiques et cet oubli des conditions essentielles de l'ordre social, qui déparent et rendent inefficaces tant de productions de la littérature philanthropique; les sympathies de l'auteur, tout en donnant à son style ce coloris qui rend la lecture de l'Ouvrière si attrayante, sont constamment dirigées et contenues par la lucidité de son esprit et la rectitude de son jugement.

En ce qui concerne le travail des femmes dans les manufactures et la tendance de ce travail à dissoudre la famille, M. Jules Simon décrit le mal avec une vérité saisissante; il en dévoile, sans ménagement comme sans emphase, l'étendue et la profondeur; mais il n'indique et ne propose aucun remède, aucun du moins dont l'ac

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