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Après cela, une autre considération dont il est également essentiel de tenir compte, c'est que l'instrument de travail, à mesure que ses propriétés économiques s'accroissent, exerce une pression plus directe et plus sensible sur l'homme. De manière que, tôt ou tard, cette pression provoque, bon gré mal gré, des déplacements sur l'échiquier professionnel. Attention pourtant; ces déplacements ont autre chose qu'un caractère anodin; ils ont un caractère organique : c'est en ce sens qu'ils acquièrent une haute signification.

Maintenant, la raison qu'un poste plus lucratif est assuré, du côté de l'industrie, aux populations qui en prennent le chemin, où est-elle ? — Elle réside particulièrement dans ce fait : que l'immigration qui s'accomplit, non-seulement réduit d'autant l'élément agricole ou primaire, dont les proportions sont excessives, mais renforce, au contraire, dans une mesure relative, l'élément secondaire ou industriel. Le bénéfice réalisé est dû, surtout, à ce qu'un courant favorable à l'équilibre des facultés s'est établi dans le milieu.

Le rôle de ce dernier et nouveau fait est d'une telle importance dans l'organisme que toute acquisition de forces auxiliaires, quelle qu'en soit du reste la valeur apparente, loin d'être utile et profitable à l'intérêt public, n'est au contraire que nuisible et destructive, quand ces mêmes forces ont pour but de contrarier l'évolution harmonique des deux classes mères. Aussi, partant de là, sommes-nous forcé d'avouer qu'il y a paralogisme à conclure, avec l'école moderne, d'une extension de la puissance productive automatique, à un avancement proportionnel du progrès. Évidemment, l'erreur de l'école vient de ce qu'elle ferme les yeux sur le fait d'évolution qui, dans l'ordre économique, est pourtant le fait dominant, primordial; tandis qu'elle se plaît à ranger en lieu et place de celui-ci le fait de production, qui n'a, sur ce terrain, qu'une importance secondaire.

L'idée que nous venons d'exprimer est capitale pour nous, c'est notre boussole d'orientation. Il est à remarquer nonobstant que cette idée n'est pas de notre crû, que nous ne l'avons pas inventée : l'observation la saisit au fond de ces phénomènes que la vie sociale offre sans cesse à notre admiration; c'est, à vrai dire, la pensée qui se détache lumineuse de chaque page du livre de la nature.

VI

LA LOI DU MOUVEMENT MORAL PUISE SES GARANTIES DANS LA LOI

DU BALANCEMENT ÉCONOMIQUE.

Or, un courant tel que celui que nous constatons est éminemment progressif en même temps qu'il vivifie et généralise l'échange, il stimule et élève étonnamment la puissance productive. Nous sommes en présence d'une cause qui non-seulement abonde en effets merveilleux,

mais dont les effets, à leur tour, se transforment en causes des plus fécondes.

Décidément nous assistons à un grand changement de scène. Nous sommes dans ce stage heureux où plus on demande à l'activité, plus elle se montre généreuse: la richesse croît avec la dépense. Mais, encore une fois, le progrès réalisé ne se mesure pas à la puissance productive acquise ce serait s'en rapporter à un étalon inexact. Son véritable et inaltérable critérium est dans l'acte même du balancement.

La correspondance continue et réciproque qu'entretiennent, sous le nom d'échange, les deux classes fondamentales agit sur le contingent numérique de chacune d'elles. Que le progrès avance ou recule, elles éprouvent une fluctuation dans un sens ou dans l'autre. Or cette fluctuation est absolument à la physiologie sociale ce que le battement du pouls est à la physiologie humaine. C'est là le seul symptôme fidèle de l'état économique. C'est ce même fait qui régit la loi mystérieuse de l'offre et de la demande.

Aussi longtemps que le courant n'est pas combattu, soit par l'ineptie, soit par l'incurie de quelques institutions, c'est-à-dire aussi longtemps que le chemin que parcourent les populations est libre, qu'elles ne sont pas arrêtées par une force répulsive, opiniâtre et supérieure, ces dernières gravitent, vers la sphère industrielle. Elles sont mouvementées et soulevées, d'un côté, par la pression croissante d'un formidable levier, tandis qu'elles sont attirées, de l'autre, par une perspective qui éveille puissamment le sens interne et externe. Ces deux énergiques ressorts sont mis en œuvre ici pour concourir, quoique par des voies différentes, aux mêmes fins.

En effet, alors que l'instrument de travail ne provoque de déplacements professionnels que pour faciliter à l'unité vivante un mouvement de migration de bas en haut, la circulation, de son côté, se charge d'entretenir le vide dans les régions supérieures; elle y sollicite de cette manière un redoublement continu d'activité, et y propage évidemment les moyens de classement. Produire dans ces conditions, ce n'est jamais surcharger l'offre ; c'est tout simplement, tellement l'appareil circulatoire marche avec souplesse, tellement il a d'ampleur, répondre à une solliciteuse qui est toujours au dépourvu, mais qui sait pourtant payer en beaux et bons deniers comptants.

Mais ne nous berçons pas de vaines illusions: il est indispensable, on nous permettra de le répéter encore, pour conserver ces brillants avan tages économiques, que le mouvement de convergence parte des couches inférieures et se dirige invariablement vers les couches supérieures. Il est également indispensable que les forces auxiliaires, réalisées sur ce dernier point, n'opposent pas une résistance victorieuse des mêmes forces employées sur le point correspondant inférieur. S'il en était au

trement, la roue du progrès ne marcherait plus qu'en sens inverse, et alors, à des effets positifs succéderaient des effets négatifs.

En définitive, nous assistons à un véritable travail de décomposition, d'une part, et de recomposition, de l'autre. Ainsi l'élément industriel, qui, au berceau de la société, n'existe que dans la confusion et une mesure extrêmement bornée, apparaît successivement sous une forme plus dégagée, plus distincte et à la fois infiniment plus arrondie. Il enlève, aidé d'une espèce de mécanisme foulant et aspirant, à l'élément antagoniste de sa substance, qu'il s'arroge et s'incorpore.

Telle se dessine à travers les âges, la vicissitude de la destinée spéciale de ces deux principes celui-ci perd, celui-là gagne au courant progressif des choses. Modification qui, conduite avec prudence, avec discernement, n'entraîne aucune éventualité fâcheuse loin de là. C'est le travail d'épuration qui règle, dans des proportions plus exactes, plus heureuses, l'amalgame que ces deux éléments sont appelés à former; qui ensuite communique à ce nouveau fait les propriétés morales qui en font l'utilité et la valeur. Nous n'avons plus sous les yeux un foetus informe, une masse inorganique; nous voyons un corps qui accuse une organisation et une organisation symétrique conforme à une loi préexistante, c'est vrai, mais qui respire la vie, le sentiment, la pensée.

Enfin, nous avons pu démêler au fond des aperçus qui précèdent cette vérité, aussi précieuse que pleine d'intérêt scientifique : que la loi du mouvement ne consiste pas dans le seul et unique fait du déploiement rapide, continu des forces automatiques, et partant qu'elle ne se renferme pas tout entière, sous ce rapport, dans l'arbitraire individuel, dans un acte personnel de volonté; mais qu'elle réside dans ce premier fait en tant que subordonné à celui d'un classement régulier, méthodique, des forces vivantes, obtenu par la seule puissance de pondération qu'exerce dans le milieu la division du travail, considérée sous son double aspect.

Sans doute, l'allure souple et variée du progrès, ou cette face des choses qui n'est en quelque sorte que la broderie du canevas, est due à l'application large et rationnelle de la loi de la diversité native des aptitudes ou de l'initiative privée : hé! qui prétend le contraire? Mais voyons au delà le progrès n'accuse de vitalité, de virilité, de grandeur; il n'est dans son véritable centre que sous l'empire du principe de l'unité ou de la solidarité, de ce principe qui, à son tour, reste dans ses manifestations extérieures sous la dépendance de la division considérée comme loi d'évolution : mens sana in corpore sano.

:

11 offre cette disparate saillante qu'il est le résultat du concours combiné 1o de l'effort individuel soumis à un régime, de plus en plus absolu, de fractionnement et de spécialisation; 2o de l'effort collectif obéissant, au contraire, à une influence de plus en plus active et prépondérante d'unification et d'harmonie. Ce sont les deux antipodes

réunis. C'est, dans un autre ordre, l'esprit et la matière associés pour ne former qu'un même composé pensant et agissant.

Les motifs les plus péremptoires, les plus légitimes, nous pressent donc d'insister sur ce point fondamental que c'est dans l'acte d'évolution organique que git le secret de l'avenir. C'est dans le courant qui, sous la pression des forces auxiliaires, domine, modifie, affirme ou infirme le rapport des termes représentés dans les deux classes généra→ trices de la division du travail, c'est dans ce courant, pourvu qu'il soit imprimé de manière à ménager l'affinité élective des deux classes dont il s'agit au parfait balancement, que les forces morales ont hâte d'aller s'immerger et se retremper.

Nous voyons ainsi dans le fait que nous signalons, d'une importance équivoque, illusoire en apparence, mais qui, en réalité, est un fait majeur, primordial, nous voyons le véritable élément où l'unité morale vient puiser ses stimulants et son énergie; où elle se pénètre de ce fluide merveilleux, divin, qui procure la fécondité et la liberté. Bâtir ailleurs que sur ce rocc'est c'est le principe qui parle c'est bâtir sur le sable mouvant.

S'il dénote un révolution radicale dans l'ordre économique, le même fait est également le signal du retour à l'idée type, à l'idée générale, fixe, infinie. Dès ce moment, grâce encore à cette double activité d'expérimentation et de raisonnement à laquelle nous sommes voués par nature, l'idée élargit étonnamment ses horizons, et voit grandir à la fois son influence centripète. Ayant une part plus large dans la direction du mouvement, elle amène d'autres arrangements et prépare ainsi les grands résultats : immense attraction qui rattache de plus en plus étroitement l'atome individuel à la masse, la génération actuelle aux générations futures, le temps à l'éternité, la terre au ciel. Spectacle sublime! qui révèle à la conscience que tout se rapporte à un même principe et à une même fin, que tout se confond dans une même et éternelle pensée de conciliation, d'amour et de progrès!

Il n'est rien pour ainsi dire dans la création qui ne proclame dans le plus beau langage la sublimité de cette loi du balancement: l'universalité du monde matériel, sans en excepter l'homme comme être organisé, dépose en faveur de cette grande loi naturelle d'ordre et d'harmonie. Confirmant ce témoignage, les admirables phénomènes qu'engendre la vie économique, la signalent comme le principe de toute solidarité, la source de toute justice, l'âme de toute civilisation. Les grandes forces ne semblent fonctionner que pour en généraliser l'application, et rendre cette application d'une exactitude rigoureuse, mathématique : eh bien, par une de ces contradictions bizarres, inexplicables, le siècle, oui le

même siècle, qui a porté si loin l'éclat de la lumière, qui a déjà laissé tant de traces de son génie sur le champ de l'activité humaine, s'inscrit en faux, s'insurge! contre cette imposante manifestation providentielle.....

Oui, le siècle, alors qu'il s'agit de constater une vérité qui tombe sous le sens le plus vulgaire, abdique cette indépendance d'esprit qui le caractérise à un si haut degré. Ne possédant qu'un sentiment imparfait de cette sublime pensée d'alliance entre le monde matériel et le monde moral, il répudie toute idée de principes souverains, immuables, éternels. Comme asservi, en ce point, par la matière, ou, peut-être, encore trop préoccupé des abstractions philosophiques d'un autre âge, il admet seulement ce qui vient d'en bas, et rejette systématiquement ce qui vient d'en haut: logique incorrigible d'un principe bâtard. « Et fermant l'oreille à la vérité, ils l'ouvriront à des fables! »

De sorte que le phare céleste étant complétement perdu de vue, on court risque d'être bientôt précipité au milieu des écueils. Singulier spectacle! L'esprit du jour ne veut plus du passé; il semble ignorer où gît l'avenir et ce que c'est que l'avenir: seulement dans ses élans d'imagination, il en fait un être mystérieux, fatidique; et puis de se cramponner au présent, comme si le présent, qui cherche à rester stationnaire, ne, devenait pas le passé à l'instant même. Et la pauvre humanité de s'agiter, tantôt poussée en avant, tantôt refoulée en arrière, dans les incertitudes et les périls d'un interminable égarement!

O passi graviora, dabit Deus his quoque finem!

F. PÉTREMENT.

LES ORIGINES

DU MOUVEMENT COOPÉRATIF (4)

Ainsi que je l'annonçais dans une courte lettre, insérée dans la livraison du 15 novembre 1866 du Journal, je me propose de rechercher, par des faits certains et dégagés de phrases, quelles sont les origines du mouvement coopératif dont nous sommes témoins. Bon ou mauvais, le courant doit être remonté jusqu'à la source, et la science ferait preuve d'une inexcusable timidité, si elle reculait devant la constatation du point de départ, quel qu'il soit.

(1) Cet article, ayant été écrit au mois de janvier 1867, laisse en ehors son ca dre de récentes discussions.

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