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décrets, de nous affranchir de ce qu'on nomme « la tyrannie des choses? » Hélas! qu'ils nous rendront plus arriérés, plus malheureux, et nous soumettront plus durement à la tyrannie des hommes, la seule qui mérite le nom de tyrannie, la seule que nous ayons le droit et le devoir de repousser. Notre grand intérêt est donc de renfermer Minos et Lycurgue dans les limites d'un mandat qu'ils ne tiennent que de nous, et de ne leur permettre, sous aucun prétexte, de toucher à nos droits naturels, à notre organisation individuelle et sociale.

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Si le lecteur s'impatiente et dit : « Vous nous annoncez du neuf, du hardi, et vous nous débitez des vérités si vieilles qu'elles remontent à la création du monde ; » je répondrai : « Je ne fais, j'en conviens, que répéter ce que d'autres ont dit mieux que moi; mais, si vieux que cela soit, c'est neuf pour ceux qui ne le connaissent pas, la grande majorité de nos concitoyens en est là, - et c'est hardi vis-à-vis de bien des personnes que cela offusque, et à qui je souhaiterais beaucoup de ne pas déplaire. On a prétendu récemment que l'énonciation de telles vérités est fort inopportune, « qu'elle appelle le combat, » qu'elle « risque de rallumer le conflit entre l'ouvrier et le bourgeois, » qu'elle tend à laisser le capital « concentré entre les mains bourgeoises » et à compromettre « la décentralisation du capital » condition indispensable de la conciliation sociale.

Quant à moi, tout en désirant cette conciliation autant que qui que ce soit, j'excepte trois choses de celles que j'y pourrais sacrifier: la vérité, la liberté, la justice.

Aussi je me réserve d'examiner brièvement si en effet le capital est concentré et centralisé, s'il est à désirer qu'il change de mains et par quels procédés on pourrait obtenir cette décentralisation prétendue.

II

Le capital est-il dans les mains bourgeoises? C'est la première question que j'ai à examiner. Je la simplifie, je crois, en posant d'abord celle-ci En quelles mains le capital doit-il être? Et je réponds qu'il doit être naturellement, légitimement, ou dans les mains des hommes qui l'ont formé par le travail et l'épargne, ou dans les mains auxquelles ces hommes l'ont volontairement transmis. Cela résulte de notre organisation individuelle et sociale. L'homme s'appartient à lui-même, ses facultés sont essentiellement à lui, son activité et sa prévoyance sont à lui, et le résultat de ses efforts est sien, aussi bien au point de vue de la responsabilité qu'à celui de la propriété.

Trouvez-vous cette organisation mauvaise ? Pensez-vous que Minos et Lycurgue doivent ou puissent la modifier?....

Mais enfin, me dit-on, ces mains qui, selon vous, détiennent légitimement le capital aujourd'hui, sont-elles, oui ou non, des mains bourgeoises?

Bourgeoises ou bien ouvrières, qu'est-ce que cela vous fait, pourvu qu'elles soient pures de toute atteinte aux droits d'autrui? Un bourgeois est maître de sa personne comme un ouvrier est maître de la sienne. S'il n'a pas de priviléges, s'il se contente, comme c'est son devoir, de l'é

galité des droits, qu'avez-vous donc à lui reprocher, pourquoi vous répugne-t-il de reconnaître que le fruit de son travail lui appartient, et quelle indignité voulez-vous faire résulter pour lui de la qualification de bourgeois ?

Il y a sous ces deux mots de bourgeois et d'ouvrier, qu'on oppose l'un à l'autre et entre lesquels on signale un antagonisme semblable à celui qui existait entre noble et bourgeois, au temps des priviléges de la noblesse, un véritable anachronisme, une erreur funeste au repos de la société. Quelle différence faites-vous donc, demanderai-je à ceux qui affirment l'antagonisme, entre un bourgeois et un ouvrier? Où finit pour vous la classe ouvrière, s'il vous plaît, et où commence la classe bourgeoise? Ne voyez-vous pas tous les jours des bourgeois qui se ruinent, des ouvriers qui améliorent leur sort, d'autres qui, devenus patrons, s'enrichissent? Un bourgeois ruiné est-il encore pour vous un bourgeois ? Un ouvrier enrichi reste-t-il un ouvrier?

Il y a vingt ans que Bastiat écrivait ceci :

« ..... Au fait, peut-on dire qu'il y ait une bourgeoisie? Qu'est-ce que ce mot représente? Appellera-t-on bourgeois quiconque, par son activité, son assiduité, ses privations, s'est mis à même de vivre sur du travail antérieur accumulé, en un mot sur un capital? Il n'y a qu'une funeste ignorance de l'économie politique qui ait pu suggérer cette pensée : que vivre sur du travail accumulé, c'est vivre sur du travail d'autrui. Que ceux donc qui définissent ainsi la bourgeoisie commencent par nous dire ce qu'il y a, dans les loisirs laborieusement conquis, dans le développement intellectuel qui en est la suite, dans la formation des capitaux qui en est la base, de nécessairement opposé aux intérêts de l'humanité, de la communauté ou même des classes laborieuses.>>

Combien je regrette, faute d'espace, de ne pouvoir citer Bastiat plus amplement! Ce qu'il écrivait le 22 mai 1847 semble d'aujourd'hui, et je m'étonne, en le relisant, d'avoir encore à combattre une erreur qu'il a s bien réfutée. Mais il faut en revenir à notre première question, et voici comment je la résous :

Oui, le capital est dans les mains bourgeoises ainsi que dans les mains qui s'efforcent de devenir bourgeoises, et il y est parce que c'est justice. Il y restera toujours, même en changeant continuellement de mains, si l'on adopte la définition qui fait un bourgeois de quiconque parvient à la propriété du capital. Voyons maintenant s'il est concentré, centralisé et s'il n'y a pas lieu d'obvier ici à quelque abus de la centralisation.

J'avoue que je ne saisis pas bien ce qu'on entend par capital concentré et centralisé. Il faut que ce soit chose de grande importance puisqu'on fait de la décentralisation du capital une condition de la conciliation entre l'ouvrier et le bourgeois.

Mais, pour se concilier, il faut d'abord se comprendre et écarter toute équivoque. J'aperçois qu'on peut donner aux mots décentralisation du capital deux sens absolument opposés.

Si l'on tient le capital pour centralisé uniquement parce que Minos et Lycurgue, sortant de leurs attributions légitimes, ont exercé une influence 3 SERIE. T. VIII. - 15 décembre 1867.

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sur la direction du capital, et l'ont abusivement poussé vers les travaux qui frappent le plus les yeux, comme la construction d'édifices somptueux, l'embellissement des villes, etc., il s'agira seulement, pour obtenir la décentralisation, de prier Minos et Lycurgue de se renfermer dans leur rôle, qui est de laisser le capital se mouvoir à son gré.

Si au contraire on le tient pour centralisé parce qu'il est dans les mains bourgeoises et qu'on aimerait à le faire passer dans d'autres, il faudra, pour arriver à la décentralisation, demander à Minos et Lycurgue de changer l'organisation sociale, et de violer les droits naturels au lieu de les faire respecter.

Dans le premier sens, le vœu de la décentralisation du capital est un appel à la liberté; dans le second, c'est un appel à la pire des tyrannies. Avant de me concilier, je demande que l'on m'explique sur quoi.

Mais on m'objecte que la conciliation s'est faite au Congrès de Genève, dans un petit comité où les ouvriers ont reconnu que la question politique était inséparable de la question économique, et celle-ci de celle-là. Je réponds que reconnaître la liaison entre deux questions ne préjuge pas les solutions qu'elles doivent recevoir. Pour être réellement d'accord, c'est sur la solution qu'il faut s'accorder.

Acceptez-vous les uns et les autres, pour solution aux deux questions, la liberté, le respect des droits naturels de tous, du faible comme du fort, du fort comme du faible, de l'ouvrier comme du bourgeois, du bourgeois comme de l'ouvrier, du travail comme du capital, du capital comme du travail ?

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la conciliation est faite.

Si vous répondez: oui,
Si vous répondez: non, je ne sais plus quand elle se fera.

P. PAILLOTTET.

LA COMPENSATION EN MATIÈRE DE PRIX DU PAIN.

Pour comprendre l'arrêté du 8 novembre dernier sur le prix du pain à Paris, il faut se reporter à quatre ans en arrière. On se rappelle qu'en 1863, le commerce de la boulangerie était non-seulement soumis au régime ancien de la taxe, mais qu'il avait été en outre plié au système nouveau de la compensation. La taxe avait pour objet de limiter les bénéfices à réaliser par les boulangers dans la fabrication du pain; la compensation avait pour objet de corriger les erreurs de la Providence. Vices de l'homme, erreurs de la Providence, rien n'échappait à la prévoyance de l'administration. La taxe était un mode simple de réglementation, on fixait le prix du pain d'après le cours des farines, et on interdisait aux boulangers de vendre au-dessus des prix de la taxe. La compensation était, au contraire, un mode très-compliqué. On cherchait à déterminer le prix moyen du pain pendant une périoded un certain nombre d'années; ce prix moyen servait à établir le chiffre de la taxe ; pendant les moments de disette, la taxe était moins élevée que la valeur réelle; mais elle était plus haute dans les moments d'abondance. Quand le prix taxé était in

férieur au prix réel, la Caisse municipale tenait compte aux boulangers de la différence; quand c'était, au contraire, le prix réel qui était inférieur au prix taxé, les boulangers tenaient compte de la différence à la Caisse municipale. Pendant près de trois ans, la ville de Paris a dû payer aux boulangers des différences dont le chiffre total s'est élevé à 66 millions de francs. C'était une avance faite aux consommateurs à laquelle on a pourvu par une émission de bons. Après les vaches maigres sont venus les vaches grasses; les boulangers ont rendu petit à petit les millions de la Ville en les prélevant sur les consommateurs qui payaient le pain plus cher qu'il ne valait. En 1863, tout était liquidé. Il y avait mêm❤ en caisse un léger excédant; les consommateurs avaient rendu l'argen qu'on leur avait prêté.

Le succès inespéré du système de la compensation engagea les pouvoirs publics à le conserver, même après l'abolition de la taxe. Un décret du 31 août 1863 en maintint le principe, et c'est ce principe dont l'appli cation a été réglée par l'arrêté du 8 novembre dernier. Mais la taxe officielle ayant été supprimée, il fallait inventer un nouveau procédé pour opérer la compensation. Au lieu de taxer les prix trop haut dans les temps d'abondance, on établit à l'entrée de Paris un droit d'octroi sur les farines; c'était une manière de renchérir le prix du pain quand il était trop bon marché. Ce droit, qui a été fixé au chiffre de 1 cent. par kilog., devait produire et a produit en réalité un fonds de réserve qu'on va dépenser aujourd'hui en indemnisant les boulangers qui vendront le pain au-dessous du cours.

Cette réserve appartient à la nouvelle Caisse de service qui a remplacé l'ancienne Caisse de la boulangerie. L'ancienne Caisse, celle qui a servi à la liquidation de l'affaire des 66 millions était départementale; la nouvelle Caisse, an contraire, est municipale. Lors de la liquidation de l'ancienne Caisse, on a réparti entre les communes du département de la Seine les 20 millions de la dotation ancienne, et la ville de Paris a reçu 18 millions sur les 20, à la charge de constituer une dotation nouvelle à la nouvelle Caisse. La Caisse actuelle doit donc avoir une dotation d'environ 20 millions et un fonds de réserve provenant du droit d'octroi sur les farines.

Les comptes dejla Ville ne fournissent aucune explication sur la dotation ni sur la réserve. Selon l'habitude de la comptabilité municipale, on a fait de cette affaire un compte à part, et les comptes à part sont des comptes dont on ne publie rien.

Les fonds de l'ancienne dotation remboursés par le département figurent bien dans les recettes de 1863; ils ont permis de balancer le budget des travaux, mais les fonds de la nouvelle dotation ne se retrouvent pas à la sortie dans les dépenses de la Ville. Il faut reconnaitre que le décret d'organisation ne stipule pas en quelle valeur doit être constituée la dotation de la nouvelle Caisse, et il est possible que cette dotation ait été faite en immeubles, par application des pentes du Trocadéro ou du square Montholon.

Quant au droit d'octroi, il n'en est pas question dans les comptes de

l'octroi; c'est une perception à part, faite pour compte de la Caisse de service, personnage plus ou moins imaginaire orné du privilége de ne point rendre ses comptes. Le préfet de la Seine parle, dans un de ses rapports au conseil général du département, d'une surélévation de 3 cent. par kilogramme du pain, représentant en valeur 9 millions de francs sur la consommation annuelle de Paris. On peut en induire que le droit d'octroi sur les farines a rapporté de 2 millions et demi à 3 millions par an depuis 1863, ce qui, pour quatre ans, en y ajoutant l'intérêt de la dotation pour le cas où elle aurait été constituée autrement que par les pentes du Trocadéro, donnerait de 14 à 16 millions de francs. On commencerait donc les opérations nouvelles avec un fonds de 15 millions de francs environ.

En soi, le système de la compensation n'a pas plus de valeur que le système de la taxe. Faire de l'octroi une caisse d'épargne où l'on verse des fonds en temps d'abondance, et d'où on les retire en temps de disette, c'est administrer comme on faisait à Salente; c'est, du reste, le complément obligé de la doctrine de notre administration municipale. Après nous avoir prouvé maintes fois que l'octroi était le meilleur des placements, le préfet de la Seine a dû être tenté de nous montrer que c'était en outre la meilleure des caisses d'épargne.

Il ne faut pas oublier cependant que le système de la compensation est une transaction. Quand on a supprimé la taxe, on a donné aux esprits timorés la perspective du maintien de la compensation. Le Moniteur du 1er septembre 1863 disait que la compensation « présente sur le système qu'elle remplace le grand avantage de pouvoir se concilier avec le régime de la liberté du commerce, tout en conservant à la population les mêmes garanties de sécurité. »

Il ne faut pas oublier non plus qu'un grand nombre de maires, cédant à la pression d'une opinion publique peu éclairée, ont rétabli la taxe en province, et que si l'on n'avait pas cédé la semaine dernière à Paris sur le système de la compensation, on aurait eu peut-être la main forcée sur le rétablissement de la taxe.

Et puis, il faut bien le dire, le système des octrois tel qu'il est pratiqué par l'administration de la ville de Paris la rend en quelque sorte responsable de la cherté de la vie. Elle a voulu de la responsabilité, elle en souffre les conséquences. L'octroi à outrance est un impôt très-mal réparti; il est progressif en sens inverse; il pèse plus sur les pauvres que sur les riches; il ne peut subsister qu'à la condition d'être incessamment corrigé par des expédients qui sont mauvais en eux-mêmes, comme l'expédient qu'on met en œuvre aujourd'hui, mais qui découlent nécessairement d'une situation antérieure que nous ne pouvons que déplorer.

Une des conséquences les plus fâcheuses de l'établissement du système de compensation sera d'arrêter absolument toutes les tentatives de boulangeries coopératives dont on parlait depuis quelques jours. Les boulangeries coopératives auraient très-bien pu vendre le pain à un prix moyen, et devenir très-naturellement, et sans intervention, la caisse d'épargne des consommateurs de pain à Paris; mais comment

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