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moi, mais entre mon jugement et ma volonté. Je regarderais comme une injustice gratuite tout châtiment qui me serait infligé pour infraction aux lois; car, à ces lois, je n'ai jamais, ni de fait, ni d'intention, donné mon assentiment. » Nous avons l'intime conviction que si cette déclaration, formulée d'une manière générale au nom du sexe entier, était soumise à la votation des femmes de toute l'Europe, elle ne serait approuvée que par une infiniment petite minorité, composée à peu près exclusivement de femmes célibataires, plus ou moins déclassées, plus ou moins élevées, par leurs facultés et par leur instruction, au-dessus de la position sociale que leur ont assignée des circonstances qui ne tiennent point à leur sexe et qui leur sont communes avec beaucoup d'hommes. Il nous est arrivé une fois, pour notre malheur, de voir et d'entendre une de ces aspirantes à l'émancipation débiter, devant un nombreux auditoire d'hommes, presque tous plus savants et plus agés qu'elle, des idées excentriques ou mal mûries, assaisonnées de force lieux communs, et jamais spectacle n'a produit sur nous une plus pénible impression. Nous songions, avec une douloureuse anxiété, à cet idéal de vertu modeste et gracieuse que la femme peut seule réaliser ici-bas, et nous nous demandions si la vie sociale ne serait pas ternie, décolorée, dépouillée de toute poésie, quand cet idéal aurait disparu pour toujours, en laissant à sa place le type le plus immodeste et le plus disgracieux que le monde puisse offrir, celui de la pédante; puis, nous évoquions, pour nous rasséréner, le souvenir des légendes si profondément humaines de Nausicaa, de Pénélope, de la reine Berthe, et nous faisions des vœux ardents pour que la personne qui nous haranguait trouvât bientôt un mari, afin qu'elle pût, devenant épouse et mère, appliquer à leur vraie destination les facultés dont elle faisait une exhibition si inconvenante et si ridicule.

Les femmes qui aspirent à devenir en fait et en droit nos égales, ont-elles prévu toutes les conséquences logiques de cette égalisation? Nous leur en indiquerons une qui pourra bien réfroidir leur zèle.

Si elles sont admises à exercer nos professions libres, pourquoi seraient-elles dispensées de nos professions obligatoires? Une fois qu'elles deviendront, comme nous, médecins, avocats, ingénieurs, législateurs, il n'y aura pas de raison pour qu'elles refusent de devenir soldats. Partageant avec nous tous les travaux de la paix,

elles devront partager de même ceux de la guerre. Nous voudrions savoir ce qu'en pense Miss Martineau, qui affiche si carrément ses pretentions à l'égalité absolue.

Elle nous dirait peut-être que la guerre, dans l'hypothèse d'une égalisation complète des deux sexes, ne serait plus possible, grâce à l'influence directe qu'exerceraient les femmes sur la politique des États; mais, à moins que cette influence n'étouffât du même coup dans nos cœurs le germe de toutes les mauvaises passions, il resterait dans chaque société des ennemis intérieurs à combattre, à surveiller, à emprisonner, à punir, des droits à garantir, un ordre social et un gouvernement à défendre. Uniforme pour uniforme, nous aimerions encore mieux voir les femmes affublées de celui du soldat que de celui du gendarme.

D'ailleurs, attribuer aux femmes une influence pacifique, c'est donner un démenti à toute l'histoire. Les reines, les impératrices et les courtisanes titrées n'ont-elles pas soufflé le feu de la guerre pour le moins aussi souvent que les princes et les hommes d'État ? N'estil pas notoire que l'influence du beau sexe a favorisé de tout temps et favorise encore de nos jours le développement des passions guerrières ? La femme de tout âge et de tout rang réserve aux tueurs d'hommes ses plus gracieux sourires; elle leur tresse des couronnes, elle jette des fleurs sur leur passage, le récit de leurs exploits la transporte, elle aime avec passion les revues et les exercices militaires, elle admire avec enthousiasme les allures de troupier, elle tressaille de joie au son des fanfares, le clairon des combats la ravit en extase, et la gloire militaire efface invariablement à ses yeux toutes les autres gloires.

Évidemment, si la guerre n'existait pas, les femmes l'inventeraient, et nous étions dans l'erreur en supposant qu'elles reculeraient devant la perspective d'être appelées sous les drapeaux. Il y a tout lieu de croire, au coutraire, qu'elles s'empresseraient d'exercer à leur tour la profession de soldat, ne fût-ce que pour partager avec nous la plus virile des fonctions sociales. Nous aurions des régiments de femmes avec leurs commandantes, des fantassines et des dragonnes, des grenadières et des artilleuses, qui sait, peut-être des états-majors et des conseils de guerre en jupons.

Mais ce résultat ne ferait qu'étendre et aggraver les inconvénients de l'émancipation; car, tandis que la réalisation de l'idéal féminin deviendrait de plus en plus rare, on verrait se multiplier indéfini

ment, à côté du type de la pédante, un autre type non moins immodeste et non moins disgracieux, celui de l'amazone.

Nous nous arrêtons ici, parce que nous craindrions, en poursuivant l'examen de notre question sur le ton de la plaisanterie, de compromettre la dignité de ce journal, et que le moment n'est pas encore venu. si jamais il doit venir, de traiter un tel sujet sérieuse

ment.

Nous ajouterons seulement quelques mots, afin que nos lecteurs ne nous attribuent pas certaines idées, qui sont fort loin de notre esprit, quoiqu'elles aient été plusieurs fois mises en avant pour justifier l'inégalité légale et traditionnelle des deux sexes.

En disant que la femme est essentiellement différente de l'homme, douée autrement que lui, appelée à d'autres fonctions que lui dans la vie sociale, nous n'affirmons point qu'elle lui soit inférieure, ni qu'elle soit moins bien pourvue d'aptitudes ou moins capable d'études sérieuses; nous avons de tout temps regretté que l'éducation donnée presque partout aux jeunes filles les laisse parfaitement étrangères à beaucoup de connaissances utiles et ne développe que très-insuffisamment la plupart de leurs facultés actives; nous ne pensons pas que l'homme ait toujours lieu de se féliciter de la supériorité de fait que lui procure une éducation mieux dirigée, et nous sommes aussi loin de sympathiser avec ceux qui s'autorisent de l'infériorité factice de la femme pour faire d'elle, en pratique ou en théorie, la servante prédestinée de l'homme, qu'avec ceux qui, se fondant sur l'égalité présumée des deux sexes, voudraient les assimiler complétement l'un à l'autre.

A.-E. CHERBULIEZ.

ÉCONOMISTES CONTEMPORAINS.

LA VIE

ET

LES TRAVAUX DE P. ROSSI

1. Vie de Rossi; son Traité de droit pénal; son cours de droit constitutionnel.-II. Divisions et limites de l'économie politique, suivant Rossi; de la valeur; de la rente; de la pro duction immatérielle; de la population. III. De la propriété territoriale; de la production agricole. - IV. Des divers revenus. V. Des causes physiques, morales et politiques qui influent sur la production; de l'impôt; du crédit.

I

Pélégrino Rossi est né le 13 juillet 1787, à Carrare, dans le duché de Modène. Après avoir fait ses classes au collège de Corregio, où se remarquèrent promptement sa vive intelligence et son application soutenue, il vint étudier le droit à l'université de Pise, puis à celle de Bologne, qui lui conféra, à dix-neuf ans, le titre de docteur. L'année suivante, en 1808, il remplissait les fonctions de secrétaire du parquet de la Cour royale de cette dernière ville; mais il résigna bientôt ces fonctions pour entrer dans le barreau, où l'attendaient de nombreux et d'éclatants succès.

Malgré ses occupations d'avocat, on le voit bientôt professer le droit civil au lycée de Bologne, le droit criminel à l'université de la même cité, et devenir conseiller du gouvernement en matière d'Etat. Les événements de 1814, qu'il devait amèrement regretter, grâce au terme qu'ils ont apporté sur les lieux qu'il habitait à la domination française, interrompirent l'essor de sa réputation déjà étendue et de sa fortune déjà commencée. Avec tous les amis des idées françaises en Italie, il tourna les yeux vers le roi de Naples, Murat, et s'associa, comme simple citoyen d'abord, puis comme commissaire général des provinces occupées entre le Tronto et le Pô, à la téméraire et malheureuse tentative de ce roi, en tout calquée sur celle bien autrement fâcheuse de Napoléon.

Après la défaite et la fuite de Murat, Rossi, ne pouvant rester à Bologne, s'empresse de gagner les Calabres, où il erre quelque temps, et vient s'embarquer à Naples, pour se rendre en Suisse. Genève, qu'il avait visité trois ans auparavant, lui parut la résidence qu'il lui conve

nait le mieux. C'était aussi bien alors, comme à plus d'une autre époque, l'asile le plus sûr, la ville la plus libre et l'un des centres intellectuels les plus remarquables du continent. Ainsi que l'a remarqué M. Mignet, dans la belle notice qu'il a consacrée à Rossi, Etienne Dumont, Sismondi, Candolle, le savant philosophe Prévost, le spirituel écrivain Bonstetten, le profond jurisconsulte Bellot, l'habile physicien Larive, les deux Pictet, également versés dans la politique et dans les sciences, Lublin de Chateauvieux, l'imitateur original et longtemps ignoré de Napoléon 1er (1), écrivant d'une manière aussi rare sur la conduite des États que sur la culture des terres, le caustique moraliste Simon, animaient à ce moment Genève de leur esprit et y répandaient l'éclat de leur renommée. Ils y continuaient la noble tradition de recherches scientifiques ou de hautes spéculations religieuses et philosophiques qu'y semblent avoir pour toujours introduite Calvin, Cassaubon, Bonnet, Saussure et J.-J. Rousseau.

Quoique accueilli avec faveur dans un cercle si distingué, Rossi sentit qu'il fallait se faire un nom s'il voulait y vivre avec honneur. Il s'enferma, pendant plusieurs années, dans une petite maison de campagne, aux portes de la ville, afin de se livrer au travail, qui absorbait ses jours et souvent ses nuits. L'allemand, l'anglais, le français, le droit public, l'économie politique, l'histoire, étaient ses constants sujets d'étude. Il ne sortait de sa retraite que pour voir les hommes éminents que je nommais à l'instant, ou pour aller au château de Coppet, cet éloquent asile de l'esprit d'indépendance durant les années silencieuses de l'Empire, où Mme de Stael réunissait une société choisie et libérale. C'est là qu'il connut M. le duc de Broglie, à qui plus tard il dédiait son Traité de droit pénal, et qui devait être son plus dévoué protecteur.

Cependant ses premiers essais ont été des traductions en vers italiens de trois poèmes de Byron: Parisina, le Corsaire et le Giaour. Poëmes fort semblables entre eux de genre et d'inspiration, comme tous ceux de leur auteur d'une si riche imagination, mais de sentiments si peu différents dans ses sensuelles amours ou ses froides haines. La traduction du Giaour a seule été publiée, en 1817. C'était du reste la pensée de Rossi que les gens supérieurs, entre lesquels il avait raison de se compter, sont propres à toute chose (2). Mais, studieux autant qu'habile à choisir les voies les plus assurées de la fortune, il ne tarda pas à revenir aux travaux des sciences et du professorat, qu'il ne devait plus quitter qu'à ses dernières années. Il ouvrit, à Genève, un cours public de jurisprudence appliquée au droit romain. Son succès fut tel que trois mois après sa première leçon, et malgré sa

(1) Dans le manuscrit de Sainte-Hélène.

(2) Je lui ai entendu exprimer cette opinion, en citant comme exemple la poésie et les sciences positives.

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