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citait le mot d'un savant italien qui lui avait été présenté, et qui, après avoir causé avec elle une heure en italien, en espagnol, en latin, et en grec, l'avait quittée en disant, dans son enthousiasme: "Voir la cour sans voir Marguerite de Valois, c'est ne voir ni la France ni la cour."

Aussi, les harangues ne manquaient pas au roi Charles IX. et à la reine de Navarre; on sait combien les huguenots étaient harangueurs. Force allusions au passé, force demandes pour l'avenir furent adroitement glissées au roi au milieu de ces harangues; mais à toutes ces allusions il répondait avec ses lèvres pâles et son sourire rusé1: "En donnant ma sœur Margot à Henri de Navarre, je la donne à tous les protestants du royaume." Mot qui rassurait les uns et faisait sourire les autres, car il avait réellement deux sens.

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Pendant la nuit j'eus un rêve. Etait-ce un rêve? Jonathan, assis à mon chevet, me regardait d'un air moqueur. Eh bien! disait-il, monsieur l'incrédule, comment vous trouvez-vous de la traversée? Le voyage ne vous a pas trop fatigué?

-Le voyage, murmurai-je, je n'ai pas bougé1 de mon lit. -Non, mais vous êtes en Amérique. Ne vous jetez pas comme un fou à bas de votre lit. Attendez que je vous donne quelques instructions, afin que le saisissement 2 ne vous tue pas. D'abord, j'ai renversé votre maison. Dans un pays libre, on ne vit pas en caserne, pêle-mêle, sans repos et sans dignité. De chacun de ces tiroirs, que vous appelez des étages, j'ai fait une demeure à l'américaine3; je l'ai disposée et meublée à ma façon, j'y ai joint un petit jardin. Pour arranger ainsi les quarante mille maisons de Paris, cela m'a pris près de deux heures; je ne le regrette pas; vous voici maître chez vous, c'est la première de toutes les libertés. Désormais, vous n'avez plus à souffrir de vos voisins, et vous ne les faites plus souffrir. Odeur de cuisine et d'écurie, cris des enfants, des femmes, et des hommes, aboiement des chiens, miaulement des chats et des pianos, tout est fini. Vous n'êtes plus un numéro de bagne ou d'hôpital, un

hareng encaqué, vous êtes un homme; vous avez une famille et un foyer.

- Ma maison renversée! Je suis ruiné! Qu'avez-vous fait de mes locataires?

-Soyez tranquille; ils sont là, chacun dans une maison commode. Quant à vous, mon cher Lefebvre, vous voici devenu, par droit d'émigration, M. le docteur Smith, et membre de la plus nombreuse famille qui soit sortie de la souche anglo-saxonne. Faites fortune en tuant ou en guérissant vos clients du nouveau monde, ce ne sont pas les cousins qui vous manqueront.

Je voulais appeler: les yeux de mon terrible visiteur me clouaient dans mon lit. A propos, dit-il en riant, vous serez un peu surpris d'entendre votre femme, vos enfants, vos voisins, parler anglais et nasiller. Ils ont laissé leur mémoire dans l'ancien monde, et ne sont plus que des Yankees pur sang. Quant à vous, monsieur l'incrédule, je vous ai laissé et vos préjugés et vos souvenirs. Je tiens à ce que vous jugiez de mon pouvoir en connaissance de cause. Vous saurez si Jonathan Dream est un spirite: vous voilà cousu dans une peau d'Américain, vous n'en sortirez que sous mon bon plaisir.

1 moved; 2 shock; 3 an American dwelling; 4 barking; 5 mewing; 6 herring in a barrel.

45.

But I can not speak English, m'écriai-je. Je m'arrêtai brusquement, tout effrayé, de siffler comme un oiseau.

- Pas mal, dit l'insupportable railleur; avant deux jours, vous confondrez shall et will, these et those avec toute la facilité, et la grâce d'un Ecossais. Adieu, ajouta-t-il en se levant; adieu, on m'attend à minuit chez la sultane favorite, au harem de Constantinople; à deux heures, il faut que je sois à Londres, et je verrai lever le soleil à Pékin. Un dernier avis: rappelez-vous que le sage ne s'étonne de rien. Si vous voyez autour de vous quelque figure étrange, ne criez pas au diable, on vous enfermerait avec nos lunatiques. Cela gênerait vos observations.

Je me levai en sursaut; trois poignées1 de fluide reçues en plein visage me rendirent immobile et muet. Mon traître, alors, me salua d'un rire sardonique; puis, prenant un rayon de la

lune, qui traînait dans la chambre, il s'en fit une ceinture, traversa la fenêtre et s'évanouit dans les airs. Effroi, magnétisme ou sommeil, je me sentis accablé.

Quand je revins à moi, il faisait jour. Mon fils chantait à pleine voix le Miserere du Trovatore; ma fille, élève de Thalberg, jouait avec un brio incomparable les variations de Sturm sur un air varié de Donner. Dans le lointain, ma femme querellait la bonne qui lui répondait en criant. Rien n'était changé dans ma paisible demeure; les angoisses de la nuit n'étaient qu'un vain songe. Délivré de ces chimériques terreurs, je pouvais, suivant une douce habitude, rêver les yeux ouverts, en attendant le déjeuner.

A sept heures, selon l'usage, le domestique entra dans ma chambre, et m'apporta le journal. Il ouvrit la fenêtre, écarta les persiennes 2; l'éclat du soleil et la vivacité de l'air me firent l'effet le plus agréable. Je tournai la tête vers le jour; horreur! mes cheveux se hérissèrent, je n'eus même pas la force de crier. En face de moi, souriant et dansant, était un nègre, avec des dents comme des touches de piano, et deux énormes lèvres rouges qui lui cachaient le nez et le menton.

Pour chasser ce cauchemar3 je fermai les yeux, le cœur me battait à me rompre la poitrine; quand j'osai regarder, j'étais seul. Sauter à bas du lit, me toucher les bras et la tête, ce fut l'affaire d'un instant. En face de moi, une suite de petites maisons, rangées comme des capucins de cartes, trqis imprimeries, six journaux, des affiches partout, l'eau gaspillée débordant dans les ruisseaux. Dans la rue, des gens affairés, silencieux, courant les mains dans leurs poches, sans doute pour y cacher des revolvers; point de bruit, point de cris, point de flâneurs, point de cigares, point de cafés, et, aussi loin que portait ma vue, pas un sergent de ville, pas un gendarme. C'en était fait! j'étais en Amérique, inconnu, seul, dans un pays sans gouvernement, sans lois, sans armée, sans police, au milieu d'un peuple sauvage, violent et cupide. J'étais perdu!

Plus abandonné, plus désolé que Robinson après son naufrage, je me laissai tomber sur un fauteuil, qui aussitôt se mit à danser sous moi. Je me levai tout tremblant, je me cherchai dans la glace, hélas! je ne me retrouvai même plus. En face de moi, il y avait un homme maigre, au front chauve parsemé de quelques cheveux rouges, à la face blême, encadrée de favoris

flamboyants qui voltigeaient jusqu'aux épaules. Voilà ce que la malice du sort faisait d'un Parisien de la Chaussée d'Antin!

5

1 handful; 2 shutters; 3 nightmare; posters; flaming red sidewhiskers.

46.

L'homme au Masque de fer.

Quelques mois après la mort du cardinal Mazarin, il arriva un évènement qui n'a point d'exemple; et, ce qui est non moins étrange, c'est que tous les historiens l'ont ignoré. On envoya dans le plus grand secret au château de l'île SainteMarguerite, dans la mer de Provence, un prisonnier inconnu, d'une taille au-dessus de l'ordinaire, jeune, et de la figure la plus belle et la plus noble. Ce prisonnier, dans la route, portait un masque dont la mentonnière avait des ressorts d'acier qui lui laissaient la liberté de manger avec le masque sur son visage; on avait ordre de le tuer s'il se découvrait. Il resta dans l'île jusqu'à ce qu'un officier de confiance, nommé SaintMars, gouverneur de Pignerol, ayant été fait gouverneur de la Bastille l'an 1690, l'alla prendre dans l'île Sainte-Marguerite, et le conduisit à la Bastille, toujours masqué. Le marquis de Louvois alla le voir dans cette île avant la translation, et lui parla debout et avec une considération qui tenait du respect. Cet inconnu fut mené à la Bastille, où il fut logé aussi bien qu'on pouvait l'être dans ce château; on ne lui refusait rien de ce qu'il demandait; son plus grand goût était pour le linge d'une finesse extraordinaire, et pour les dentelles; il jouait de la guitare. On lui faisait la plus grande chère 2, et le gouverneur s'asseyait rarement devant lui. Un vieux médecin de la Bastille, qui avait souvent traité cet homme singulier dans ses maladies, a dit qu'il n'avait jamais vu son visage, quoiqu'il eût souvent examiné sa langue et le reste de son corps. Il était admirablement bien fait, disait ce médecin; sa peau était un peu brune; il intéressait par le seul ton de sa voix, ne se plaignant jamais de son état, et ne laissant point entrevoir ce qu'il pouvait être.

Cet inconnu mourut en 1703, et fut enterré, la nuit, à la paroisse de Saint-Paul. Ce qui redouble l'étonnement, c'est que,

quand on l'envoya dans l'ile Sainte-Marguerite, il ne disparut dans l'Europe aucun homme considérable. Ce prisonnier l'était sans doute; car voici ce qui arriva les premiers jours qu'il était dans l'île.

Le gouverneur mettait lui-même les plats sur la table, et ensuite se retirait après l'avoir enfermé. Un jour, le prisonnier écrivit avec un couteau sur une assiette d'argent, et jeta l'assiette par la fenêtre vers un bateau qui était au rivage, presque au pied de la tour; un pêcheur, à qui ce bateau appartenait, ramassa l'assiette et la porta au gouverneur. Celui-ci, étonné, demanda au pêcheur: "Avez-vous lu ce qui est écrit sur cette assiette, et quelqu'un l'a-t-il vue entre vos mains?" "Je ne sais pas lire," répondit le pêcheur; "je viens de la trouver, personne ne l'a vue." Ce paysan fut retenu jusqu'à ce que le gouverneur fût informé qu'il n'avait jamais lu, et que l'assiette n'avait été vue de personne. 66 Allez, lui dit-il, vous êtes bien heureux de ne savoir pas lire."

M. de Chamillart fut le dernier ministre qui eût cet étrange secret: le second maréchal de la Feuillade, son gendre, le conjura à genoux, à sa mort, de lui apprendre ce que c'était que, cet homme qu'on ne connut jamais que sous le nom de l'homme au masque de fer. Chamillart lui répondit que c'était le secret de l'Etat, et qu'il avait fait serment de ne le révéler jamais. 1chin-piece; 2 best living.

47.

Histoire d'un Lièvre.1

J'ai dix ans bien comptés; je suis si vieux, que de mémoire de Lièvre il n'a été donné de si longs jours à un pauvre animal. Je suis venu au monde en France, de parents français, le 1er Mai, 1830, là tout près, derrière ce grand chêne, le plus beau de notre belle forêt de Rambouillet, sur un lit de mousse que ma bonne mère avait recouvert de son plus fin duvet2. Je me rappelle encore ces belles nuits de mon enfance, où j'étais ravi d'être au monde, où l'existence me semblait si facile, la lumière de la lune si pure, l'herbe si tendre, le thym3 et le serpolet si parfumés!

S'il est des jours amers, il en est de si doux! J'étais alerte

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