Images de page
PDF
ePub

et que vous ayez un ami sublime, ambitieux, puissant, qui aime et obtienne la gloire et l'empire, aimez-le, mais n'en aimez pas trop un autre ; car cette sorte d'amitié est absolue, jalouse, impatiente de partage; aimez-le, mais qu'un mot équivoque, lâché par vous au hasard, ne lui soit pas reporté envenimé par la calomnie; car ni tendresse à l'épreuve, ni dévouement à mourir mille fois pour lui, ne rachèteront ce mot insignifiant qui aura glissé dans son cœur.

Si votre ami est beau, bien fait, amoureux des avantages de sa personne, ne négligez pas trop la vôtre; gardez-vous qu'une maladie ne vous défigure, qu'une affliction prolongée ne vous détourne des soins du corps; car cette sorte d'amitié, qui vit de parfums, est dédaigneuse, volage, et se dégoûte aisément.

Si vous avez un ami riche, heureux, entouré des biens les plus désirables de la terre, ne devenez ni trop pauvre, ni trop délaissé du monde, ni malade sur un lit de douleurs; car cet ami, tout bon qu'il sera, vous ira visiter une fois ou deux, et la troisième il remarquera que le chemin est long, que votre escalier est haut et dur, que votre grabat est infect, que votre humeur a changé; et il pensera, en s'en revenant, qu'il y a au fond de cette misère un peu de votre faute, et que vous auriez bien pu l'éviter; et vous ne serez plus désormais pour lui, au sein de son bonheur, qu'un objet de compassion, de secours, et peut-être un sujet de morale.

Si, malheureux vous-même, vous avez un ami plus malheureux que vous, consolez-le, mais n'attendez pas de lui consolation à votre tour; car, lorsque vous lui raconterez votre chagrin, il aura beau animer ses regards et entr'ouvrir ses lèvres comme s'il écoutait, en vous répondant il ne répondra qu'à sa pensée, et sera intérieurement tout plein de lui-même.

Si vous aimez un ami plus jeune que vous, que vous le cultiviez comme un enfant, et que vous lui aplanissiez le chemin de la vie, il grandira bientôt; il se lassera d'être à vous et par vous, et vous le perdrez. Si vous

aimez un ami plus vieux, qui, déjà arrivé bien haut, vous prenne par la main et vous élève, vous grandirez rapidement, et sa faveur alors vous pèsera, ou vous lui porterez ombrage.

Que sont devenus ces amis du même âge, ces frères en poésie, qui croissaient ensemble, unis, encore obscurs, et semblaient tous destinés à la gloire? Que sont devenus ces jeunes arbres réunis autrefois dans le même enclos? Ils ont poussé, chacun selon sa nature; leurs feuillages, d'abord entremêlés agréablement, ont commencé de se nuire et de s'étouffer; leurs têtes se sont entre-choquées dans l'orage; quelques-uns sont morts sans soleil; il a fallu les séparer, et les voilà maintenant, bien loin les uns des autres, verts sapins, châtaigniers superbes, au front des coteaux, au creux des vallons, ou saules éplorés au bord des fleuves.

La plupart des amitiés humaines, même des meilleures, sont donc vaines et mensongères, ô mon Ami; et c'est à quelque chose de plus intime, de plus vrai, de plus invariable, qu'aspire une âme dont toutes les forces ont été une fois brisées et qui a senti le fond de la vie. L'amitié qu'elle implore, et en qui elle veut établir sa demeure, ne saurait être trop pure et trop pieuse, trop empreinte d'immortalité, trop mêlée à l'invisible et à ce qui ne change pas; vestibule transparent, incorruptible, au seuil du Sanctuaire éternel; degré vivant, qui marche et monte avec nous, et nous élève au pied du saint Trône. Tel est, mon Ami, le refuge heureux que j'ai trouvé en votre âme. Par yous, je suis revenu à la vie du dehors, au mouvement de ce monde, et de là, sans secousse, aux vérités les plus sublimes. Vous m'avez consolé d'abord, et ensuite vous m'avez porté à la source de toute consolation; car vous l'avez vous-même appris dès la jeunesse, les autres eaux tarissent, et ce n'est qu'aux bords de cette Siloé céleste qu'on peut s'asseoir pour toujours et s'abreuver :

Voici la vérité qu'au monde je révèle :

Du Ciel dans mon néant je me suis souvenu :

Louez Dieu! La brebis vient quand l'agneau l'appelle;
J'appelais le Seigneur, le Seigneur est venu.

Vous avez dans le port poussé ma voile errante;
Ma tige a reverdi de séve et de verdeur;
Seigneur, je vous bénis! à ma lampe mourante
Votre souffle vivant a rendu sa splendeur.

Dieu donc et toutes ses conséquences; Dieu, l'immortalité, la rémunération et la peine; dès ici-bas le devoir, et l'interprétation du visible par l'invisible: ce sont les consolations les plus réelles après le malheur, et l'âme, qui une fois y a pris goût, peut bien souffrir encore, mais non plus retomber. Chaque jour de plus, passé en cette vie périssable, la voit s'enfoncer davantage dans l'ordre magnifique d'idées qui s'ouvre devant elle à l'infini, et si elle a beaucoup aimé et beaucoup pleuré, si elle est tendre, l'intelligence des choses d'au delà ne la remplit qu'imparfaitement; elle en revient à l'Amour; c'est l'Amour surtout qui l'élève et l'initie, comme Dante, et dont les rayons pénétrants l'attirent de sphère en sphère comme le soleil aspire la rosée. De là mille larmes encore, mais délicieuses et sans aucune amertume; de là mille joies secrètes, mille blanches lueurs découvertes au sein de la nuit; mille pressentiments sublimes entendus au fond du cœur dans la prière, car une telle âme n'a de complet soulagement que lorsqu'elle a éclaté en prière, et qu'en elle la philosophie et la religion se sont embrassées avec sanglots.

En ce temps-ci, où par bonheur on est las de l'impiété systématique, et où le génie d'un maître célèbre a réconcilié la philosophie avec les plus nobles facultés de la nature humaine, il se rencontre dans les rangs distingués de la société une certaine classe d'esprits sérieux, moraux, rationnels; vaquant aux études, aux idées, aux discussions; dignes de tout comprendre; peu passionnés, et capables seulement d'un enthousiasme d'intelligence qui témoigne de leur amour ardent pour la vérité. A ces esprits de choix, au milieu de leur vie commode, de leur loisir occupé, de leur développement tout intellec

200

tuel, la religion philosophique suffit; ce qui leur importe particulièrement, c'est de se rendre raison des choses; quand ils ont expliqué, ils sont satisfaits : aussi le côté inexplicable leur échappe-t-il souvent, et ils le traiteraient volontiers de chimère, s'ils ne trouvaient moyen de l'assujettir, en le simplifiant, à leur mode d'interprétation universelle. Le dirai-je? ce sont des esprits plutôt que des âmes; ils habitent les régions moyennes; ils n'ont pas pénétré fort avant dans les voies douloureuses et impures du cœur ; ils ne se sont pas rafraîchis, après les flammes de l'expiation, dans la sérénité d'un éther inaltérable; ils n'ont pas senti la vie au vif.

J'honore ces esprits, je les estime heureux; mais je ne les envie pas. Je les crois dans la vérité, mais dans une vérité un peu froide et nue. On ne gagne pas toujours à s'élever, quand on ne s'élève pas assez haut. Les physiciens qui sont parvenus aux plus grandes hauteurs de l'atmosphère, rapportent qu'ils ont vu le soleil sans rayons, dépouillé, rouge et fauve, et partout des ténèbres autour d'eux. Plutôt que de vivre sous un tel soleil, mieux vaut encore demeurer sur terre, croire aux ondoyantes lueurs du soir et du matin, et prêter sa docile prunelle à toutes les illusions du jour, dût-on baisser la paupière en face de l'astre éblouissant; à moins que l'âme, un soir, ne trouve quelque part des ailes d'Ange, et qu'elle ne s'échappe dans les plaines lumineuses, par delà notre atmosphère, à une hauteur où les savants ne vont pas.

Oui, eût-on la géométrie de Pascal et le génie de René, si la mystérieuse semence de la rêverie a été jetée en nous et germé sous nos larmes dès l'enfance; si nous nous sentons de bonne heure malades de la maladie de saint Augustin et de Fénelon; si, comme le disciple dont parle Klopstock, ce Lebbée dont la plainte est si douce, nous avons besoin qu'un gardien céleste abrite notre sommeil avec de tendres branches d'olivier; si enfin, comme le triste Abbadona, nous portons en nous le poids de quelque chose d'irréparable, il n'y a qu'une

voie ouverte pour échapper à l'ennui dévorant, aux lâches défaillances ou au mysticisme insensé; et cette voie, Dieu merci, n'est pas nouvelle! Heureux qui n'en est jamais sorti! plus heureux qui peut y rentrer! Là seulement on trouve sécurité et plénitude; des remèdes appropriés à toutes les misères de l'âme; des formes divines et permanentes imposées au repentir, à la prière et au pardon; de doux et fréquents rappels à la vigilance; des trésors toujours abondants de charité et de grâce. Nous parlons souvent de tout cela, ô mon Ami, dans nos longues conversations d'hiver, et nous ne différons quelquefois un peu que parce que vous êtes plus fort et que je suis faible. Bien jeune, vous avez marché droit, même dans la nuit; le malheur ne vous a pas jeté de côté; et, comme Isaac attendant la fille de Bethuel, vous vous promeniez solitaire dans le chemin qui mène au puits appelé le Puits de Celui qui vit et qui voit, Viventis et Videntis. Votre cœur vierge ne s'est pas laissé aller tout d'abord aux trompeuses mollesses; et vos rêveries y ont gagné avec l'âge un caractère religieux, austère, primitif, et presque accablant pour notre infirme humanité d'aujourd'hui ; quand vous avez eu assez pleuré, vous vous êtes retiré à Pathmos avec votre aigle, et vous avez vu clair dans les plus effrayants symboles. Rien désormais qui vous fasse pâlir; vous pouvez sonder toutes les profondeurs, ouïr toutes les voix; vous vous êtes familiarisé avec l'Infini. Pour moi, qui suis encore nouveau venu à la lumière, et qui n'ai, pour me sauver, qu'un peu d'amour, je n'ose m'aventurer si loin à travers l'immense nature, et je ne m'inquiète que d'atteindre aux plus humbles, aux plus prochaines consolations qui nous sont enseignées. Ce petit livre est l'image fidèle de mon âme; les doutes et les bonnes intentions y luttent encore; l'étoile qui scintille dans le crépuscule semble par instants près de s'éteindre; la voile blanche que j'aperçois à l'horizon m'est souvent dérobée par un flot de mer orageuse; pourtant la voile blanche et l'étoile tremblante finissent toujours par reparaître. -

« PrécédentContinuer »