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rentre à Paris, les voitures de déménagement présentent le tableau affligeant des meubles étalés à terre par la boue, sous la pluie, jusqu'à ce qu'il plaise aux agents de l'octroi de se déclarer satisfaits. Dans ces scènes, il y a, outre un côté blessant pour la dignité des personnes, une énorme perte de temps et d'argent. Que quelqu'un des statisticiens distingués que la Société compte dans son sein se donne un jour la peine de calculer ce que représente l'addition par jour et par an des heures perdues par les hommes, les véhicules, les bestiaux, et il constatera que la suppression des octrois entraînerait, de ce chef seul, une économie véritablement très-considérable.

Venant au remplacement des octrois, M. Jules Duval fait remarquer que les partisans de l'octroi, en proclamant l'impossibilité de s'en passer, paraissent croire que cette charge existe partout. Il n'en est rien. Non-seulement, ainsi que les préopinants l'ont rappelé, l'octroi n'existe pas en Angleterre, en Belgique, en Hollande, aux États-Unis; mais en France même, il n'est que l'exception. Sur plus de 38,000 communes, il n'en est que 14 à 1500 qui soient dotées de cette fâcheuse institution. Les 36 à 37,000 autres s'en passent fort bien, et cependant elles vivent, elles gèrent leurs affaires; elles ne sont pas moins prospères que les communes à octroi, et souvent elles sont moins obérées de dettes. Comment donc font-elles? Elles font comme chacun de nous; elles ne dépensent qu'en proportion de leurs ressources; et leurs ressources, elles les demandent aux revenus de toute sorte, que comporte un budget communal. Où serait le grand malheur et l'impossibilité de soumettre au même régime les 14 à 1,500 communes qui bénéficient de l'exception des octrois?

Sans aller jusqu'à la suppression absolue, ne pourrait-on dès à présent réduire notablement les tarifs de l'octroi, en relevant les impôts directs? M. Jules Duval croit la chose possible, d'après son expérience personnelle qu'il demande la permission de citer. Après une dizaine d'années de résidence à Paris, sous le régime de l'octroi excessif que chacun connaît, il a émigré à Neuilly, où l'octroi existe, mais avec des taxes beaucoup plus modérées (2 fr. par exemple l'hectolitre de vin, et le reste à l'avenant). Dès son installation, il fut étonné, irrité, il peut le dire, de la quotité élevée de l'impôt inscrit sur sa cote: pour un loyer exactement le même, c'était une fois et demie le chiffre qu'il payait à Paris. Mais on lui fit observer que l'aggravation était plus apparente que réelle; que l'économie qu'il ferait sur le loyer, qui pour un même prix comprend un double espace, sur le vin, la viande, l'huile, le charbon et le bois, etc..., compenserait amplement cette différence. Après trois ans d'expérience, il reconnait la justesse de cette observation. II lui est démontré que la surélévation de l'impôt direct lui est bien plus avantageuse que les tarifs de l'octroi parisien. Et cependant, Neuilly

est une commune très-convenablement dotée de tous les services municipaux. S'il y a un peu trop de boue sur les routes, il n'y en a pas plus qu'à Paris sur les boulevards.

Une pareille réforme est possible partout, elle serait agréée si l'autorité municipale la faisait précéder d'explications publiques constatant l'économie qui en résulterait. Il n'y a d'obstacle réel que dans la puissance des habitudes établies et des intérêts qu'elles ont suscités. Le développement des octrois est un fruit de la centralisation. Les chefs d'État, les préfets, les sous-préfets, les maires, nommés par le pouvoir, ont senti le besoin d'habiter des palais et des hôtels, de se meubler avec un luxe fastueux, de s'entourer de magnificences qui raconteront leur mérite à la postérité, et ne pouvant, sans trop faire crier leurs administrés, demander les ressources aux impôts directs, ils ont imaginé le procédé plus commode des octrois, rançon sur les citadins et les campagnards analogue à celle que les seigneurs du moyen âge prélevaient sur les voyageurs qui passaient au pied de leurs châteaux. Une fois maîtres de cette méthode ingénieuse de battre monnaie sur le public, ils ont donné carrière à leurs goûts de dépenses. Les villes ont pris des dimensions excessives, des proportions monumentales, et maintenant que l'on s'est établi sur ce pied, il est fort difficile de reculer et même de ne pas marcher en avant, quel que soit l'intérêt absolument contraire du pays.

A tous ses torts l'octroi en joint un dernier fort grave que M. Jules Duval signale en terminant. Il déplace et agglomère artificiellement les populations. Par les travaux publics, les fêtes, les agréments et les utilités de toute sorte que permet l'octroi, les populations rurales sont attirées dans les villes, et par suite les centres acquièrent une prépondérance exorbitante et des plus nuisibles à l'équilibre des divers intérêts.

M. D'ESTERNO Voudrait préciser la position faite à l'agriculture par les octrois et aussi par le traité de commerce.

En ce qui concerne les octrois, l'agriculture en paye au moins une grande partie et elle n'en profite jamais. Les octrois, à lui connus, sont tous établis au profit des communes urbaines et jamais au profit des communes rurales.

En ce qui concerne la liberté commerciale, les économistes se sont habituellement trompés sur les intérêts de l'agriculture. Ils ont classé les agriculteurs parmi ceux que leurs intérêts attachaient à la protection, et jamais erreur plus complète n'a été commise. C'est principalement sur les agriculteurs que la protection pesait:

Premièrement, les prohibitions étaient toutes au préjudice de l'agriculture. Les prohibitions à la sortie portaient sur des produits de la

terre écorces, perches, bois divers. Les prohibitions à l'entrée portaient toutes sur des produits industriels.

En second lieu, les droits dits protecteurs étaient calculés pour le plus grand profit des industriels et le plus grand préjudice des agriculteurs, puisque la protection accordée à l'industrie était ordinairement triple de la protection accordée à l'agriculture; or, comme les droits protecteurs étaient non une création, mais seulement un déplacement de valeurs, comme les bénéfices qu'ils donnaient aux uns étaient nécessairement pris dans la poche des autres, il arrivait que l'agriculture recevait 1 fr. et en payait 3, d'où résultait pour elle une perte réelle de 2 fr.

Les agriculteurs ne l'ont pas tous compris, mais le fait n'en était pas moins réel d'où il résulte que les économistes qui ont considéré les agriculteurs comme des adversaires inévitables et créés par une opposition manifeste d'intérêts, se sont trompés. Les agriculteurs gagnaient au libre échange. Il aurait mieux valu le leur faire comprendre que de les placer, comme on l'a fait souvent, en tête de ceux que leurs intérêts classaient nécessairement parmi les prohibitionnistes. Dans l'avenir, les économistes devraient donc chercher à s'appuyer sur eux au lieu de chercher à battre l'agriculture en brêche (1).

M. BATBIE, professeur à la Faculté de droit de Paris, fait observer que l'octroi est un impôt indirect municipal, et qu'il a, ni plus ni moins, les qualités et les défauts de tous les impôts indirects; car la nature de ces derniers ne change pas parce qu'ils sont perçus au profit de la commune, au lieu d'être levés pour le compte de l'État. Notre législation, qui, sous ce rapport, présente une incontestable harmonie, a combiné les contributions directes avec les taxes de consommation. Ce qui était bon pour le budget général de l'État a été par le législateur également jugé bon pour le budget municipal. Aussi la suppression des octrois n'étant pas proposée purement et simplement, mais avec projet de remplacement par une aggravation des contributions directes, on se trouve en présence de la question plus générale Que doit-on préférer des Contributions directes ou des Taxes de consommation? Cette question n'est pas particulière aux recettes de l'État, et elle se présente à l'occasion des recettes de la commune. Dans l'exposé

(1) Les économistes qui ont lutté pour le libre échange ne s'y sont jamais trompés. Ils ont toujours dit aux agriculteurs les avantages qu'ils retireraient de la réforme. Mais la plupart des agronomes qui conseillaient les agriculteurs les avaient induits en erreur et les avaient engagés à se coaliser avec les manufacturiers. Ce sont bien les agriculteurs, et non pas les économistes du libre échange, qui ont été inintelligents. (Note du rédacteur.)

de sa proposition, M. de Lavergne n'a pas indiqué les raisons qui demandent qu'on soumette les communes à un régime autre que celui de l'Etat. M. Batbie pense, d'ailleurs, que la proposition de M. de Lavergne n'a pas été suffisamment examinée, et qu'elle a été, pendant la soirée, plutôt une occasion qu'un objet de discussion. Il se propose de faire quelques observations en reprenant les termes du projet.

Le premier quart serait obtenu au moyen de la suppression des frais de perception qui s'élèvent en moyenne pour les octrois à 12 0/0. I faut remarquer que ces 12 0/0 ne seraient pas une économie pure et simple parce que les impôts directs, mis à la place, donneraient lieu à des frais de perception qui sont en moyenne de 2 1/2 0/0. La dépense n'est pas considérable et cependant, si petite qu'elle soit relativement, il faut bien en tenir compte. Les autres 13 0/0 qui sont nécessaires pour parfaire le premier quart seraient obtenus au moyen d'une économie sur les dépenses municipales. On comprend que dans les villes, où les travaux extraordinaires prennent un grand développement, on puisse réduire les dépenses de 13 0/0. Mais, sur les 1,450 communes qui ont des octrois, beaucoup, même le plus grand nombre, emploient les ressources qui en proviennent à payer des dépenses ordinaires. Elles n'ont établi ces taxes que pour insuffisance de leurs revenus ( article 147 de la loi du 28 avril 1816), et il n'y a pas de réduction à remander sur leurs dépenses, parce qu'elles n'en font pas d'extraordinaires. Ce moyen qui serait praticable dans certaines villes manque de généralité. Les petites communes seraient encore obligées de faire payer ces 13 0/0 du premier quart par les contributions directes qui, dans le projet de M. de Lavergne, supportent les autres trois quarts.

Le deuxième quart serait obtenu par l'abandon que ferait l'État aux communes de la contribution foncière jusqu'à concurrence d'un quart des produits de l'octroi. C'est supposer que le Trésor peut disposer d'une cinquantaine de millions pour doter les budgets des communes à octroi. En admettant qu'il fût possible de dégager une somme de cette importance, il serait désirable qu'on l'appliquât préalablement à la réduction d'un impôt autrement lourd que l'octroi je veux parler des droits de mutation en général et des droits de mutation pour les ventes d'immeubles en particulier. Il est évident que ces taxes ont dépassé toute mesure, et leur dégrèvement serait, pour l'agriculture, un bienfait d'autant plus grand qu'il serait général. Le remplacement des octrois ne profiterait qu'aux habitants de 1,450 communes sur 37,000, tandis que le dégrèvement des taxes de mutation se ferait sentir d'une extrémité à l'autre de la France. A Paris, il faudrait que l'État abandonnât à la ville 25 millions pour faire le deuxième quart du revenu de l'octroi. La contribution foncière, payable par la ville de Paris, serait-elle suffisante pour couvrir cette somme?

Quant aux troisième et quatrième quarts, M. de Lavergne propose de remplacer l'un par une addition au principal de la contribution personnelle mobilière, et l'autre par une addition au principal des trois autres contributions directes (foncière, portes et fenêtres et patentes). D'où vient cette surcharge imposée à l'impôt mobilier? Il est comme les autres impôts directs établi en vue d'atteindre le revenu, et je ne vois aucune raison qui demande pour cette contribution une surcharge exceptionnelle. Pourquoi les patentes qui atteignent le revenu présumé des professions ne prennent-elles pas leur portion du troisième quart? Quant au quatrième quart, l'honorable membre répète, en terminant, ce qu'il a dit au début : «Vaut-il mieux établir de grosses contributions directes que de combiner des impôts directs modérés avec des taxes de consommation? M. Batbie déclare qu'il lui paraît difficile d'adhérer à une mesure qui remplacerait des contributions indirectes, past plus dans la commune que dans l'État, par une charge écrasante de centimes additionnels. Il y a longtemps que les esprits les plus éminents se sont prononcés pour la combinaison des impôts directs avec les taxes de consommation, et l'honorable membre pense que si ce mélange est bon pour l'État, il ne peut pas être mauvais pour les communes. Si on peut se passer de l'octroi, qu'on le supprime ou qu'on le réduise, rien de mieux; mais l'ajouter aux contributions directes, c'est un parti qui présente des inconvénients plus graves que n'en offre le statu quo.

M. GARBÉ prend acte des paroles de M. Jules Duval, qui voit dans la suppression de l'octroi un moyen de faire refluer vers les campagnes l'excedant de population des villes. M. Duval reconnaît qu'il y a de grands éléments d'attraction, non pas, certes, dans l'octroi en luimême, mais dans les agréments que les citadins se procurent au moyen de son revenu; il comprendra donc que les villes aient dès lors un juste motif de tenir à cet élément de leur prospérité.

M. Duval, pour contester la nécessité de l'octroi, a fait remarquer qu'il y avait 36,000 communes en France qui s'en passaient parfaitement, contre 1,500 au plus qui persistaient dans cette erreur. Mais l'argument se retourne contre lui. Qui donc empêche la population de ces 1,500 de refluer dans les 36,000, et pourquoi le courant se produit il en sens contraire? Comment dédaigner une immunité si vantée quand on n'a qu'une barrière à passer pour en jouir? Tout ceux qui écrivent ou parlent en si bons termes contre l'octroi, fourniraient un éclatant témoignage de leurs convictions en allant s'établir en dehors de sa zone. M. Duval a bien donné cet exemple; que n'a-t-il plus d'imitateurs ! Une colonie franche ainsi fondée aux portes de Paris ne pourrait manquer de se peupler aussi vite que l'Australie ou les États-Unis, si réellement

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