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définitive contraire à tout droit et à toute justice, il faut tenir compte des grands courants d'opinion, en partie spontanés et en partie artificiels, qui ont régné depuis soixante ans en Allemagne, en France et en Angleterre.

Le courant par lequel l'Allemagne se laisse entraîner est d'origine prussienne et date des premières années du siècle seulement. A cette époque, on le sait, MM. de Hardenberg et de Stein organisèrent des sociétés secrètes, dont le but était de prêcher et d'enseigner à tout Allemand la haine de la France. Ces prédications, favorisées par les excès de la politique française à cette époque, produisirent le grand soulèvement de 1813, qui aboutit, comme chacun sait, aux invasions de 1814 et de 1815.

Il semblait qu'une fois le but atteint, cet enseignement haineux dût s'arrêter. Mais cela n'aurait pas fait le compte de la politique prussienne dont l'ambition constante depuis cent cinquante ans est la conquête de l'Allemagne. Le gouvernement prussien profita donc habilement des sentiments populaires excités par la lutte et eut soin de les entretenir avec une persistance étonnante, au moyen des lettrés de toute l'Allemagne. On se lamenta sur la division de ce pays en principautés diverses, de son défaut d'unité, qui l'empêchait de jouer dans le monde un rôle prépondérant et glorieux. On ajoutait que, s'il n'avait pu s'élever à des destinées plus hautes, c'était uniquement par suite des combinaisons machiavéliques de la France, ennemie née de l'Allemagne. La conclusion était d'exciter le patriotisme allemand à l'unité et à la destruction de la France.

La persistance avec laquelle cet enseignement a été répandu dans toutes les écoles, grandes et petites, de l'Allemagne, dans toute la littérature, dans les réunions et dans les discours d'apparat, n'est pas un des phénomènes les moins curieux de notre temps. Comme personne n'avait à prendre outre-Rhin la défense de la France, l'attaquer est devenu une sorte de lieu commun, une affaire de style en quelque sorte entre les lettrés allemands. Il n'y avait plus de succès possible pour un livre ou un discours qui n'aurait pas contenu quelques phrases contre l'ennemi héréditaire de l'Allemagne. Les choses en sont venues à ce point qu'un des historiens les plus renommés de notre temps, écrivant l'histoire romaine, n'a pas craint de faire un parallèle des Gaulois et des Germains dans lequel, pour flatter la haine allemande, il a oublié et méconnu les témoignages formels de Tacite et de César. Ainsi, l'érudition elle-même s'est transfor

mée en pamphlet et s'est abaissée à mentir pour plaire à la mode du jour et, en définitive, pour servir la politique prussienne.

Ces excès ont été possibles, grâce à l'esprit de société secrète qui, depuis MM. de Stein et de Hardenberg, s'est conservé dans les universités allemandes, et aussi grâce à la direction générale des études allemandes. Ces études, dirigées en partie vers les sciences naturelles, mais beaucoup plus activement vers l'antiquité biblique et classique, ont imprégné ceux qui s'y sont livrés de ce patriotisme étroit et malveillant des peuples de l'antiquité. L'étude du droit elle même en a été infectée: au lieu d'aspirer à un idéal fondé sur les conquêtes des sciences sociales, elle est allée chercher des enseignements dans l'histoire du passé et a fondé, sous le nom d'école historique, une école pour laquelle la science sociale est affaire de fantaisie.

C'est aussi dans les universités allemandes qu'a été formulée l'étrange doctrine des nationalités, thème commode pour le caprice et l'ambition, mais qui n'est vraie ni raisonnable à aucun point de vue et d'après laquelle les peuples ne s'appartiendraient plus à eux-mêmes. Cette doctrine a donné prétexte à la guerre des duchés : elle pourra fournir prétexte à d'autres guerres aussi justes et aussi raisonnables.

Comme tous les hommes qui ont reçu quelque éducation en Allemagne, l'ont reçue des universités, ils sont imbus de ces singulières doctrines, à ce point que leurs croyances politiques et sociales, leur sentiment de l'intérêt de leur pays, ne viennent qu'au second rang et s'effacent dès que ces croyances et ces sentiments semblent en contradiction avec le courant. On a pu le voir lorsque les soi-disant libéraux des chambres prussiennes ont applaudi aux actes violents d'un gouvernement absolu. Un seul homme, M. Jacobi, a fait exception et a mérité, par cet acte de véritable courage, de voir son nom inscrit avec honneur dans l'histoire de l'humanité.

Cette préoccupation étrange des classes lettrées en Allemagne a procuré à la Prusse des succès incroyables et lui fournit une réponse facile aux plus légitimes objections. L'Allemagne était, il est vrai, divisée en États divers; mais cette division même avait été favorable au développement de la liberté. La Prusse vient et supprime ces libertés. Songe-t-on à les regretter? Non pas, dit la Prusse; tout ce que je fais est pour votre bien, pour vous mettre en état de måter la France. Mais vous mettez dans nos maisons des garnisaires

insatiables; vous nous ruinez en contributions de guerre, vous nous enlevez nos magistrats, vous supprimez nos journaux, après avoir tué nos frères et nos fils sur le champ de bataille. Toujours pour votre bien et dans votre intérêt, répond la Prusse; ne voyez-vous pas que votre premier intérêt est de vous mettre en état de mâter la France? Qu'importent en comparaison, vos frères, vos fils, vos libertés, votre argent? Soyez donc fiers et glorieux de l'avenir que je vous prépare. Et toute l'Allemagne de crier bravo! Quelle scène de comédie! Combien elle serait plaisante, si elle n'était si triste!

Comment cette haine de la France a-t-elle pu être prêchée et soutenue pendant soixante ans en Allemagne, sans qu'une voix se soit élevée pour en signaler l'absurdité, voilà ce qui est difficile à comprendre. La France n'a certainement, depuis 1815, ni menacé, ni provoqué, ni songé à menacer ou à provoquer l'Allemagne, et, même dans les temps antérieurs, les premières hostilités ne sont pas venues d'elle. Ce sont les Prussiens qui, les premiers, ont envahi son territoire en 1792; c'est contre eux qu'ont été livrées ses dernières batailles, Ligny et Waterloo. C'est aussi la Prusse qui, sans motif ni provocation d'aucune sorte, s'est jetée avec enthousiasme et beaucoup de jactance dans la coalition de 1840 et se sont ses menaces qui ont imposé la paix de Villafranca. S'il y a une hostilité déclarée, une haine soutenue, une menace constante, ce n'est donc pas de la France à l'Allemagne, c'est de la Prusse à la France, et celle-ci n'a semblé ni le sentir ni s'en apercevoir.

Nos lettrés ont même, jusqu'à un certain point, subi l'influence allemande et pris à la lettre les éloges de coterie que les lettrés d'outre-Rhin se donnent volontiers les uns aux autres. Il a semblé convenu que toute affirmation historique venue d'Allemagne, même sans preuves ou même contre les textes les plus formels, était le dernier mot de la science. Quant à la philosophie allemande à laquelle on n'eût guère pris garde si elle s'était produite en deçà du Rhin, nous n'avons pas besoin de rappeler les éloges hyperboliques dont elle a été l'objet.

C'est que la France a subi un courant d'opinion tout opposé à celui de l'Allemagne. Elle était encore au siècle dernier la première puissance du monde. Elle devint plus grande encore lorsqu'elle proclama, dans les cahiers de 1789, les principes qui constituent l'idéal des sociétés modernes, résolut d'avoir la liberté au

dedans, la paix au dehors, et convia tous les peuples à se débarrasser du régime militaire et féodal pour se livrer tranquillement aux travaux des sciences, de l'industrie et des arts.

On sait quelles résistances désespérées rencontra ce noble mouvement de 1789, et quelle lutte acharnée fut soutenue pour les soumettre. On sait comment, à la fin du siècle dernier, la France, fatiguée de discorde et cédant aux habitudes que lui avait imposées un despotisme deux fois séculaire, renia les principes qu'elle avait proclamés. Depuis cette époque, une guerre incessante et acharnée a été entreprise et soutenue contre la révolution. On a falsifié son histoire, calomnié ses héros, travesti ses principes: on n'a épargné à cette œuvre ni mensonges, ni sophismes, ni déclamations: on y a appliqué toutes les branches de la littérature, la peinture, la sculpture, la prédication, et on a réussi à ce point qu'on a effacé dans plus d'une génération la tradition révolutionnaire, si bien que ceux mêmes qui ont voulu défendre la révolution en ont ignoré les principes et même l'histoire, et ont pris telle ou telle secte, tel ou tel parti pour la révolution elle-même.

Que ce travail de dénigrement de la révolution ait servi des intérêts particuliers, nous ne le nions pas; mais il a été fatal à la France. Lorsqu'un peuple a posé devant le monde les affirmations de 1789, et les a soutenues par la grande défense de 1792 à 1794, il ne peut pas les renier impunément. Le monde alors ne le croit plus et il ne se croit plus lui-même. Pour les gouvernements européens, la France, quels qu'aient été ses gouvernements et quelles qu'aient été ses palinodies, n'a pas cessé de représenter la révolution, et ils l'ont tenue en suspicion, tandis que les peuples dont elle avait prétendu défendre la cause l'ont prise en défiance à leur tour. Elle a conservé pour ennemis les ennemis de la révolution et n'en a pas conservé les amis.

Mais le mal le plus grand a été le désordre des idées au dedans, l'absence de tout principe commun reconnu. Du moment où l'on méconnaissait les principes de 1789 et qu'on renonçait à les prendre pour point de départ, sans toutefois revenir à ceux du monde féodal, on se trouvait à la merci des fantaisies et des caprices individuels, prêt à suivre aveuglément un écrivain, un orateur ou un soldat. On a perdu toute suite politique au dedans et au dehors. Tandis que les idées tendaient toujours plus ou moins à reprendre le grand chemin de 1789, les habitudes et les instincts poussaient en sens

contraire, et malgré les secousses de 1814, 1830 et 1848, on a maintenu et perfectionné le système administratif de l'ancien régime restauré et complété au commencement du siècle.

Les incertitudes et les hésitations ont été surtout remarquables dans la politique extérieure. Si l'on se fût inspiré des principes de 1789, on aurait reconnu que la France n'avait aucune conquête à désirer et peu d'ennemis à craindre, qu'elle devait par conséquent s'appliquer aux travaux de la paix, au développement de ses ressources matérielles et intellectuelles. Mais cette direction d'idées, contraire aux armées permanentes et favorable aux milices, ne convenait pas aux gouvernements. On nous a donc constamment parlé de gloire militaire et occupés à des expéditions diverses, sans aucun profit. A quoi ont servi les expéditions d'Espagne et de Morée, la conquête d'Alger, le siége d'Anvers, la prise d'Ancône, le bombardement de Saint-Jean-d'Ulloa, pour ne parler que de faits anciens? A bien peu de chose sans aucun doute, si l'on songe à ce que ces expéditions ont coûté d'hommes et d'argent.

Mais elles ont coûté bien plus encore sous d'autres rapports: elles ont provoqué des sophismes qui ont abêti l'esprit public et fourni un prétexte à ceux qui, au dehors, déclamaient contre l'ambition de la France. Au fond, toutes ces expéditions étaient bien inoffensives pour les peuples européens ; c'étaient de petites satisfactions données à un vain amour-propre, de la politique de tambourmajor: mais il était difficile aux étrangers de croire qu'un peuple pût s'imposer les sacrifices qu'exige le maintien d'un grand état militaire simplement pour se donner de semblables récréations. On a pu même être un peu effrayé en même temps que stupéfait lorsqu'on a vu la France vanter, applaudir et combler d'honneurs un ouvrage où se trouvait écrite une fois et sous-entendue dans vingt volumes la maxime suivante: «A quoi seraient bonnes les forces des nations, sinon à essayer de dominer les unes sur les autres (1)? Une telle maxime est aussi insensée qu'odieuse, mais il faut convenir qu'elle n'est pas rassurante lorsqu'on croit qu'elle est professée par des millions d'hommes. On a été jusqu'à un certain point excusable de penser que la nation où l'on applaudissait et honorait de telles maximes était privée de sens et affolée de guerre. Cependant il y avait dans les manifestations qui avaient lieu en

(1) M. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. VI, p. 435.

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