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France, comme dans celles de l'Allemagne, quelque chose d'artificiel. Que de gens ont fait la guerre à la philosophie, aux idées et à la mémoire de la révolution pour s'élever à la fortune! Combien ont vanté la gloire militaire pour faire oublier la liberté et pour obtenir une popularité facile, sans réellement désirer la guerre!

En Angleterre, l'opinion, moins artificielle, a tout simplement suivi la vieille pente de haine à la France, sans bien savoir pourquoi. On a applaudi à tous les événements qui ont pu nous être funestes, et chéri nos gouvernements en raison du mal que l'on pensait qu'ils nous faisaient. Pendant qu'ailleurs on professe plus de haine pour la France qu'on n'en éprouve réellement, en Angleterre on a caché un peu par décence celle qu'on éprouvait. Non-seulement on y re- . marquait M. Bright et l'école de Manchester, dont la politique humaine et cosmopolite ne s'est pas démentie, mais on y comptait en grand nombre des libéraux d'autre couleur, ardents à professer des idées pacifiques et philanthropiques, à combattre les haines de nationalité. Mais ces beaux sentiments n'ont pas résisté aux succès de la Prusse, et tout à coup les masques sont tombés. M. Gladstone, par exemple, qui avait éloquemment flétri la politique prussienne, a parlé du dénoûment de la dernière guerre dans ses rapports avec le bien-être et le bonheur de l'Europe.» M. Godwin Smith a dit : Il n'y a qu'un frein très-fort qui puisse forcer la France à renoncer au rôle agressif et à laisser la civilisation se développer en paix : ce frein, on ne saurait le trouver que dans une Allemagne assise.»> Lorsque les Anglais libéraux tiennent un tel langage, on peut imaginer quel doit être celui des autres.

Ainsi, haine de la France au dehors, affaissement et incertitude de la France au dedans, voilà des symptômes qui s'aperçoivent à première vue. Reste à voir jusqu'à quel point cet état de l'opinion est conforme à la réalité des faits et à l'intérêt de la civilisation.

II

Est-il vrai que la France menace la tranquillité du monde en général et de l'Allemagne en particulier? Est-elle mue par quelque ambition profonde et persistante, par quelque intérêt propre hostile aux intérêts de tous? Pas du tout. Depuis 1815, la France a repris deux fois possession de ses destinées; elle a eu la liberté de la parole et celle de la presse, des gouvernements de caractères divers.

A-t-elle entrepris ou même tenté une guerre de conquêtes? Y a-t-elle songé? Non évidemment. Hors les cas de sympathie toute platonique pour les peuples opprimés, ses aspirations les plus guerrières n'ont pas dépassé la défensive. Elle avait une vieille politique extérieure qui tendait à lui annexer tous les territoires qui avaient fait partie de l'ancienne Gaule. Cette politique n'a pas été reprise depuis 1815, et elle vient d'être désavouée. Au fond, tout le monde sent que si la France est unie et à peu près convenablement gouvernée, elle est assez forte pour ne pas craindre que son indépendance soit attaquée, et qu'elle n'a nul intérêt à s'annexer par la force de nouveaux territoires et de nouvelles populations.

Les Allemands, élevés dans la haine de la France, nourrissent donc une erreur grossière dans laquelle les entretient soigneusement la politique prussienne. Ils n'ont rien à craindre de la France et ils ont beaucoup à craindre et à souffrir déjà de la Prusse.

L'idéal qu'ils poursuivent est-il au moins conforme à leur véritable intérêt?

Ils cherchent l'unité et un grand rôle. L'unité, c'est la suppression de toute diversité, de toute individualité, de toute liberté. Cette suppression est-elle désirable? Si nous en jugeons par l'état de notre patrie, nous ne le pensons pas. Cette diversité, contre laquelle s'élèvent en ce moment les Allemands, a valu à leur pays presque tout ce qui fait sa grandeur actuelle: ils font, en sacrifiant cette libre diversité, des pertes immenses qu'aucune gloire militaire ne saurait jamais compenser. Qu'ont gagné et que gagneront les Prussiens en général aux annexions de M. de Bismark? Nous ne le voyons pas clairement, tandis que nous voyons clairement ce qu'ils perdent par l'apostasie de leur parti libéral.

Supposez que le rêve des universités allemandes soit réalisé, que la France soit envahie, vaincue, ruinée, décimée, partagée, détruite, et que tout Allemand puisse retrousser ses moustaches avec fierté pour la part qu'il aura prise à ce grand exploit: est-ce que par hasard chacun de ces Allemands sera plus heureux, c'est-à-dire plus libre qu'il ne l'a été depuis quarante ans? J'en doute fort. Il pourrait être fier d'obéir aux injonctions d'un caporal qui aurait pris part à la destruction de Paris, d'un très-glorieux caporal. Mais on peut préférer vivre sous l'empire des lois, parler, penser, écrire et agir librement, sans être tenu d'obéir aux injonctions d'un caporal quelconque.

Les Allemands sont en train de répéter au profit de la Prusse la fable du cheval qui voulut se venger du cerf, et ils n'ont pas même le prétexte d'une vengeance!

Les Français ont-ils plus de raison lorsqu'ils réagissent de toute manière contre leur grande révolution, lorsqu'ils la renient et la vilipendent? Nous ne le pensons pas.

Qu'est-ce en effet que la révolution, telle qu'elle est restée définie dans les cahiers de 1789? Au dedans, la liberté du travail, de la presse et de la parole, l'égalité devant la loi, l'autorité du raisonnement et de la discussion, la concorde des citoyens; au dehors la paix et des relations amicales. Supposez que cette politique eût été suivie depuis le commencement du siècle. Que d'hommes et de richesses auraient été épargnés ! que d'instruction répandue! que d'erreurs détruites! Faites les calculs les plus modérés et vous trouverez que le capital proprement dit de la nation serait à peu près double, le capital moral et intellectuel plus que triple. La population du pays s'élèverait de 50 à 60 millions d'âmes, et la pratique de la liberté aurait rendu les Français aptes à la colonisation et aux grandes affaires. La nation française serait encore ce qu'elle était à la fin du siècle passé, la première du monde en puissance.

Au lieu de cela on a préféré se jeter dans les réactions, dans des guerres funestes, puis dans des guerres inutiles. On s'est chargé du poids des armées permanentes, et sous prétexte de salut public, on a étouffé toute liberté dans une centralisation excessive. Qu'en est-il résulté? Que la population s'est moins accrue qu'en aucun pays du monde, que cette population, pressée par l'ignorance et les vieux préjugés, est restée pauvre, souffreteuse, malingre, au milieu d'un magnifique développement industriel, sans concorde ni aptitude à la colonisation. En somme, la France occupe aujourd'hui, dans l'ordre de la puissance, le quatrième ou le cinquième rang (1).

Cette décadence positive n'est pas généralement reconnue, et c'est à peine si quelques personnes en conviennent tout bas. Cela se comprend assez; car il n'y a nul profit à dire aux peuples, comme aux individus, des vérités désagréables: on gagne davantage à les

(1) Cette assertion pourra scandaliser quelques lecteurs. Cependant il est incontestable pour qui apprécie de sang-froid les éléments de la puissance des peuples que les États-Unis d'Amérique occupent le premier rang, l'Angleterre le second et la Russie le troisième.

flatter et à les entretenir de leur propre grandeur. D'ailleurs, il n'y a pas en France de décadence absolue: lorsque l'on compare la nation à ce qu'elle était il y a quatre-vingts ans, et qu'on s'occupe des choses matérielles, les seules qui se comptent en chiffres, on constate sans peine un progrès positif de la population et de la richesse. On peut alors se livrer à des hymnes de jubilation. Mais, lorsque l'on compare les progrès de ce pays à ceux des autres, les choses changent d'aspect : on voit par exemple les États-Unis, dont la population n'était pas en 1790 le sixième de celle de la France, à la veille de l'égaler et de la surpasser même en nombre, et bien plus en instruction: on voit l'Angleterre, dont la population atteignait à peu près la moitié de celle de la France, approcher de l'égalité, malgré les immenses émigrations qu'elle a jetées dans le monde entier, et faire en richesse et en puissance productive des progrès qui dépassent les nôtres.

Ainsi la France souffre les inconvénients de sa grandeur passée en ce sens que les anciennes jalousies et les anciennes haines qui se sont élevées contre elle n'ont pas désarmé et qu'elle-même croit occuper encore le rang qu'elle occupait dans le monde, ce qui est une dangereuse erreur.

En réalité la France, l'Angleterre et l'Allemagne, qui croient être le monde entier, passent peu à peu au second plan et les rivalités qu'elles peuvent entretenir ne servent qu'à leur faire courir un danger commun de la part des États-Unis et de la Russie. En effet, dans ces deux pays aussi il règne des courants d'opinion qui, tôt ou tard, devront produire des effets. La prétention de la Russie à dominer l'Europe n'est un mystère pour personne: elle est entretenue également par le peuple et par le gouvernement. Les États-Unis ont longtemps gardé une attitude plus sage, mais ils éprouvent visiblement depuis quelques années les enivrements de la puissance. Froissés et irrités des airs de supériorité qu'affectent l'Angleterre et la France, ils ont conçu sous l'empire de ce sentiment le désir d'humilier ces puissances, et ils n'imaginent rien de mieux à cet effet que de les livrer à la domination russe. Au fond les discours prononcés dernièrement à Saint-Pétersbourg et à Moscou, et qui ont causé en Europe quelque sensation, n'ont fait qu'exprimer une politique déjà ancienne, populaire et bien comprise, tant en Russie qu'aux États-Unis. La première prétend dominer l'Europe et les seconds dominer les mers. Ces choses sont visibles pour quiconque

n'est pas aveuglé par des idées préconçues ou résolu à fermer les yeux.

L'Angleterre est donc sous l'empire d'une erreur grave dans l'appréciation de ses intérêts, aussi bien que sous l'empire d'un mauvais sentiment lorsqu'elle pense à humilier et à contenir la France par l'Allemagne.

III

Les États-Unis et la Russie sont-ils bien inspirés dans leurs aspirations ambitieuses? Nous ne le croyons pas et nous sommes persuadé que le succès même de ces désirs causerait à leur ambition de terribles mécomptes. Mais l'histoire nous montre combien il est rare de voir marcher ensemble la modération et la puissance. Il ne faut donc guère compter sur la modération de ces États dont la puissance est très-réelle. On ne peut songer qu'à les contenir jusqu'à ce que le progrès et la diffusion des lumières aient changé leurs dispositions.

On ne pourrait atteindre sûrement le but que par une union intime de la France avec l'Angleterre et l'Allemagne. Mais les préjugés et l'éducation des Anglais et des Allemands s'y opposent. En Allemagne, il est vrai, la haine de la France, tout artificielle et enseignée, ne dépasse pas la classe lettrée et n'a pas encore pénétré la masse du peuple. Mais c'est la classe lettrée qui gouverne et dont l'influence s'accroît chaque jour par les progrès de l'enseignement. Peut-on penser que la Prusse qui, depuis deux tiers de siècle, excite l'Allemagne contre la France voudra et pourra renoncer à une politique qui lui a si bien réussi? Il est difficile de le croire.

Cependant cette politique subit en ce moment une grande épreuve. Quelque prévenus que soient les Allemands, Prussiens où non-Prussiens, ils doivent commencer à comprendre que cette fameuse haine contre la France n'est qu'un prétexte pour confisquer leur indépendance et leur liberté, que la France ne les menace pas du tout et que le gouvernement prussien leur impose des sacrifices et des avanies plus considérables que tout ce que pourrait leur imposer même une conquête française. Déjà cette vérité s'est fait jour et a été proclamée en Wurtenberg dans une occasion solennelle: il est impossible qu'elle ne fasse pas son chemin et ne se répande pas dans toute l'Allemagne si le gouvernement prussien ne

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