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que les billets de banque tiennent lieu de monnaie dans le payement. L'usage des billets de banque étant devenu général chez les peuples civilisés, l'or et l'argent y sont demandés dans une moindre proportion. Comme la valeur de ces métaux, de même que celle de toute autre marchandise, est réglée par le rapport entre l'offre et la demande, du moment que la demande de l'or et de l'argent est amoindrie, leur valeur l'est aussi, ou pour mieux dire leur tendance à monter est tenue en échec : mais cet effet du billet de banque est le même qui résulte de tout autre perfectionnement apporté au mécanisme des échanges et à la manière de régler les comptes entre les gens. Le billet à ordre, la lettre de change, le chèque, le warrant, le compte-courant, tous les titres et toutes les formes de crédit produisent les mêmes résultats par la même raison. Il en résulte que, non pas dans telle ville ou tel État considéré isolément, mais sur le marché général du monde, les métaux moins demandés acquièrent une valeur moins exorbitante par rapport aux frais d'exploitation des mines. C'est un bien et non pas un mal, un bienfait et non pas un dommage.

A l'appui de cette manière de voir qui est très-plausible, on invoque l'expérience; vous-même citez un fait qui montre combien peu les faits appuient votre opinion touchant la faculté qu'auraient suivant vous les banques d'augmenter à leur gré la masse des billets en circulation, et combien au contraire ils concordent avec l'opinion opposée. Vous faites remarquer que la circulation des Banques d'Écosse est fort audessous de ce qu'autoriserait la loi, pourtant sévèrement limitative, de 1845. Est-ce que, si les banques avaient le pouvoir, affirmé par vous, nié par les autres économistes, d'augmenter, selon leur bon plaisir, la somme de billets de banques en circulation, les Banques d'Écosse n'useraient pas de la latitude que la loi leur laisse pour l'émission?

Ce que je rappelle ici au sujet des banques d'Écosse, on pourrait l'invoquer aussi bien pour la Banque de France, et pour toutes les banques qui ont voulu vivre.

4o Si le fait de conférer à une banque unique l'émission des billets est un monopole ou si c'est la liberté des banques.

Me voici arrivé à votre quatrième proposition, qui n'est pas celle que vous avez le moins à cœur, celle d'après laquelle le monopole que vous souhaitez en faveur de la Banque d'Angleterre, dans le Royaume-Uni, et celui que vous supposez exister légalement au profit de la Banque de France chez nous, ne sont aucunement des monopoles, que c'est au contraire la liberté des banques et le complément indispensable de la liberté du commerce. C'est un grand tour de force que vous tentez, mon cher et honoré collègue, en soutenant une telle proposition. Avant de vous y aventurer, vous auriez dû consultez le Dictionnaire de l'Académie; vous auriez

pu aussi vous rappeler plus exactement que vous ne semblez l'avoir fait, la date de la législation actuelle sur les banques en Angleterre et celle de l'avènement de la liberté du commerce. Le raisonnement que vous faites à ce sujet est trop original pour que je ne le rapporte pas ici, il se résume dans ce syllogisme : la liberté du commerce est un régime de vérité; or le monopole des banques (ce que nous appelons ainsi, nous qui croyons au dictionnaire) est la doctrine vraie; donc le monopole des banques est le complément de la liberté du commerce. A ce point de vue, le carré de l'hypoténuse serait le complément de la liberté du commerce, car il est une vérité. Quiconque aura un système même absurde, mais qu'il tiendra pour exact, se prévaudra de la popularité dont jouit présentement la liberté du commerce, ou dira que son élucubration en est le complément. Pauvre liberté du commerce, quelle queue de compléments vous lui préparez!

La chose à laquelle on est convenu de réserver le nom de la liberté du commerce, c'est-à-dire la liberté des transactions commerciales de nation à nation est une forme spéciale du grand principe de la liberté du travail. Ce qui est le complément à la liberté du commerce, ce qu'elle appelle après elle pour n'être pas une fiction, c'est que les autres formes de la liberté du travail soient reconnues. Or, jusqu'à ce que vous ayez démontré le contraire, les monopoles, quels qu'ils soient, seront réputés, non pas des formes particulières de la liberté du travail, mais des dérogations à ce principe.

Sans doute c'est le même homme d'État, l'illustre Robert Peel, qui a présenté au Parlement et la loi sur les banques de 1844, qui est votre idéal à cause de l'esprit de monopole dont elle est imprégnée, et celle qui a établi la liberté du commerce international. Mais ce n'est point une raison pour que vous soyez fondé à soutenir que la loi anglaise de 1844, sur les banques, a été le complément de la liberté du commerce. Votre langage donne à penser que la loi de 1844 fut proposée par Robert Peel, après l'adoption de la liberté commerciale par le Parlement, et dans le but de consolider celle-ci. Ce n'est point du tout ce qui a eu lieu. La loi de 1844 est non pas postérieure, mais antérieure à la loi qui a établi la liberté du commerce. Elle l'est de deux années. Elle ne fut point la mise à exécution d'une économie politique libérale. Elle fut l'effet de la pression exercée par quelques empiriques, ennemis notoires des doctrines libérales, sur l'esprit de Robert Peel qui, alors encore, était dominé par les idées restrictives de l'école protectionniste. Robert Peel, abusé, fit à son tour subir cette pression à la majorité du Parlement dont il était le chef, et ce fut seulement deux années après, en 1846, qu'il se convertit à la liberté du com

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attribution à l'exclusion absolue de tout autre, c'est un monopole qu'il possède. Le mot de monopole a été créé et mis au monde pour désigner et dénommer les faits de ce genre. A votre gré, donner à une banque, à l'exclusion de toute autre, le pouvoir d'émettre des billets, ce ne serait pas faire du monopole, ce serait juste le contraire, ce serait rendre hommage à la liberté, ce serait l'établir dans l'ordre de faits dont il s'agit. Une telle assertion fait cabrer l'esprit du lecteur le plus débonnaire. Quoi, le monopole s'appeler la liberté quand il s'applique à l'émission des billets, et pourquoi donc ? Assurément, répondez-vous, sans fournir en rien la démonstration à ce que vous avez avancé. On insiste, on vous supplie de réfléchir; vous tenez bon et vous vous redressez fièrement, non pour donner des raisons, mais pour affirmer ex cathedra que vous seul êtes libéral en cette affaire; vous croyez devoir ajouter que seul le régime que vous recommandez serait conforme aux idées de justice et de vérité.

Lorsqu'on a eu la mésaventure d'avancer une énormité telle que celle qui consiste à prétendre que le monopole c'est la liberté, on ne gagne rien à répéter l'affirmation de plus belle, avec un redoublement d'assurance et d'un ton de plus en plus vainqueur. La répétition n'avance à rien. Une erreur qu'on aura répétée cent fois de suite n'en sera pas moins une erreur. Pareillement, parler haut et fort n'est pas parler juste, et grossir la voix ne fait pas que l'erreur devienne vérité. Si la valeur du raisonnement se mesurait au volume de la voix, le crieur public Stentor aurait été le premier philosophe de la Grèce. Et à qui donc espérez-vous faire accroire que, lorsqu'on soutient obstinément ce qui est de toute évidence un monopole, on est non-seulement libėral, mais par excellence le libéral ?

Pour ce qui est de votre assertion que le régime par vous patronné serait conforme aux idées de justice et de vérité, elle a le malheur de réveiller dans l'esprit du lecteur une réminiscence peu avantageuse. En 1825, lorsque le ministère Villèle-Peyronnet présenta, au sujet des journaux, une loi qui était par rapport à la presse périodique ce que votre plan serait par rapport aux banques, la destruction de la liberté, il fit insérer dans le Moniteur un article probablement de la plume de M. de Peyronnet, qui était né sur les bords de la Garonne, article affirmant que c'était une loi de justice et d'amour. La phrase n'eut pas le moindre succès; elle fut prise pour une gasconnade d'un goût équivoque. Quelle idée avez-vous eu de reproduire à peu près cette formule décriée ?

Vos écrits, pleins d'animation et inépuisables en affirmations sur la question des banques, m'ont rappelé un document historique dans le même esprit et le même style; je veux parler du discours prononcé par l'avocát-général Antoine Séguier, en présence du roi Louis XVI, lorsque

ce prince tint un lit de justice pour l'enregistrement de l'édit abolissant les corporations d'arts et métiers, les maîtrises et les jurandes, et inaugurant en France le grand principe de la liberté du travail ou du libre exercice des professions. Tous les deux vous soutenez le monopole avec la même ardeur. Il y a pourtant cette différence remarquable, et j'oserai le dire, mon cher confrère, peu à votre avantage, que dans son enthousiasme pour le sytème réglementaire, les restrictions, les priviléges exclusifs, le régime autoritaire, toutes choses qu'il entend maintenir pour l'industrie en général comme vous voudriez les organiser pour les banques d'émission, l'avocat-général Séguier appelle les choses par leurs noms. Il ne perd pas son temps à déguiser le monopole. Il ne lui met pas de masque; vous, au contraire, vous le couvrez d'oripeaux, vous lui mettez un faux nez, et vous voudriez ensuite que nous l'honorions sous le nom de la liberté. Le procédé du magistrat parlementaire valait mieux, et personne ne sera la dupe du travestissement que vous tentez.

5° Si la somme des billets en circulation peut se limiter par une formule mathématique du genre de celle qui a été adoptée pour la Banque d'Angleterre.

Passons à la limitation de la somme des billets émis, telle qu'elle est réglée pour la Banque d'Angleterre par la loi anglaise de 1844 sur les banques, dont elle forme le trait principal. Vous n'avez pas assez d'éloges pour une pareille combinaison, vous y voyez le salut du commerce anglais, presque de la puissance britannique. Voilà donc qui est bien entendu : cette limitation absolue est un grand bien; sans cela la Banque d'Angleterre ne pourrait remplir avec sécurité sa fonction de banque d'émission et exposerait le pays à des calamités. S'il en est ainsi, comment vous expliquez-vous le fait suivant? Le 11 mai 1866, le système de la loi de 1844 étant en pleine vigueur, la cité de Londres était livrée à la panique épouvantable dont vous avez tracé le sinistre et véridique tableau dans la Revue des Deux Mondes du 15 août: elle l'était à cause de cette limitation, qui montrait imminent à chacun l'instant où la Banque cesserait de faire des avances et des escomptes. Dans la nuit du 11 au 12, le gouvernement, par un acte extra-légal et sommaire, suspend la loi de 1844 en ce qui concerne la limitation. La panique cesse alors comme par enchantement; votre loyauté vous a forcé à reconnaître le fait.

Notez que le fait s'était déjà produit exactement le même en 1847 et 1857. Panique avant la suppression de la loi, détente immédiate du moment qu'elle est suspendue. Alors, comme en 1866, on vit crouler, avec des maisons qui s'étaient compromises et à plusieurs desquelles on eût pu cependant éviter une chute funeste à l'intérêt public, bon nombre

d'autres maisons, celles-là abondamment pourvues de ressources, qui devaient être sauvées, qui l'eussent été certainement avec un peu d'assistance; mais la règle de fer de la limitation fit que l'assistance ne putêtre donnée. Vous trouverez une liste incomplète de ces maisons, avec la preuve péremptoire de leur solvabilité, dans l'intéressant volume de M. Patterson, Economy of Capital.

De bonne foi, ce qui ressort de tout cela, est-ce que la loi de 1844, et la clause de la limitation en particulier, sont avantageuses au commerce, le rassurent et lui donnent des ressources dans les temps difficiles? N'est-ce pas au contraire qu'elles aggravent les crises et les convertissent en paniques, d'où sortent nécessairement des désastres ?

En bon français, la triple expérience de 1847, de 1857 et de 1866 est la condamnation sans appel de la loi de 1844, et spécialement de la clause de la limitation. Mais il en est différemment à vos yeux. Vous possédez parmi les nombreuses ressources de votre esprit une puissance illimitée d'admiration. Vous admirez la loi de 1844, quand on l'observe en maintenant rigoureusement les clauses; vous l'admirez de plus fort quand, après qu'elle a mis le commerce britannique à deux doigts de sa ruine, le gouvernement la viole, aux acclamations du public et du Parlement. Dans les deux cas, l'excellence de la loi de 1844 en général et de la clause de la limitation en particulier vous apparaît avec une égale évidence. Il n'est pas possible d'avoir le caractère mieux fait et l'esprit plus accommodant. Mais en tout ceci je cherche une doctrine, une appréciation raisonnée des faits, et je suis forcé de le dire, mon cher et honoré collègue, mes recherches sont vaines, je ne trouve rien.

Au sujet de la limitation, votre argumentation a un autre défaut encore. Selon vous, il faut une limitation mathématique de l'émission, c'est entendu, du moins dans la majeure partie de vos pages; mais pour cette limitation absolue, quelle formule suivre? La première partie de l'émission, celle qui n'est point assujettie à la contre-valeur en écus ou en lingots, sera, dites-vous, la partie stable, c'est-à-dire cette quantité de billets qui circule constamment ou, en d'autres termes, le minimum de la circulation. Or, voici ce qui en résulterait et en présence de quelle conclusion vous vous trouvez, une fois posées ces prémisses. Le minimum qu'on observe en Angleterre depuis plusieurs années est de 18 millions st., sinon davantage. Si la Banque d'Angleterre ne doit avoir de métal précieux monnayé au cours que pour le surplus de la circulation; celle-ci étant communément de 22 millions à peine, la Banque d'Angleterre n'aurait besoin en temps ordinaire que de 4 millions st. en métal précieux monnayé ou en lingots. Ce serait un hasard quand il lui faudrait aller à 7 millions, c'est-à-dire que l'approvisionnement métallique auquel elle serait tenue devrait être moindre qu'il ne l'était avant la loi de 1844, quand la Banque n'était en cela astreinte à rien par la loi.

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