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C'était bien la peine d'ébranler l'organisation du crédit et de sacrifier le principe de la libre industrie pour arriver à un tel résultat! Il est vrai qu'on avait cru devoir fixer en 1844 la partie stable de la circulation à 14 millions st.; mais cette fixation était alors l'effet d'une erreur matérielle et aujourd'hui c'en est une bien plus forte, je devrais dire plus grossière.

En France présentement le minimum de la circulation est pour le moins de 850 millions de francs; le maximum est monté dernièrement à 1 milliard 50 millions. Il suffirait donc, en appliquant votre panacée, d'avoir à la Banque de France 200 millions en espèces. Est-ce vous, mon honoré confrère, qui conseilleriez à la Banque de France de n'avoir que 200 millions en métaux précieux pour une circulation de plus d'un milliard?

Votre programme tombe donc à plat en France comme en Angleterre. Cette prétendue prudence, qui serait propre au système de la limitation entendue à la manière de la loi de 1844 et qui vous captive, devient de la témérité.

Par l'habitude que vous semblez avoir d'écrire chacune de vos pages sans vous souvenir des précédentes, il arrive que la formule par vous donnée pour la fixation de la première partie de la circulation dans vos articles de la Revue des Deux Mondes, se transforme à quelques pages d'intervalle, et bientôt vous adoptez la règle que cette première partie de la circulation soit égale à la somme que la Banque possède en valeurs sur l'État. Cette seconde édition est plus conforme au texte même de la loi de 1844; mais, appliquée à la France, elle serait encore plus restrictive. Pour la Banque d'Angleterre c'était en 1844 à 14 millions st., que se réduisait dès lors la première partie de l'émission, celle qui n'est pas assujettie à la contre-valeur en écus ou en lingots, au lieu de 18 pour le moins. Pour la Banque de France on tomberait à 150 millions de francs à peine, au lieu des 850 que nous trouvions tout à l'heure. Chez nous, cette disposition obligerait la Banque à n'avoir, avec 350 millions d'écus et de lingots, qu'une circulation de 500 millions de billets. Avec l'approvisionnement métallique de moins de 200 millions qui a caractérisé la situation au commencement de 1865, la Banque de France n'aurait pu avoir des billets en circulation que pour 350 millions. Pour en venir là à quel point n'aurait-elle pas dû restreindre l'escompte, et quelle effroyable crise n'aurait-on pas causée?

6° Si la loi anglaise de 1864 mérite et obtient l'approbation universelle en Angleterre et s'il n'est pas question de la modifier.

Ici, je ne puis m'empêcher de signaler à quel point, à propos de cette crise du milieu de mai 1866, vous avez succombé à votre

péché mignon de vous contredire en plein et de vous donner à vousmême des démentis à quelques pages de distance. Je prie le lecteur de prendre votre article de la Revue des Deux Mondes du 15 août. Les premières pages sont consacrées à décrire la stupeur qui régnait le 11 mai dans la Cité. C'est peint à grands traits et de la façon la plus dramatique. «Une angoisse horrible s'était emparée des cœurs les plus fermes et troublait les esprits les plus résolus..... on voyait comme une armée d'hommes au regard sombre qui avançait sans cesse vers SaintPaul... La consternation contractait les visages, le désespoir se traduisait par un morne silence... On voyait de tous côtés dans des mains crispées des portefeuilles, des carnets..... On aurait dit que le vaisseau qui porte l'Angleterre et sa fortune s'était entr'ouvert avec un effroyable craquement, et que la masse des naufragés se précipitait sur les débris en cherchant les moyens de sauvetage. Jamais le souvenir de cette convulsion ne s'effacera de la mémoire de Londres.....» Voilà comment vous entrez en matière; mais presque nussitôt cette lugubre impression s'efface de votre esprit. Cette loi de 1844 a pour vous des charmes irrésistibles, et dès qu'il s'agit d'elle, une teinte riante se répand sur vos idées. Quatre pages donc après ce récit émouvant, tout à vos yeux redevient couleur de rose, et vous dites au lecteur stupéfait : « Le mécanisme de 1844 détruit toute appréhension au sujet des convulsions monétaires, suivant la prétention bien justifiée d'un de ses habiles auteurs, lord Overstone, il met à couvert non-seulement a calamitate, sed a calamitatis metu..., il est le véritable Deus ex machina de la circulation, le Deus qui nobis hæc otia fecit. »

Le sens de ce passage et des citations latines qui l'enrichissent, c'est que, au mois de mai 1866, le commerce de Londres aurait dû illuminer en l'honneur de la loi de 1844. Il a été inepte de se livrer à la panique. On l'avait mis à l'abri, non-seulement de toute calamité, mais même de toute alarme. On lui avait assuré des loisirs aussi doux que ceux dont jouissait Virgile, par la générosité d'Auguste, sous les hêtres de Mantoue. Ingrat commerce! A la page suivante vous vous écriez : Et de quoi se plaint-on? On se plaint, mon honoré confrère, des malheurs que vous avez si éloquemment dépeints vous-même un peu plus haut.

En finale donc, vous ne retirez des désastres qui ont désolé la cité de Londres au mois de mai dernier, d'autre souvenir que celui d'un succès colossal pour la loi de 1844 (la grandeur du succès, dites-vous) et celui des loisirs merveilleux que cette loi procure au commerce anglais; vous divinisez cette loi; c'est à la lettre, car deux fois en quatre lignes le mot de Deus vous vient sous la plume pour la qualifier.

Si, comme on peut le croire, le Parlement raye la loi de 1844 du Code britannique, le moins que dans votre douleur vous puissiez faire pour

elle sera de demander qu'elle soit placée au ciel parmi les constellations. Je joindrai mes vœux aux vôtres parce que cette manière d'apothéose est un procédé poli pour enterrer les gens et les questions, et on ne parlerait plus de la loi de 1844.

Puisque cette loi de 1844, avec sa clause qui limite mathématiquement l'émission, est jugée par vous si efficace, si nécessaire pour assurer la bonne marche de la Banque d'Angleterre et spécialement la stabilité du billet de banque, vous êtes tenu d'en demander l'application à la Banque de France. Vous y êtes tenu a fortiori; car la quantité des billets que la Banque de France a en circulation fait environ le double de la circulation de la Banque d'Angleterre, désormais un milliard contre un peu plus et quelquefois un peu moins de 500 millions. Si la logique est quelque chose dans le monde, cette conclusion est plus qu'indiquée, elle est obligée. Mais vous avez une logique à vous, et une méthode de raisonnement toute particulière, qu'un critique des plus éclairés, M. Courcelle-Seneuil, a spirituellement qualifiée d'ondoyante, avec laquelle vous esquivez toute conséquence de vos propres idées qui contrarie votre thème. Quand vous avez posé les prémisses d'un syllogisme, vous excellez à en éluder la conclusion. Vous avez un art particulier pour vous échapper par la tangente.

D'après vous, cette loi si salutaire, si avantageuse, si indispensable au nord de la Manche, serait hors de propos au midi; et voici pourquoi notre patrie, grâce à son heureuse étoile, possède régulièrement dans ses gouverneurs et régents de la Banque de France, des hommes. si bien doués que, avec eux, tout va comme de sire. L'habileté et la prudence du conseil de la Banque de France suppléent à tout, tiennent lieu de tout et l'affranchissent des règles qui peuvent être nécessaires avec les autres banques. Pour parler net, c'est que les hommes qui dirigent la Banque de France sont la sagesse incarnée, et que ceux qui sont au gouvernail de la Banque d'Angleterre et qui pourtant sont pris dans l'élite de ces commerçants si renommés de la Cité de Londres, sont des esprits faux ou bornés. M. Rouland est un aigle, et M. Holland (le gouverneur actuel de la Banque d'Angleterre) un étourneau. Des esprits faux ou bornés, allez-vous répliquer, car vous n'aimez pas à traiter durement les gens, excepté pourtant ceux qui ne sont pas de votre avis en matière de banques; pas du tout! eux aussi, depuis 1857, ceux qui dirigent la Banque d'Angleterre sont au moins des hommes de génie et d'une sagesse exemplaire. Je cite vos paroles : « Depuis lors (1857), le gouvernement de la Banque a été admirablement conduit: l'ancien et le nouveau cabinet, ainsi que la Chambre des communes, lui ont rendu pleine justice. » Très-bien. Mais alors vous laissez. vos lecteurs fort embarrassés en présence du dilemme suivant: ou bien le système de la limitation n'est bon qu'avec une direction aventureuse

et incapable, et alors il faut en affranchir la Banque d'Angleterre qui a, depuis 1857 tout au moins, une direction capable et sage, ou bien il est nécessaire même avec une excellente direction, et alors il faut l'appliquer également à la Banque de France. Cette dernière proposition donnerait le cauchemar au commerce de Paris et à vous-même qui avez la plus grande admiration pour la Banque de France et qui êtes d'avis qu'on ne saurait lui donner trop de latitude, lui décerner trop d'hommages. Que celle-ci garde donc toute liberté; mais nous, humbles lecteurs, nous serons libres de penser que vous avez une logique bien capricieuse.

Vous ménagez à vos lecteurs d'autres surprises encore. J'ai en mains vos deux grands articles de la Revue des Deux Mondes. Après avoir lu tout ce que vous dites à l'éloge de la limitation de l'émission des billets de banque, je tourne la page, et qu'est-ce que je découvre ? Cette limitation qui vous plaisait tant, voilà que, lorsque vous arrivez au terme de votre travail, vous y devenez indifférent. D'une brûlante ardeur, vous passez à la glace. Vous exprimez le regret qu'on n'ait pas laissé à la Banque d'Angleterre, à l'égard de l'émission, la latitude dont la Banque de France n'abuse nullement, et que du moins, à défaut de ce, on n'ait point inséré dans le texte de la loi de 1844 une clause que, suivant vous, Robert Peel aurait eue dans la pensée, et qui consisterait en ce que la limitation puisse être suspendue de concert entre le ministère et la Banque (1).

Dans un pays où la règle est de faire le moins possible intervenir le gouvernement, il est plus que vraisemblable que celui-ci se refuserait à un arrangement qui lui ferait porter un pesant fardeau, celui de la responsabilité de la gestion de la Banque. Il dirait à la Banque : laisseznous faire notre métier et faites le vôtre, et par votre expédient la Banque recouvrerait de fait toutes les facultés qu'elle avait avant 1844.

Pour décider le public français à admirer cette loi anglaise de 1844, vous invoquez le suffrage unanime, suivant vous, de l'Angleterre. A vous entendre, le seul mouvement notable qui se produise chez nos voisins, à propos de cette loi de 1844, aurait pour objet de la rendre plus restrictive encore, en retirant aux banques provinciales de l'Angleterre proprement dite la faculté d'émission que Peel leur avait laissée après l'avoir réglementée, à outrance, et en enlevant cette faculté aux banques de l'Irlande et de l'Écosse. Mais, quant à modifier la loi de 1844 pour en adoucir les restrictions, personne, dites

(1) Voici la phrase: « Cependant, nous l'avouerons, nous regrettons qu'à défaut d'une latitude comme celle dont la Banque de France n'abuse nullement, l'idée primitive de sir Robert Peel n'ait point été maintenue dans le texte légal. » (Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1866. p. 199.)

vous, parmi les hommes les plus autorisés en ces matières de l'autre côté du détroit, ne songe à un changement plus radical que celui qui consisterait à modifier le plan, en vertu duquel la Banque est divisée en deux départements, celui de l'émission et celui de l'escompte et avances; quant à cette modification même, vous exprimez l'opinion qu'elle n'a pas de chances; je doute fort, dites-vous, que le mécanisme en soit supprimé.

Voilà une assertion bien nette. Personne ne songe à abolir la loi de 1844. Un autre aurait dit: Parmi les hommes les plus compétents, personne n'a publié d'écrit ou prononcé de discours qui ait contenu la demande d'un changement plus radical que celui qui se réduirait à réunir en un seul les deux départements de la Banque, tout en maintenant les autres règles imposées par la loi de 1844; mais vous êtes tellement sûr de votre fait, que vous prenez la locution la plus tranchante: Personne n'y songe!...

Voyez pourtant si vous ne vous feriez pas illusion. Il est de notoriété publique qu'il a paru en Angleterre un grand nombre de brochures et plusieurs volumes remarquables, entre autres un de M. Patterson, contre l'ensemble de la loi de 1844. Vous savez que la Chambre de commerce de Glasgow, corps fort éclairé en ces matières, fait plus que de songer à l'abrogation de la loi de 1844. Elle ne cesse de la réclamer par des demarches actives. Par un singulier hasard le Jonrnal des Economistes de septembre contient, à la suite de la discussion où vous avez prononcé le mot que je viens de citer: Personne n'y songe, une lettre de cette chambre de commerce à M. Gladstone, alors chancelier de l'Echiquier, lettre qui est un manifeste contre la loi de 1844. La grande majorité, si ce n'est l'unanimité des chambres de commerce du RoyaumeUni, dans la dernière réunion de leurs délégués à Londres, s'est prononcée contre cette loi qu'elle déclare s'être montrée, dans la pratique, dure, irritante et oppressive (harsh, irritating and oppressive). Et veuillez le remarquer, dans ces critiques, il ne s'agit pas seulement du mécanisme qui partage la Banque en deux départements; il s'agit de la loi tout entière.

La réunion de l'association des chambres de commerce a eu lieu avant la panique du mois de mai; elle est du mois de février. Qu'eût-ce donc été si elle avait été postérieure à ces journées calamiteuses? Ah, personne n'y songe! mais au moment même où vous publiiez cette sentence, le 1er septembre, vous ne pouviez ignorer l'opinion que professe sur le sujet qui nous occupe, et nommément sur la loi de 1844 prise en bloc, M. Newmarch, qui est bien, lui, un homme des plus autorisés, avec lequel vous avez des relations dont vous vous honorez justement, au suffrage duquel vous paraissez attacher un très-grand prix, puisque vous le citez à tout propos. Cette opinion, c'est la con

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