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chargé de chaînes. Vos affirmations en sens contraire, de quelque métaphore que vous les enjoliviez, mon honoré collègue, ne sont que des assertions gratuites; elles ne convaincront pas les hommes qui réfléchissent et raisonnent. Jamais surtout vous ne persuaderez aux gens que le capital d'une Banque peut en même temps être disponible et immobilisé, pas plus que vous ne leur feriez accroire qu'un objet est au même instant blanc et noir.

IV

Des adhésions qu'aurait obtenues le système de la Banque unique recommandé par M. Wolowski. Les morts et les vivants: Adam Smith, Tooke, Rossi; MM. MacLeod, Newmarch.

Je ne puis terminer cet examen des propositions principales énoncées par vous dans cette polémique, mon cher et honoré confrère, sans dire un mot de votre prétention, que vos idées réunissent la grande majorité des économistes les plus distingués en France et dans les autres pays de l'Europe savante.

Cette fois vous noùs transportez trop sans façon dans la région des fictions. Je ne parlerai que de la France, parce qu'il ne faut parler que de ce qu'on connaît, et je vous demanderai si vous êtes certain de ce que vous avancez, quand vous dites que vos idées sur les Banques réunissent la grande majorité des économistes les plus distingués de notre pays. Votre système en matière de banque se résume dans ces deux idées: 1o L'émission constituée comme l'apanage d'une Banque unique; 2° la limitation mathématique de l'émission, conformément à la loi anglaise de 1844. Or, il est notoire, et vous ne pouvez l'ignorer, que dans la société d'économie politique qui réunit, on peut le dire sans flatter personne, à bien peu d'exceptions près, les économistes les plus distingués de la France, vous êtes le seul de votre avis, ou à très-peu près le seul; vous avez eu lieu de vous en apercevoir dans des discussions répétées.

Cette assertion assez téméraire au sujet de l'approbation que vos opinions sur les Banques aurait reçue des économistes les plus distingués, m'oblige à dire un mot de votre manière de faire intervenir les autorités. Certes, rien de plus légitime que d'abriter les opinions qu'on professe sous le patronage des hommes qui sont reconnus comme des maîtres. L'homme sage contrôle ses opinions par celles des personnes que recommandent la justesse de leur esprit et l'étendue de leurs connaissances. Celui qui n'a foi qu'en lui-même et dédaigne de consulter autrui ou de s'enquérir de ce qu'ont pu penser sur le même sujet les hommes les plus considérés, est un orgueilleux qui s'expose à des chutes méritées. Il y a pourtant manière de se prévaloir des maîtres de la science. Il ne faut se vanter de leur appui qu'à bon escient, et se gar

der d'invoquer une concordance qui n'existerait pas; il faut pareillement éviter de citer le premier venu comme un maître, ou d'improviser des autorités pour le besoin de sa cause. Sur chacun de ces différents points, ou je me trompe fort, vous avez été peu circonspect.

Comment pouvez-vous dire qu'Adam Smith partageait votre Credo sur les Banques? Ce Credo, c'est l'unité des Banques avec une réglementation calquée sur celle de la loi anglaise de 1844. Où avez-vous vu que Adam Smith fût pour l'unité des Banques, et comment eût-il été favorable au système qui se montra tout frais éclos dans la loi de 1844, lui qui était mort 54 ans avant l'apparition de cette loi. Vous citez encore feu Thomas Tooke, qui était notoirement d'une opinion opposée. L'idée de s'appuyer du suffrage de Tooke, auteur des plus considérables en effet, révèle une fois de plus à quel degré vous êtes sujet à vous faire des illusions. En quoi donc Tooke était-il favorable à votre programme qui, pour l'Angleterre, est la loi même de 1844, aggravée même de manière à la rendre bien plus restrictive encore? Tooke, depuis 1844, a passé sa vie à critiquer cette loi. Il la condamnait absolument; c'est un sujet sur lequel il était implacable. Les derniers volumes de sa grande œuvre, l'Histoire des prix, sont remplis de jugements sévères sur cette loi, de sarcasmes même. Vous avez lu à fond cet ouvrage, car vous le citez fréqueminent; comment n'en avez-vous pas mieux saisi la portée? Vous auriez pu remarquer, par exemple, à la page 259 du vol. IV (publié en 1848) le chapitre où M. Tooke résume ses opinions sur la loi de 1844 (1), vous y auriez aperçu ces mots : « Finalement la théorie qui sert de base à la loi de 1844, est à tous les points de vue erronée, et procède d'ambiguïtés de langage, d'aliégations mal fondées en principe et en fait, et de fausses analogies. »

Pour conclusion de ce même chapitre, Tooke a tracé les paroles suivantes: « Les principes si vantés de la mesure (la loi de 1844) sont entièrement dépourvus de toute espèce de fondement au point de vue des faits comme au point de vue du raisonnement (the vaunted principles of the measure are intirely destitute of any foundation in fact or reasoning (2). Pareille sentence est prononcée presque dans les mêmes termes dans le vol. V, qui est de 1857. Dans l'un et l'autre volumes, cette condamnation est motivée par une suite de chapitres, où la loi de 1844 est mise en pièces et bafouée. C'est la loi tout entière qu'il traite ainsi, et non pas seulement telles de ses dispositions de détail. Voulez-vous que j'en dise davantage sur le degré de concordance qu'il y a entre votre économie politique et celle de Tooke, au sujet des Banques et du

(1) Il est intitulé: Summary of the argument against the theory of the measure of 1844.

(2) Les mots soulignés ici le sont dans l'original.

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Pylade. M. Newmarch a dit ceci, M. Newmarch pense cela; M. Newmarch assistait au dîner du Club d'économie politique de Londres, où vous avez été invité et où vous avez eu, à ce qu'il paraît, la satisfaction de voir vos idées partagées de tout le monde. Non-seulement M. Newmarch en était, mais il y a parlé à votre satisfaction. Voilà ce que vous rapportez avec bonheur et ce que chacun peut lire dans la Revue des Deux Mondes. J'en étais là, lorsque M. Newmarch m'a fait la politesse de m'envoyer deux notes, l'une (1) de quatorze, l'autre de seize pages, qu'il a publiées en juillet et août 1866 sur les banques, et spécialement sur la Banque d'Angleterre, la loi de 1844 et la crise du printemps dernier. Ces écrits de M. Newmarch sont excellents: c'est court, c'est clair, c'est substantiel. On rencontre à la fois, dans ces essais, le raisonneur et l'homme d'affaires. Mais quel n'a pas été mon étonnement en lisant ces deux notices? Au lieu de la similitude d'opinion avec vous, à laquelle je m'attendais, j'ai trouvé la discordance. Vous ne voyez rien au-dessus de la loi de 1844, M. Newmarch pense que la loi de 1844 n'a pas le sens commun, qu'elle est un fléau. En homme pratique qu'il est, il termine chacune de ces notices par un programme composé de sentences numérotées. L'article 1er du programme est, dans l'une et l'autre, l'abrogation de la loi de 1844; non pas l'amendement, mais l'abolition entière, absolue, totale. Voici les propres paroles de M. Newmarch: Repeal the act of 44 altogether.

Direz-vous que M. Newmarch est de votre avis, de remplacer la circulation des banques existantes par celle de la Banque d'Angleterre, de façon qu'il n'y ait plus dans le Royaume-Uni qu'un seul billet de banque, celui de cette grande institution ? Je vous répondrai qu'il n'y a pas trace de cette opinion dans les deux écrits de M. Newmarch que je viens de citer, ni dans aucun de ses écrits antérieurs dont j'aie connaissance. L'esprit général des travaux de M. Newmarch, des derniers surtout, me paraît l'opposé de vos idées. Vous flétrissez le système des sociétés à responsabilité limitée appliqué aux banques et ailleurs; M. Newmarch en prend la défense. Vous soutenez la doctrine d'après laquelle le capital des grandes banques, telles que la Banque d'Angleterre et la Banque de France, n'est qu'un cautionnement et doit en cette qualité être placé en fonds publics ou autres valeurs de l'Etat; M. Newmarch est de l'opinion inverse. Il expose que le moment est venu où l'État doit restituer à la Banque d'Angleterre, pour qu'elle s'en serve, son capital qu'il détient. Je cherche donc en vain cet accord intime entre

(1) La première, The recent financial Panic, a paru dans le British quarterly Review de juillet 1866; la seconde, The financial Pressure and ten per cent, a été publiée dans le Fraser's Magazine d'août.

M. Newmarch et vous, qu'il vous agréerait, à ce qu'il semble, de faire supposer. Il n'existe rien de pareil..

Une circonstance qui vous paraîtra peut-être mériter explication, c'est que, alors que vous écriviez vos grands articles de la Revue des Deux Mondes, vous connaissiez l'existence des deux écrits ci-dessus relatés de M.Newmarch, vous les aviez lus, et je vous ai déjà fait remarquer que vous citez l'un des deux (The recent financial Panic) à l'appui de vos idées. Eh bien, cet écrit est le renversement de tout votre édifice.

Mais je n'irai pas au delà dans cette polémique qui m'est pénible. Il est suffisamment prouvé, ce me semble, que votre plaidoyer en faveur du monopole ne brille point par les bonnes raisons. Je croirais, mon cher confrère, que vous devez éprouver le besoin de faire comme M. Jourdain, de prendre un maître de philosophie.

Si dans cette affaire, mon honoré confrère, vous avez présenté une œuvre aussi peu convaincante, c'est que vous êtes entré en campagne en répudiant le principe de la liberté du travail; vous avez fait comme le marin qui, en mettant à la voile, jetterait la boussole à la mer. La discussion sur les banques, de même que toute discussion d'économie politique, est sans issue pour celui qui tourne le dos au principe de la liberté du travail. Conservons la bonne habitude de respecter ce principe, qui fait notre force et notre valeur. Lorsqu'on se met à en faire bon marché, on frappe de stérilité tout le talent qu'on peut avoir, on se réduit à une position intenable. Comment, dans ce siècle de progrès, alors qu'en fait de crédit nous sommes tant inférieurs à nos voisins, avez-vous pu croire possible que la grande enquête qui vient d'avoir lieu se terminât par la déclaration qu'en France tout est pour le mieux en ce genre, qu'il n'y a rien à ajouter aux prescriptions de la loi de 1857 (1), avec l'interprétation qu'en donne la Banque de France, et par conséquent que, jusqu'en 1897, la France devra se contenter de la centaine de succursales que cette loi lui montre en perspective, alors que l'Écosse à elle seule, avec ses 3 millions d'habitants, en a 600.

Quoi! tant de témoignages auront été demandés et recueillis dans toute l'Europe pour aboutir à une négation? L'échelle serait tirée pendant trente ans encore. Imaginer que l'enquête puisse avoir une telle issue, c'est faire injure aux pouvoirs publics et à l'opinion, qui l'un et l'autre se plaisent à montrer le cas qu'ils font de la liberté du travail.

(1) Aux termes de cette loi, la Banque n'est tenue d'avoir des succursales en nombre égal à celui des départements, ou plutôt une par département, qu'autant que le gouvernement le lui prescrit. A cause des quelques départements où il devra y avoir plus d'une succursale, on peut estimer que le nombre en irait à cent.

3 SERIE. T. V. — 15 février 1867.

15

C'est prêter à la Banque de France une obstination qu'elle n'a pas; c'est lui refuser ce qu'elle a certainement, une juste appréciation de l'état actuel des choses et des nécessités d'un avenir très-prochain. Quant à moi, je crois à la sagesse de la Banque de France. Mais qu'on me permette de le dire, il n'y a de sages que ceux qui, au lieu de se proposer l'œuvre impossible de suspendre le progrès de la société, se prêtent franchement à le faciliter.

MICHEL CHEVALIER.

DE LA CONDITION MORALE

DE LA CLASSE OUVRIÈRE

DEPUIS QUINZE ANS

Les ouvriers sont comme les enfants: l'imprévoyance est leur plus grand défaut. Elle est aussi, avec l'ignorance dont elle est une des formes, la cause principale de leurs misères morales comme de leurs misères physiques. Leur condition les condamne à une rude existence qu'ils pourraient adoucir par beaucoup d'ordre et d'économie; mais le plaisir est là qui les sollicite; ils cèdent aisément sans songer au repentir du lendemain, et souvent l'entraînement les pousse jusqu'à la débauche. C'est ainsi qu'on voit aux diverses époques de l'histoire du XIXe siècle, deux plaies ronger la classe ouvrière et attaquer la moralité dans sa source en dissolvant la famille : l'ivrognerie des hommes et le libertinage des femmes.

Elles sont loin d'être cicatrisées. Dans la Normandie, dans le Nord, dans l'Alsace, à Saint-Étienne, l'ivrognerie n'est pas vaincue. Mais le Midi n'en a jamais été infecté; à Lyon, elle est devenue l'exception. L'administration exerce aujourd'hui une autorité presque absolue sur les cabarets et les cafés, qui ne peuvent être ouverts, vendus ou transférés dans un autre local sans l'autorisation du préfet, et qui peuvent toujours être fermés par son ordre. Le décret du 29 décembre 1851, qui la lui a conférée, avait été rendu dans le double but de protéger les mœurs et d'empêcher les réunions politiques. Le second a été plus atteint que le premier; car le nombre des cabarets et cafés, loin de diminuer, a beaucoup augmenté (1).

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