Images de page
PDF
ePub

En rappelant à la reconnaissance des contemporains la mémoire des hommes qui furent les apôtres dévoués et intelligents de cette vérité, en mettant en lumière leur personne, leurs doctrines et leur influence, avec ce charme de style et cet art d'exposition qui rehaussent le solide talent de M. de Lavergne, l'éminent académicien aura rendu un nouveau service à la science économique et aux lettres françaises. Le public attendra avec impatience la publication de l'ouvrage entier.

L'interminable question des banques a été ramenée au sein de l'Académie par une communication de M. L. DE LAVERGNE sur les billets de banque de l'île de Jersey, et par deux lectures de M. WOLOWSKI Sur le change. M. de Lavergne a entretenu ses confrères de l'extrême liberté qui règne dans la petite île anglo-normande de Jersey. Là, sur un territoire de 16,000 hectares seulement, à peine peuplé de 55,000 habitants (1), il y a en ce moment 73 sortes de billets à vue et au porteur, tous d'une livre sterling. De suffisants détails ayant été fournis sur ce sujet par un article de M. Iranyi, publié dans le Journal des Économistes (janvier 1866), et dans un colloque qui a eu lieu au sein de la Société des Économistes (2), nous y renvoyons nos lecteurs. M. Wolowski a fait observer que l'exemple d'un flot soumis à un régime légal, incompatible avec nos mœurs et nos lois, ne pouvait faire autorité pour la France, et à quelques égards il a raison la contrainte par corps, la responsabilité illimitée, le versement d'un capital égal ou supérieur aux billets émis, s'acclimateraient difficilement chez nous. Mais l'exemple de Jersey a une incontestable valeur d'enseignement: il montre, il prend sur le fait la naissance de ce qu'on appelle billet de banque, dénomination inexacte, puisque sur 73 sources d'émission, on ne compte que huit maisons de banque. Cet exemple constate que cette sorte de billet est, à son origine, un simple emploi du crédit privé, ne différant par aucun trait propre des autres engagements payables à plusieurs jours de vue. ou à échéance fixe. Il peut être librement émis en quantité considérable sans chasser le numéraire métallique, sans renchérir toutes les marchandises, sans bouleverser les fortunes privées ni la fortune publique. Au contraire, ce papier, bien garanti, est un instrument apprécié de tous, de prospérité économique, sans qu'il trouble en rien l'ordre social. Après la vue de ce qui se passe à Jersey, sous nos yeux, il n'est plus possible de prétendre que l'émission d'engagements à vue et au porteur, baptisés du nom spécial de billets de banque, est une fonction réservée, par sa nature propre, à l'autocratique majesté de l'État;

(1) Cette énorme densité est à remarquer et à vérifier: 4 habitants et demi par hectare!

(2) Livraison de décembre 1866.

c'est évidemment une simple opération de crédit privé : ce qui ne veut pas dire que, comme toute entreprise personnelle, elle n'ait ses conditions normales de formation et de développement, sur lesquelles l'État a droit de veiller au nom et dans la limite de l'intérêt général.

Quant aux mémoires de M. Wolowski sur le change, le Journal en a commencé la publication dans la livraison de janvier dernier. Inutile de les analyser.

M. Hippolyte PASSY a présenté à l'Académie un récent ouvrage de M. Audiganne, sur l'Économie de la paix et la Richesse des Peuples, et en a signalé le caractère et les mérites, en mêlant à de nombreux éloges de légères critiques; ce livre a pour objet de montrer comment la paix développe certaine puissance, qui est au cœur de tous les peuples, que l'isolement laisse sommeiller, que la guerre annulle, et qui se déploie dans toute son énergie sous l'incitation des rapports avec l'étranger. En même temps que la paix étend et multiplie les communications entre les peuples, elle en fait sortir des intérêts communs, qui aident à améliorer les règles des relations internationales. C'est comme un réseau nouveau d'intérêts et de rapports solidaires qui enlace les peuples et les incline vers la paix au nom de l'économie matérielle venant en aide à la morale. M. Audiganne développe ces vues avec une précision et une exactitude qui lui valent les éloges du savant rapporteur. M. H. Passy regrette pourtant et le titre d'économie de la paix, qui semble supposer plusieurs économies'politiques, et l'idée que l'auteur exprime çà et là — que la paix crée un nouveau droit économique international. Il sera aisé à M. Audiganne, dans une nouvelle édition, de donner à sa pensée toute sa clarté. L'économie de la paix n'est certainement dans son esprit qu'une façon elliptique d'indiquer l'objet spécial de son travail, à savoir: les effets économiques de la paix. Et quant au nouveau droit économique international, il a probablement entendu restreindre cette expression au droit positif, sans méconnaître la grande vérité rappelée par M. Passy, « que le droit n'est pas d'invention humaine, qu'il émane des volontés providentielles. Si juste que soit cette observation, il faut bien un mot pour exprimer le système international de règlements relatifs aux chemins de fer, aux télégraphes, aux services maritimes, etc., pour lesquels il serait assez malaisé de dire quelles sont les intentions de la Providence. On ne réussirait probablement pas à réserver les mots de droit et de lois au seul droit naturel, aux seules lois naturelles; il suffira d'indiquer, au moyen d'une épithète que M. Audiganne ne manquera pas d'ajouter, - qu'il entend parler du droit positif et des lois humaines. Malgré ce léger redressement l'Économie de la paix vient accroître heureusement ce groupe déjà nombreux de travaux justement estimés, qui constituent l'œuvre de M. Audiganne.

D'un savant rapport de M. FRANCK, sur un ouvrage de M. Nourrisson, consacré à Spinoza et au Naturalisme, nous ne relèverons que le souvenir des injures adressées par quelques-uns de ses contemporains les plus célèbres à cet audacieux penseur, « dans la vie duquel, dit M. Nourrisson, avec l'approbation de M. Franck, on ne découvrirait pas une tâche. » Le doux Malebranche l'appelle le miserable Spinoza. Le savant Huet l'appelle « un sot et méchant homme qui mériterait d'être chargé de chaînes et battu de verges. » Le pieux Massillon le qualifie de «monstre qui, après avoir embrassé plusieurs religions, finit par n'en avoir aucune. Il s'était formé à lui-même ce chaos impénétrable d'impiété, cet ouvrage de confusion et de ténèbres, où le seul désir de ne pas croire en Dieu peut soutenir l'ennui et le dégoût de ceux qui le lisent. » De tels égarements méritent d'être rappelés par la même raison qui portait les Spartiates à montrer à leurs enfants le hideux spectacle d'Ilotes ivres,pour préserver les croyants de toute église, philosophique, économique ou religieuse, de tomber dans de pareils écarts. « La philosophie et la morale, dit avec une haute raison M. Franck, n'ont rien à gagner à rabaisser un grand homme, même quand il a mis son génie au service d'un dangereux système. La force d'esprit, la grandeur d'âme, le désintéressement, la dignité de la vie, fussent-ils dépensés pour le compte de l'erreur, sont pourtant profitables à la vérité, puisqu'ils contribuent à mettre en lumière la noblesse originelle et la grandeur indestructible de la nature humaine. Au lieu de s'excommunier réciproquement, à la façon des théologiens, les philosophes sont tenus, tout en se combattant, de respecter les uns et les autres, avec la science dont ils invoquent le nom, les droits de la conscience et de la liberté. »

Le même académicien, en présentant à la Compagnie le dernier volume de la traduction nouvelle par M. Pradier Fodéré, du Droit de la paix et de la guerre, de Grotius (1), a confirmé par quelques considérations l'importance qu'il avait déjà signalée d'un ouvrage, célèbre depuis deux siècles et demi, et le mérite de la traduction de M. Pradier Fodéré.

Dans un mémoire qu'il a été autorisé à lire sur l'ouvrage de Bossuet, intitulé: De la Politique tirée des propres paroles de l'Écriture sainte, M. NOURRISSON a critiqué, avec la fermeté qu'inspire la droiture du sens philosophique, et sans méconnaître la puissance du génie théologique et oratoire de Bossuet, les étranges égarements où est tombé, en matière politique, le précepteur du Dauphin. En fondant la politique moderne sur la théocratie antique, telle que la connut le peuple juif, telle que la Bible l'établit, Bossuet a méconnu les plus éclatants enseignements de

(1) 3 vol. in-8 ou in-18. Librairie Guillaumin.

l'histoire et les plus certaines prescriptions de la raison. Par réaction contre la souveraineté du peuple proclamée par les protestants Basnage et Jussieu, l'évêque de Meaux a substitué la tradition et la foi bibliques au droit et à l'intérêt des peuples. Il a fait des rois les maîtres souverains des nations, au lieu de voir en eux des mandataires et des chefs, tirant leur pouvoir, à des degrés divers suivant les temps et les lieux, d'une délégation publique, de leurs facultés personnelles, des convenances de l'hérédité. Sans suivre M. Nourrisson dans le fidèle exposé qu'il fait des théories politiques de Bossuet, nous en citerons une seule qui touche aux questions économiques : le principe de la propriété. Bossuet ne reconnaît à la propriété d'autre source que le gouvernement. «Otez le gouvernement, la terre et tous ses biens sont aussi communs entre tous les hommes que l'air et la lumière. Selon le droit primitif de la nature, nul n'a de droit particulier sur quoi que ce soit, et tout est en proie à tous. Dans un gouvernement réglé, nul particulier n'a le droit de rien occuper. De là est né le droit de propriété, et en géral tout droit doit venir de l'autorité publique, sans qu'il soit permis de rien envahir, ni de rien attenter par la force.»

Néanmoins, Bossuet oublie sa théorie de la propriété quand il définit l'impôt, avec une précision irréprochable: «cette partie que le peuple cède de ses biens, pour en assurer le reste, avec sa liberté et son repos. » D'autre part, il distingue judicieusement les dépenses de nécessité et les dépenses de splendeur et de dignité. Enfin, il enseigne, avec les plus sages parmi les anciens, que les véritables richesses d'un royaume ne sont point uniquement la fécondité de la terre et celle des animaux, mais avant tout les hommes et le travail. « Sous un prince sage, ajoute le prélat, l'oisiveté doit être odieuse, et on ne doit point la laisser dans la jouissance de son injuste repos. C'est elle qui corrompt les mœurs et fait naître les brigandages. Elle produit aussi les mendiants, autre race qu'il faut bannir d'un royaume bien police. On ne doit pas les compter parmi les citoyens, parce qu'ils sont à charge à l'État, eux et leurs enfants. Mais, ajoute Bossuet avec charité, pour ôter la mendicité, il faut trouver des moyens contre l'indigence.»>

Ces sentiments sur le travail et sur l'oisiveté sont au niveau de notre temps; il est vrai que Bossuet en détruit de ses mains toute l'efficacité, en attribuant au souverain seul le droit de tout régler, même l'impôt et le travail. En cela, sa politique est d'une affligeante logique : elle est la doctrine du pouvoir absolu, pur et simple, et il ne s'en défend pas.

L'Essai sur la démocratie athénienne, de M. A.-E. CHERBULIEZ, correspondant de l'Académie, met en scène des principes et des systèmes de gouvernement qui sont en contraste absolu avec la théocratie judaïque, glorifiée par Bossuet. L'influence des intérêts économiques dans l'his

toire politique d'Athènes a été justement relevée par M. Cherbuliez, et mérite d'être signalée ici. En partie par l'essor spontané de l'activité de ses habitants, en partie par des rapports avec ses colonies ioniennes, l'Attique, dont le territoire cultivable était occupé par une aristocratie patriarcale, avait vu s'établir sur ses rivages une population nombreuse de marins, d'armateurs, de commerçants, population laborieuse, inquiète, entreprenante, puissance nouvelle qui s'élevait à côté de l'aristocratie des Eupatrides. Cette puissance était sous son nom moderne - le capital, fruit du travail, représenté par des esclaves, des navires, des maisons, des approvisionnements, des marchandises, en un mot, une bourgeoisie avec laquelle l'oligarchie devait désormais compter. Les lois attribuées à Dracon ne furent que l'aveugle réaction des privilégiés contre l'élévation et la concurrence des classes ascendantes: c'étaient des lois somptuaires, appuyées de pénalités excessives, proclamant le but avoué d'arrêter les progrès du luxe, et inspirées par le désir réel de frapper, dans leurs personnes et leurs biens, pour les éloigner d'Athènes, les citoyens que le commerce aurait enrichis.

Mais tel est le charme de la richesse qu'elle séduit ceux-là même qui la réprouvent. Les Eupatrides se laissèrent aller au luxe, au faste, aux jouissances raffinées qui altérèrent leurs mœurs patriarcales. Désormais moins adonnés à la surveillance et à la direction de leurs cultures, ils les abandonnèrent à des métayers qui, à leur tour, devinrent, par le travail et l'épargne, un nouvel élément d'influence. Oubliant bientôt, de génération en génération, à quel titre subordonné ils possédaient leurs domaines, les colons finirent par s'en regarder comme les vrais propriétaires et par considérer la redevance qu'on exigeait d'eux comme une dette sans fondement, comme une obligation sans cause, comme une exaction inique, ou tout au moins abusive et usuraire. Entre l'antiquité grecque et la société moderne s'entrevoient, sur ce terrain des redevances, bien des rapports qu'expliquent l'identité du cœur humain et l'analogie des phases successives du développement des sociétés, dans la civilisation occidentale. La législation de Solon fit à cette situation nouvelle des concessions qui en assurèrent la durée, et l'avénement de la tyrannie consacra la prépondérance du parti populaire d'Athènes, comprenant - non les masses asservies et inertes de l'esclavage ou du prolétariat - mais les petits propriétaires, commerçants, industriels, la classe inférieure de notre bourgeoisie, ou l'équivalent de notre tiers-état au moyen âge. Les ambitieux de l'aristocratie avaient compris les forces du travail et de l'intelligence appliquées à la production, et s'en faisaient une clientelle dévouée, en retour de la prépondérance que ces forces lui ménageaient. Dans ce coin étroit, mais étincelant, de génie libre, s'appliquait une des règles les plus universelles de la politique.

« PrécédentContinuer »