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nécessaire à la culture, comme on le voit en Angleterre, la science doit s'en réjouir et non protester. Mais cette évolution, qui est en soi normale, n'exige pas le refoulement des campagnards vers les villes. Il y a d'abord un grand nombre d'opérations agricoles qui restent à entreprendre, et que l'on délaisse ou que l'on fait tardivement et mal, faute de main-d'œuvre. Et en outre la campagne et l'agriculture ne sont pas une seule et même chose. Un très-grand nombre d'industries rurales sont à constituer et à développer. Les unes sont les annexes et les compléments de l'agriculture dont elles transforment les produits; les autres, quoique bien détachées de l'agriculture, ont la campagne pour théâtre elles exploitent des richesses minérales, végétales, animales; elles utilisent les forces motrices des vents, des eaux, des animaux. Par chaque lieue carrée de pays, il y a une certaine quantité de ces ressources et de ces forces qui peuvent occuper et rétribuer les populations rurales non nécessaires à l'agriculture: ce n'est que l'excédant de la population, au delà de ces besoins locaux, qui peut utilement émigrer dans les villes, pour s'y adonner aux industries agglomérées, au commerce, aux sciences et aux arts, aux fonctions administratives de toute espèce. C'est cette confusion entre les campagnes et l'agriculture, entre l'industrie et les villes qui explique le malentendu. Un très-grand nombre de fabriques, d'ateliers et d'usines ont leur place dans les campagnes, tandis que dans les villes s'entassent beaucoup d'existences oisives et de professions parasites (une domesticité personnelle, entre autres, au delà de tous les besoins vrais ).

Quant aux villes elles-mêmes, M. Jules Duvai est pleinement d'accord avec M. H. Passy pour voir en elles des conséquences et des signes de la civilisation aussi n'a-t-il garde de les incriminer tant qu'elles croissent par leur propre force. Mais telle n'est pas d'ordinaire la réalité. A côté des causes fondées sur la nature, qui déterminent la naissance et l'accroissement des villes, il y a des causes artificielles dont l'action est bien plus énergique, et contre celles-ci on ne saurait trop protester. Ce sont, entre autres, les priviléges légaux, les faveurs des gouvernements, l'essor excessif des travaux publics. De tous les ressorts d'attraction artificielle, les octrois sont le plus énergique, non que par luimême l'octroi plaise aux populations, mais parce qu'en mettant aux mains des villes le moyen de battre monnaie à peu près à leur gré, il les dote de revenus qui peuvent être employés en embellissements, en théâtres, en fêtes, en secours et autres amorces qui séduisent les habitants des campagnes. Une fois venus et charmés, ils y restent. Pour que la partie fût égale, il faudrait que toutes les communes eussent leur octroi ou qu'aucune n'en eût: sinon l'équilibre est rompu; les 15,000 communes qui jouissent de cette pompe aspirante et foulante absorbent les autres; elles aspirent dans toute leur aire d'approvisionnement et ne

refoulent que dans le cercle de leur enceinte. L'inégalité va se tranchant de plus en plus, par le contraste des plaisirs et des hauts salaires dans les villes avec une vie simple et un modeste salaire dans les campagnes. Outre les plaisirs, d'autres excitations factices attirent de même la bourgeoisie rurale et ses capitaux les sociétés à monopole et à privilége, les places du gouvernement, les facilités d'éducation, les souscriptions à loteries, etc..... L'absentéisme des propriétaires entraîne celui des travailleurs. La mortalité s'en accroît doublement.

A cet égard, la loi est fatale et universelle, parce que les conditions d'existence sont moins favorables à l'hygiène dans les villes que dans les campagnes là, il y a moins d'espace, d'air, de lumière, de saine activité, et les vivres sont plus chers, sans parler de plus de désordres et de mauvaises passions nuisibles à la santé. L'insalubrité, et, par conséquent, la mortalité, doit être plus marquée dans les villes fermées que dans les villes ouvertes. Dans celles-ci, l'accroissement se fait en surface, bout à bout, et peut se concilier assez bien avec les exigences sanitaires. Dans les villes fermées, au contraire, comme les villes fortifiées et beaucoup de villes à octrois, l'accroissement se fait en hauteur; cinq à six étages se superposent; on habite les caves et les greniers; le peuple n'a qu'une ration tout à fait insuffisante d'espace, d'air et de lumière. Il est impossible que la durée de la vie ne s'en ressente pas.

Contre ces résultats accusateurs, on invoque quelquefois la prolongation de la vie moyenne à Paris depuis les grands travaux de percement et d'embellissement. Sans nier que de larges voies en tous sens et l'assainissement des sous-sol aient eu une heureuse influence, M. Jules Duval estime que les chiffres de la mortalité parisienne sont infirmés par l'exportation, d'année en année croissante, des enfants en nourrice qui vont mourir dans les campagnes dont ils grèvent l'état civil, au lieu de celui de Paris où ils ne figurent que pour la naissance. La Société protectrice de l'enfance et l'Académie de médecine ont récemment mis en relief ce fait, qui redresse les données d'une statistique trop complai

sante.

Au-dessus des faits et des explications de détail, mis en lumière par les préopinants, M. Jules Duval siguale le fait général, qui reste inexpliqué, d'une lenteur d'accroissement plus grande en France que dans presque aucun autre pays d'Europe. A son avis, la cause dominante est dans l'absence d'emigration et de colonisation. D'ordinaire on s'imagine que l'émigration diminue la population; c'est le contraire qui est vrai. A moins de cas tout à fait exceptionnels, comme l'Irlande, où l'exode a été une large saignée pratiquée dans les masses misérables, l'émigration agit comme toute exportation des produits : elle excite la production. Quand l'émigration est entrée dans les habitudes nationales, qu'elle aboutit à des établissements prospères, les parents s'entourent volontiers

de nombreux enfants dont l'avenir ne leur inspire pas d'inquiétude : les populations croissent et se multiplient, suivant un vœu qui est dans la nature plus encore que dans la Bible : c'est la situation des races anglosaxonne et germanique, qui croissent plus que toute autre, quoique, ou pour mieux dire, parce qu'elles émigrent plus que toute autre.

La France n'est plus dans cette situation normale. Par des causes diverses (les guerres qui nous ont fait perdre nos plus belles colonies, le Code civil qui morcèle les héritages, l'attraction artificielle des grandes villes, le recrutement qui enlève la fleur de la jeunesse), nos populations ont perdu l'habitude de l'émigration extérieure et de la colonisation. Par un effet immanquable elles deviennent stagnantes, ou courent, sans but, dans l'intérieur du pays. Sans doute, il peut bien en résulter, comme en Normandie, çà et là, un peu plus de bien-être dans les familles et les fermes; mais au prix de quels désordres! Un de nos convives vous a parlé du seigle ergoté, devenu, dans la Suisse, sa patrie, à titre de moyen d'avortement, l'auxiliaire fréquent de la prudence trompée des époux. D'autres procédés qui ne se nomment pas, mais qui se devinent, entrent de plus en plus dans les habitudes conjugales. Une telle prévoyance dérive de la démoralisation et de l'égoïsme, et les enfante à son tour: c'est l'abaissement social et moral sous une apparente mais éphémère richesse.

Dans le canton de Genève, rapporte M. Duval, en terminant, un document qu'il a eu naguère sous les yeux constate que les familles rurales, plus encore que les familles ouvrières, réduites à un ou deux enfants et vivant dans l'aisance, tombent dans l'ivrognerie, s'ennuient et s'hébêtent. Dans les villages des environs de Paris, où les mêmes calculs réduisent de même le nombre des enfants, les énormes gains qui se font dans la semaine aux halles de Paris se dépensent, le dimanche, en folles orgies. La quasi-stérilité des mariages correspond à la décadence morale, parce que la haute et patriotique ambition de fonder des familles et des colonies est un ressort nécessaire pour fortifier les âmes contre les tentations des frivoles et basses jouissances.

A ce grand mal il n'y a qu'un grand remède le retour à l'émigration et à la colonisation, qui rétablira le courant, le débouché, le rayonnement de la population, qui rouvrira aux familles des horizons lointains, suivant la loi providentielle qui fait du peuplement et de l'exploition intégrale du globe la condition de l'équilibre entre la production et la consommation, entre la population et les subsistances; sinon la France continuera d'être une ruche qui n'essaime pas, et qui, par cela même porte en soi un germe de faiblesse, de ruine et de mort. Pendant ce temps, les races anglo-saxonne et germanique, qui croissent et multiplient, jettent de nombreux essaims auprès et au loin: il est

inévitable qu'un jour vienne où elles cerneront, étreindront et étoufferont notre race frappée de stérilité.

Répondant à M. Bénard, M. Jules Duval dit qu'il y a à distinguer entre l'émigration à l'intérieur et celle à l'extérieur. L'émigration intérieure ne possède pas la même puissance pour la multiplication des familles, parce qu'elle ne s'inspire pas des mêmes mobiles. Pour émigrer au dehors, il faut beaucoup d'énergie et des épargnes accumulées dès longtemps, qui imposent des habitudes de travail et la simplicité des mœurs. Pour émigrer dans les grandes villes, il suffit d'être ennuyé de la vie des champs, d'aimer les plaisirs et les gros salaires obtenus sans beaucoup de peine, comme ceux de la domesticité. C'est pourquoi la fécondité, fruit de la moralité, caractérise les familles adonnées à l'émigration extérieure, nou les autres. Cependant, dans les pays où l'émigration à l'intérieur est de longue date passée dans les traditions, là où elle assigne de bonne heure aux enfants leur destinée et assure leur avenir, elle encourage la fécondité; c'est ce qu'on observe en Auvergne, en Savoie et dans les autres régions de montagnes qui, de tout temps, ont alimenté de leur trop plein la population des plaines et des villes. Exercée dans des conditions régulières, l'émigration à l'intérieur n'a pas les mêmes périls que lorsqu'elle est, ce que nous la voyons aujourd'hui, une sorte de vagabondage à l'aventure.

M. HORN, publiciste, trouve que la question a été très-bien exposée par M. Léonce de Lavergne; il se demande seulement si l'honorable membre ne voit pas les choses d'un œil trop optimiste. Ainsi déjà pour le point de départ, pour apprécier le mouvement actuel de la population, M. de Lavergne prend comme base de comparaison, comme étalon pour ainsi dire, les faits antérieurs à 1846, qu'il représente comme tout à fait réguliers. M. Horn estime que ceci est fort sujet à contestation. Il y aurait d'autres points de comparaison à prendre. On pourrait, par exemple, mettre en parallèle l'ensemble des faits démographiques français afférents au xix siècle avec ceux que nous connaissons du xvII° siècle. Ces derniers sont, à la vérité, peu authentiques dans leurs détails; mais, pour le but dont il s'agit, l'approximation et les chiffres généraux suffisent.

Ainsi Vauban, Boisguillebert et d'autres écrivains de la même époque n'attribuent à la France que 14 à 15 millions d'habitants à la fin du règne de Louis XIV; les estimations de Necker, le recensement exécuté le lendemain de 89, donnent à la France d'alors près de 27 millions d'habitants. Ce chiffre, s'il manque d'exactitude rigoureuse, pèche assurément par l'omission plutôt que par l'exagération. M. Horn en voit la preuve, entre autres, dans ce fait que le premier recensement régulier effectué après le retour de la paix générale (1821) fait ressortir plus de

30 millions d'habitants, quoiqne l'émigration, la Terreur et surtout les dévorantes guerres de l'Empire n'aient pu manquer de produire d'immenses vides. On reste donc probablement fort au-dessous de la réailté en assurant que, de la fin de Louis XIV à la Révolution, la population s'est élevée de 14-15 à 27-28 millions d'habitants; c'est dire qu'elle s'est accrue de 12-13 millions d'habitants ou qu elle a presque doublé. Or, en prenant l'ensemble des faits démographiques afférents au XIXe siècle, il n'est guère permis de croire que la population française dans le XIXe siècle s'accroîtra de 12-13 millions; d'aucune façon on ne saurait espérer qu'elle doublera son chiffre initial. Il y a donc ralentissement très-prononcé, et cela non-seulement pour ces vingt dernières an

nées.

M. Horn fait remarquer à ce propos qu'il n'est pas tout à fait exact de dire, comme le fait M. de Lavergne, que durant la première moitié du XIXe siècle, notamment jusqu'en 1846, le mouvement de la populalation en France avait été aussi favorable que dans n'importe quel pays d'Europe, excepté l'Angleterre et la Prusse. L'exception doit être étendue de beaucoup. Il faut la faire porter encore sur la Belgique, la Hollande, le Nord scandinave, la Russie, une grande partie de l'Italie, etc.: en un mot, à cette époque déjà, le mouvement de la population en France était inférieur à la marche démographique de la plupart des pays européens (1). Il est vrai que dans tous ces pays aussi le mouvement, trèsrapide au sortir des grandes guerres européennes et par des raisons qui facilement se conçoivent, s'est quelque peu ralenti depuis une vingtaine d'années; mais ce qui, à M. Horn, paraît tout aussi incontestable, c'est que déjà, de 1815 à 1846, la progression en France a été moins rapide que presque partout ailleurs, et que la différence entre la proportion d'accroissement de la France et celle des autres pays n'a fait depuis que s'élargir, par suite du nouveau ralentissement survenu depuis 1846 dans notre développement déjà si lent.

Maintenant, est-il vrai de dire qu'il y a reprise, amélioration sérieuse depuis quatre ou cinq ans? Il semble même à M. Horn qu'un fait rapporté par M. de Lavergne seraient de nature à ébranler la confiance que l'honorable préopinant semble vouloir puiser dans les chiffres fournis par le recensement de 1866. Si réellement, pour obtenir à tout prix un chiffre d'accroissement respectable sur le recensement de 1861, on a systématisé le double emploi qu'ailleurs on met tant de soin à éviter, si les personnes ont été par milliers comptées et dans les villes et dans les campagnes qu'elles habitent : quelles valeur et portée peut-on attribuer

(1) M. Horn renvoie, pour les données précises, à l'excellente Statistique internationale, publiée en 1865 par MM. Quetelet et Heuschling, et à ses propres Études démographiques, Leipsig, 1855 (en allemand).

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