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à l'accroissement de 680,000 habitants que le Moniteur du 18 janvier dernier nous attribue en 1866 de plus qu'en 1861 ?

Sur un autre point encore M. Horn trouve les vues de M. de Lavergne fort entachées d'optimisme. Certes, le jeune homme fait très-bien de ne pas prendre charge de famille tant qu'il n'a pas les ressources ou ne se sent pas la force nécessaire pour l'entretenir; certes, le jeune couple agit sagement de mesurer l'accroissement de la famille aux moyens de la nourrir, de l'élever. Mais sont-ce là réellement les scules raisons qui, aux jeunes gens, font fuir le mariage, qui, dans le mariage, font redouter la famille ? N'y a-t-il réellement dans tout cela que de la prudence parfois outrée ? M. Horn ne demanderait pas mieux que de le croire; les faits ne le permettent guère. A Paris seul, on compte par milliers les garçons qui pourraient parfaitement entretenir une femme et en entretiennent une et même plus d'une, mais sans le consentement de M. le maire (1); on compte nombre de jeunes gens qui fuient le mariage, non pas parce que les moyens leur manquent pour nourrir une femme,'mais parce qu'il faudrait alors prendre sur la fréquentation du cabaret et autres jouissances analogues. De même, nombre des couples fuient la progéniture, non pas de crainte de ne pas pouvoir la nourrir et l'élever, mais parce que, pour le faire, il faudra peut-être supprimer telles dépenses de luxe, renoncer à tels plaisirs, etc. Tout cela est de l'égoïsme le plus étroit, le plus matérialiste; ce n'est pas de la prudence ou de la prévoyance, dans la bonne acception de ces termes; c'est tout au plus de la prudence de bas-empire, telle que la pratiquent et la professent les nations en décadence, et qui achève cette décadence matériellement et moralement.

M. RISLER, du canton de Vaud, donne quelques renseignements sur la Suisse.

L'augmentation de la population y a été, comme en France, rapide de 1816 à 1846, et s'est ralentie depuis. Le même fait a été signalé dans le Grand-Duché de Bade, dans le Wurtemberg et dans la plus grande partie de l'Allemagne.

En Suisse, l'établissement des chemins de fer a été également suivi de déplacements de population. De 1850 à 1860 la population du canton de Bâle-Ville a augmenté de 40 0/0; celle de Genève, de 30 0/0; celle de Neufchâtel, de 24 0/0, et cette augmentation s'est concentrée dans les villes où passent les chemins de fer.

(1) L'orateur fait ici une confusion. Les mariages irréguliers peuvent être plus ou moins féconds. (Note du rédacteur.)

3 SERIE. T. v. — 15 février 1867.

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De 1850 à 1860, la population a diminué dans les cantons de Soleure Lucerne, Argovie et Unterwalden. Les salaires étaient très-peu élevés dans ces cantons: une partie de leurs habitants ont été chercher du travail ailleurs et le bien-être a augmenté pour ceux qui sont restés.

Comme l'a fait remarquer M. H. Passy, le nombre des naissances tend à diminuer à mesure que le bien-être augmente. Ainsi, dans le canton de Vaud, comme en Normandie, le nombre des naissances est relativement faible, beaucoup plus faible que sur la rive opposée du lac Léman, en Savoie.

M. CERNUSCHI a été vivement frappé par les informations que M. Pass y vient de fournir relativement à la Normandie. Cette parcimonie de procréation dans un pays où le bien-être, au vu et su de tout le monde, se développe si rapidement et si considérablement, est un fait qui mérite toute l'attention des économistes. Il ne s'agit pas ici de phénomènes pour ainsi dire gouvernementaux, tels que le régime guerrier et la reconstitution décrétée des villes, il s'agit d'actes bien plus intimes, plus individuels, plus libres, ce n'est plus le gouvernement de la cité qui légifère, c'est le gouvernement de la famille qui délibère.

Ont-ils raison ou ont-ils tort, ces Normands dont a parlé M. Passy? sont-ils de mauvais pères de famille parce que leur descendance n'est point nombreuse? La société leur doit-elle des félicitations ou des reproches ?

On a invoqué pour les condamner le crescite et multiplicate de la Bible. M. Cernuschi se méfie de l'autorité religieuse: les religions sont nombreuses et changeantes. Leurs préceptes sont aussi contradictoires que leurs doctrines. M. Cernuschi en trouve une preuve nouvelle dans un livre qu'il vient de lire, le Boudha, publié par un philosophe chrétien, M. Barthélemy Saint-Hilaire. Il a appris dans ce livre que le genre humain compte 400 millions d'athées, plus qu'athées, car l'athée fait profession de contredire le déiste, tandis que le Boudhiste ne fait pas même l'hypothèse d'un dieu; il croit directement et placidement au néant. En dépit de la Bible, M. Cernuschi pense que le crescite et multiplicate n'est pas une ordonnance qu'il faille suivre aveuglément et précipitamment. Il vaut mieux élever peu d'enfants qui vivent longtemps, que d'en élever un grand nombre pour une courte et chétive existence. Il importe bien plus de voir diminuer le nombre des décès que de voir augmenter le nombre des naissances. Le trop fréquent renouvellement de la population est chose anti-économique. Prenons un pays comptant une population de 10,000 àmes à un jour donné. Notons à ce moment l'âge de chaque habitant, additionnons en un seul âge, pour ainsi dire, tous les âges individuels, et supposons que l'addition donne 200,000 ans. Laissons passer un demi siècle, puis répétons le recensement de la même

manière. La population est tombée par supposition de 10,000 à 9,000, mais l'addition des âges, qui donnait 200,000, donne désormais 280,000 ans.

M. Cernuschi se demande si la seconde époque n'est pas un progrès sur la première.

M. JOSEPH GARNIER appuie les observations de M. Cernuschi. Il est d'accord pour les chiffres avec MM. de Lavergne et Passy.

Il pense qu'il est plus sage de conseiller aux pauvres la prudence des Normands que les prescriptions de la Bible, en attendant l'action efficace des moyens d'organisation et de rayonnement dont a parlé M. Duval. Cette prévoyance des Normands et des Vaudois n'est pas autre chose que la contrainte morale de Malthus, à laquelle MM. H. Passy et Horn rendent indirectement hommage.

M. de LAVERGNE fait remarquer qu'il ne s'est jamais élevé d'une manière absolue contre l'émigration rurale. Il reconnaît sans difficulté à l'ouvrier rural, comme à tout autre, le droit de se transporter où il lui plait. Il reconnaît aussi que, dans le plus grand nombre des cas, quand les choses sont livrées à leur cours naturel, l'ouvrier ne se déplace que parce qu'il trouve mieux, et que l'intérêt général est alors d'accord avec l'intérêt particulier, car l'industrie qui peut payer les meilleurs salaires est celle dont les produits sont le plus demandés. Si l'immense émigration qui s'est déclarée depuis quinze ans avait coïncidé avec une amélioration générale dans la condition de la population, M. de Lavergne serait le premier à y applaudir; mais c'est le contraire qui est arrivé. Cette émigration a coïncidé avec un ralentissement extraordinaire dans le progrès de la population, déterminé par une diminution de naissances et surtout par un accroissement de mortalité. Ce sont là des signes incontestables d'un état violent et désastreux. Les travaux extraordinaires des villes pourraient être justifiés s'ils s'étaient accomplis avec les ressources ordinaires, mais ils se sont faits, tout le mon de le sait, à coups d'emprunts et en poussant à l'excès toutes sortes d'exactions; c'est là ce qui leur donne leur véritable caractère.

Quant à la longévité moyenne, il ne peut pas être contesté qu'elle ait reculé depuis vingt ans. Il y a plusieurs manières de calculer la durée moyenne de la vie, et les statisticiens ne sont pas tout à fait d'accord à cet égard; mais, sans entrer dans tous les détails de cette question obscure, on peut prendre une base simple, claire, facile à vérifier pour tout le monde; c'est le rapport du nombre des décès à la population. Sans doute, ce rapport ne donne pas exactement, mathématiquement, ce qu'on appelle à proprement parler la vie moyenne, mais il s'en rapproche assez pour qu'on puisse le prendre pour règle. Or, il est bien cer*ain que la somme des décès s'est accrue beaucoup plus vite que la popu

lation, de 1847 à 1856. Depuis dix ans, l'ancienne proportion a tendu à se rétablir; mais, même en admettant qu'elle se rétablisse, on aura toujours perdu ce qu'on aurait dû gagner depuis 1847, si la réduction progressive s'était maintenue. Même à Paris, il n'est nullement prouvé que la longévité se soit accrue; on peut, au contraire, signaler les excédants de mortalité. Cette question exigerait une étude spéciale.

On a dit que les grandes villes étaient la plus puissante expression de la civilisation, et que, par conséquent, tout ce qui se développe peut être considéré comme un bien. M. de Lavergne n'admet pas l'exactitude absolue de cette proposition. D'abord, rien ne prouve que l'utilité des grandes villes doive être à l'avenir la même que par le passé; les chemins de fer, qui contribuent pour le moment à les faire, peuvent d'un jour à l'autre contribuer à les défaire. Même en admettant que, sur ce point, l'avenir doive ressembler au passé, l'accroissement des villes en général et des grandes villes en particulier, ne présente de véritables avantages qu'autant qu'il dérive de causes naturelles. Tout ce qui est artificiel et forcé est mauvais en soi. On peut citer en exemple deux capitales, Londres et Madrid. Londres a 2 millions 500,000 habitants, et personne ne se plaint en Angleterre de cette énorme agglomération, parce qu'elle s'est faite naturellement et qu'elle coïncide avec une grande augmentation de population et de richesse dans le reste du pays. Madrid n'a pas 300,000 habitants, et de tout temps on s'est élevé en Espagne contre cette capitale factice et mal placée, qui ne vit que par l'impôt et qui a fortement contribué à épuiser et à dépeupler la Péninsule.

M. C. LAVOLLÉE, rédacteur de la Revue des Deux-Mondes, remarque que, dans toutes les discussions qui se rapportent à l'état de la population en France, on entend signaler comme une calamité l'émigration des campagnes vers les villes, et notamment vers Paris. Cette émigration peut être, dans certaines régions, préjudiciable pour l'agriculture; mais elle se produit naturellement, en pleine liberté, par conséquent, au bénéfice de ceux qui se déplacent. Et, si l'on considère ce mouvement au point de vue général, il faut bien reconnaître qu'il traduit un progrès réel dans la marche de l'industrie et de la civilisation. La grande industrie se concentre dans les grandes villes, à portée des capitaux, de la science, des voies de transport. Il y a là pour elles et pour la population industrielle que le développement du travail et des échanges rend chaque jour plus nombreuse, une attraction naturelle, contre laquelle aucune mesure, aucun conseil ne prévaudrait.

Il ne convient donc pas de déplorer aussi vivement qu'on le fait l'émigration vers les villes et la formation des centres populeux : c'est n'apercevoir que l'un des côtés de la question. Le pays ne perdra rien à posséder un plus grand nombre de cités comptant plus de 200,000

âmes, foyers de lumières, de capitaux, de travail et de richesse. Quant à Paris, on commet une erreur en attribuant presque exclusivement aux grands travaux d'édilité et de voirie qui s'y exécutent depuis quinze ans l'énorme accroissement de population que signalent les statistiques.

Ce qui a surtout augmenté à Paris, c'est la population d'ouvriers se livrant aux industries les plus diverses, dont les produits se répartissent sur toute la France et sur le monde entier. Si l'on consulte les chiffres de la statistique, publiée en 1864 par la chambre de commerce, on voit que les industries, autres que celles qui se rattachent au bâtiment, occupent un nombre de plus en plus considérable d'ouvriers.-M. Lavollée n'a voulu présenter ici qu'une observation incidente. L'étude de la meilleure répartition de la population dans un grand pays mériterait une discussion spéciale.

M. DE LABRY, ingénieur des ponts et chaussées, émet l'avis que les travaux publics récemment exécutés dans de grandes villes ne sont pas la cause prépondérante de l'accroissement de ces cités, et que les chemins de fer ont exercé sur ce fait, et par conséquent sur l'émigration des campagnes dans les villes, une plus grande influence. Pour le montrer, il exprime la loi que les centres de population se forment, puis grandissent à une journée de marche les unes des autres. En effet, dans notre pays, par exemple, au commencement du moyen âge, les chemins n'existent pour ainsi dire pas; en une journée de voyage ou de transport on parcourt une faible distance. Se forment alors des villages rapprochés qui sont aujourd'hui nos communes rurales. Plus tard, quand les chemins s'établissent, et que s'allonge le trajet d'une journée, prédominent les bourgs qui sont nos chefs-lieux de canton. A mesure que dans le cours de notre histoire, principalement sous Louis XI, Henri IV, Louis XIV, se construisent les routes royales, se perfectionnent sur ces routes les postes et les autres moyens de transport, on peut franchir en un jour dix, vingt, trente lieues. A chacun de ces progrès correspond le développement des villes de bailliage, devenues nos chefs-lieux d'arrondissement, puis des plus marquantes parmi ces cités, et enfin des siéges de parlement qui sont aujourd'hui nos principales villes de province. A notre époque, on peut aisément parcourir sur les chemins de fer une centaine de lieues par jour; c'est à des distances de cet ordre que seront les unes des autres les villes prédominantes. De là résultera l'accroissement des capitales, des ports de mer, de quelques entrepôts sur les frontières, d'un petit nombre de grandes villes intermédiaires. Dans ce mouvement, les travaux urbains sont plutôt un effet qu'une cause: ce sont les chemins de fer qui exercent la principale influence. La concentration continuerait, lors même qu'agiraient autrement les municipalités.

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