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d'accent. Ainsi, il était à trois titres intéressé dans la partie qui se jouait: comme fonctionnaire, comme professeur, comme journa liste. Il avait mis bien des chances de son côté.

Ses illusions durèrent peu. Une révolution de palais y mit bou ordre. Wangenheim fut congédié, et ses successeurs ne laissèrent rien debout de son œuvre éphémère. Il y eut quelques épurations administratives; List s'était compromis de manière à être des premiers frappés; il perdit sa place. Cette disgrâce l'irrita sans le désarmer; il avait un journal pour se défendre; il y exhala son humeur: son journal fut supprimé. Sa chaire lui restait; il y porta ses dernières protestations. Comment la lui enlever? L'Allemagne, qui se joue des autres libertés, a pour la liberté de l'enseignement un respect presque superstitieux; destituer un professeur est un cas plus grave que supprimer une constitution. Peut-être les vivacités de List fussent-elles restées impunies s'il ne s'était livré luimême et n'avait donné prise à une chicane disciplinaire. Voici à quel propos. Depuis la paix, le commerce et l'industrie des petits États de l'Allemagne se sentaient à la gêne dans leurs circonscriptions territoriales: il n'était si mince principauté qui n'eût ses barrières et ses tarifs de douane; à travers ce réseau fiscal, la circulation des produits était lente, onéreuse, chargée d'embarras. L'idée vint à quelques marchands, réunis en 1819 à la première foire de Leipsig, de présenter à la diète une pétition où, sans en indiquer les moyens, on aurait demandé la mise à l'étude d'une législation plus libérale, plus conforme surtout aux vrais intérêts du pays. C'était en germe l'idée de l'association des douanes qui a depuis pris le nom de Zollverein. Les choses en étaient là, lorsque List, appelé à Francfort pour des affaires particulières, en eut connaissance. Le projet lui sourit, il s'en empara, lui donna du corps et en fit sortir, sous la forme d'une société de commerce, une ligue d'industriels et de marchands se proposant de poursuivre l'établissement d'une douane commune entre des États naturellement désignés par une communauté d'origine. Cette société une fois constituée, List y mit des fonds et entra dans l'agence; c'en fut assez pour ébranler sa position de professeur. Le conseil académique lui demanda en termes hautains d'opter entre les deux carrières; aux yeux de ses membres, c'était déroger que d'avoir un pied dans l'enseignement, un autre dans le commerce; une chaire à Heilbronn, un comptoir à Francfort. List, on le devine, ne se rendit pas sans combat ; il fit

du bruit, beaucoup de bruit, et devança le coup qui allait lui être porté. Par une lettre rendue publique et avec un mélange de respect et de fierté, il envoya directement au roi sa démission de professeur.

Devenu libre, il se dévoua tout entier à sa mission économique; elle était délicate et avait le tort d'être prématurée. Au fond pourtant l'utilité, la nécessité en étaient évidentes. Défectueux en politique, l'état de fractionnement de la confédération allemande était commercialement intolérable. Sur une étendue de 450 kilom. du nord au sud et de 375 kil. de l'est à l'ouest, on n'y comptait pas moins de seize lignes de douanes, outre les barrières de quelques 'communes privilégiées. Autant d'étapes, autant de souverains et de tributs; par suite autant de négociations à ouvrir pour obtenir ce point décisif qu'un tarif général remplaçât tous les tarifs particuliers. Quelque rude que fût la tâche, List eut au moins le courage de l'entreprendre. Dans un pays qui ne s'y prêtait guère, il parvint à provoquer un commencement d'agitation; on le voyait à toutes les foires, à tous les congrès, prêchant les tièdes, rompant en visière aux récalcitrants, déployant la ferveur d'un apôtre. Une assemblée politique venait-elle à s'ouvrir, il accourait les mains pleines de pétitions. Point de cour qu'il ne visitât et ne saisît de ses projets, point de souverain dont il ne sollicitât une audience. Du souverain il descendait aux conseillers en crédit, aux fonctionnaires, aux administrateurs; humble au besoin pour réussir, sauf à prendre sa revanche quand il parlait au public, et il n'en laissait pas échapper l'occasion. Déjà en relations avec la librairie Cotta, List avait pu s'associer les meilleures plumes et les feuilles les plus répandues de l'Allemagne. Les circulaires, les brochures se succédèrent sans relâche pour convier cette collection d'États que la politique condamnait au morcellement, à réaliser la seule unité à laquelle ils pussent alors prétendre sans briser leurs cadres : l'unité industrielle et commerciale.

La semence était bonne; quinze ans plus tard elle devait lever; mais il fallait pour cela qu'une main plus puissante donnât au sol ses dernières façons. Les premiers agents en furent pour leurs frais; la Prusse devint leur héritier bénéficiaire; il n'en pouvait pas être autrement. L'entreprise excédait les forces d'une association privée. Comme service désintéressé, elle s'explique; comme spéculation, elle ne soutient pas l'examen. C'était pourtant ce dernier caractère

que List voulait lui donner. Pour lui, il s'agissait d'une véritable maison de commerce opérant sur des hypothèses, avec tout le cortége habituel de versements de fonds, de livres régulièrement tenus et de perspectives de dividendes. On eût coté le Zollverein à la Bourse de Francfort. Dans ces termes le gérant n'eut pas toujours à se louer des dispositions de ses associés : plus d'un se montra rétif quand il fallut subvenir aux frais de l'agence; à chaque appel les rentrées se faisaient plus difficilement, et la lassitude gagnant jusqu'aux plus dévoués, bientôt List se trouva en face d'une caisse vide. D'autres dissentiments intérieurs envenimèrent les rapports. Il s'agissait d'une réforme des lois de douane, et chaque associé entendait cette réforme à sa manière. Dieu sait de combien d'obsessions List eut à se défendre pour que l'intérêt général ne fût pas étouffé sous l'influence des intérêts particuliers! Son propre plan était une source d'embarras autant comme doctrine que comme affaire. Après avoir constitué un groupe d'États, siége d'une circulation libre, List entendait rétablir sur leurs frontières un mur d'enceinte contre l'activité extérieure; c'est-à-dire qu'il reproduisait l'exaction sous une autre forme et parquait le privilége au lieu de le détruire. Beaucoup d'adhérents en jugeaient ainsi, et c'était la portion la plus éclairée. Ceux-ci se maintenaient en communion d'idées avec l'Europe savante et n'étaient pas d'humeur à s'en séparer pour suivre List dans ses fantaisies. Quel bien espérer dans une position ainsi combattue! Entre ceux qui ne voulaient de réformes qu'à leur profit et ceux qui réclamaient des réformes plus larges, l'agent de la société avait peu de chance de faire prévaloir une combinaison mixte qui ne donnait satisfaction ni aux uns ni aux autres. Quatre mois ne s'étaient pas écoulés que déjà List cédait au sentiment de son impuissance. Il voyait se dissoudre dans ses mains des éléments qu'il avait laborieusement rassemblés, et ne sontenait qu'à l'aide de sacrifices personnels une entreprise dans laquelle il avait placé l'espoir d'une fortune.

Il y a toujours dans la vie d'un homme une circonstance qui influe sur les opinions qu'il professera; les idées les plus fortes viennent de faits accidentels. C'est dans cet échec que List puisa ses rancunes contre l'économie politique et la passion qui règne dans les défis acharnés qu'il lui porta. Il l'avait rencontrée sur son chemin dans une première expérience dont il attendait honneur et profit; il ne lui pardonna jamais d'avoir troublé ses calculs, déjoué ses

plans dans une résistance passive. Les plus fortes objections qu'il eût essuyées lui venaient d'une science qui, sans spéculer pour ellemême, se met à la traverse des spéculations d'aventure ou les pousse plus loin qu'elles ne veulent aller, et qui ne transige point, comme c'eût été ici le cas, sur des questions de principes. Pour List, ce fut désormais l'idole à renverser; trop de gens en étaient engoués, ne juraient que par elle. A quoi tenait cette puissance? A un ensemble de théories contre lesquelles il était facile, pensait-il, d'élever des théories non moins spécieuses: un peu d'imagination y suffisait, et List était en fonds pour cela. Ce fut ainsi que sa déconvenue le conduisit à une révolte, et sa révolte à un système. Longtemps il en chercha les formules; mais déjà dans son esprit l'économie politique était condamnée sur tous les points. Aucune de ses définitions ne lui paraissait acceptable. Elle n'avait vu juste, à son sens, ni dans la division du travail, ni dans la nature et les fonctions du capital, ni dans la forme et le classement des valeurs. Son grand tort était surtout d'avoir négligé parmi ces valeurs les forces productives qui, en bonne économie nationale, sont des richesses de premier ordre, qu'aucune autre ne supplée et qui, à ce titre, ont droit au bénéfice d'un régime particulier. C'est par ces coups de sape que List essayait de miner le terrain et prenait sa revanche de la ruine de ses projets.

Il n'était pas au bout de ses épreuves; les persécutions politiques allaient l'atteindre. Ses liaisons avec le ministre Wangenheim, dont il avait partagé la disgrâce, l'avaient mis en vue; sa démission de professeur, fièrement donnée, avait valu à son nom quelque popularité. On s'en était souvenu aux premières élections parlementaires. Reutlingen, sa ville natale, l'avait nommé son représentant, quoiqu'il n'eût pas l'âge requis. L'élection fut annulée, mais les trente ans de List étaient à peine sonnés que Reutlingen, à une majorité plus forte, lui ouvrit de nouveau l'accès de états de Wurtemberg. A peine était-il sur son siége qu'il saisit l'assemblée de deux propositions: l'une demandant l'établissement d'un budget annuel, l'autre la création d'une commission pour une meilleure répartition de l'impôt. Pour le temps, le lieu et l'état des esprits ces propositions avaient une signification révolutionnaire; ni le souverain, ni la noblesse n'étaient d'humeur à souffrir qu'on les prît à partie avec cette véhémence. Afin de couper court à tout débat, les états furent ajournés et List fut mis à l'index de la police. On comptait

sur ses imprudences; avec List c'était prévoir à coup sûr. Il fit un pamphlet dans l'intervalle des sessions, sa perte fut résolue. Devant la chambre de nouveau réunie, les poursuites commencèrent. Le gouvernement demanda et obtint l'exclusion de l'auteur du pamphlet, en se réservant de le traduire devant la justice ordinaire, ce qui eut lieu après quelques délais. Le procès aboutit à une condamnation pour outrages et calomnie envers le gouvernement, l'administration et les tribunaux de Wurtemberg. La peine était exorbitante, dix mois d'emprisonnement avec travail forcé; on n'eût pas traité plus durement un malfaiteur. List fléchit pour la première fois; il se déroba aux effets de la sentence et trouva un refuge sur le sol français. Deux ans s'écoulèrent dans une vie errante qu'aggravaient les incertitudes de sa position. On le voit alors tantôt à Strasbourg et à Paris, où il essaye de se créer des relations et des moyens d'existence, tantôt en Suisse où il se promène de canton en canton, cherchant un élément à son activité. Rien ne lui réussit, et, de guerre lasse, sur les instances de sa famille, il ne voit d'autre parti à prendre que d'aller se remettre entre les mains de ceux qui l'avaient cruellement châtié. Il compte sur les bénéfices du temps et de la proscription volontaire qu'il s'est imposée; il pense qu'à défaut d'une grâce formelle il obtiendra du moins la tolérance et l'oubli. Son illusion ne fut pas longue. A peine était-il arrivé qu'on l'enferma dans la forteresse d'Arsperg où il subit le traitement des autres détenus. Des amis intervinrent et obtinrent son élargissement à la condition qu'il s'expatrierait. Entre cette nature remuante et le tempérament tranquille de l'Allemagne, il y avait incompatibilité; on voulait en purger le territoire. List se résigna; il déclara qu'il partirait pour les États-Unis.

Ce choix n'était pas fait au hasard. Dans un court séjour à Paris en 1823, l'exilé avait connu Lafayette qui, à quelques mois de là, devait s'embarquer pour l'Amérique du Nord où l'attendait une réception triomphale. Le général avait offert à List d'être de la partie et lui avait promis son appui. Depuis lors, dans des lettres échangées, cette proposition avait été renouvelée. L'émigré de Stuttgart avait donc un protecteur, presque une caution. Comme pays d'adoption, il ne pouvait rien désirer de mieux; mais ce n'était plus la patrie et il aimait la sienne, quoiqu'il la trouvât bien ingrate et bien injuste. Les regrets du départ furent longs et amers; la correspondance de List en témoigne. « Le 15 avril, au point du jour, dit-il dans une

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