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ainsi dire l'erreur tout opposée qu'eurent surtout à redresser les économistes des XVI et XVIIe siècles. Ils eurent à lutter particulièrement contre la méprise qui arrive à surfaire la monnaie, en la confondant avec l'argent et en confondant l'argent avec la richesse. Ce but, en présence des fausses doctrines du mercantilisme et de leurs envahissements continus, devient tellement prédominant que Boisguillebert, par exemple, tout en consacrant beaucoup de développements à la question de la monnaie, ne se souvient guère du morbus numericus qui pourtant, en son temps encore, sévissait en France d'une manière très-grave.

Cette lutte qu'il entreprend en France contre les fausses doctrines mercantilistes sur la monnaie, est soutenue au même moment à l'étranger par des lutteurs non moins vaillants, en Angleterre notamment. Il suffira de rappeler Sir William Petty, l'une des personnalités les plus originales et l'un des écrivains économistes les plus remarquables de la seconde moitié du xvIe siècle; Dudley North, qu'à juste titre la Grande-Bretagne regarde comme le premier défenseur systématique des doctrines de la liberté commerciale; enfin, John Locke, le grand philosophe et publiciste, qu'avec orgueil l'économie politique compte parmi ses ancêtres. PETTY (1) démontre fort bien que chaque pays n'a besoin que d'une certaine quantité de monnaie métallique, proportionnée à l'étendue et aux habitudes de ses affaires; accroître la quantité de métal précieux au delà de cette proportion serait un inconvénient et non un avantage : aussi se prononce-t-il contre toute défense à la sortie des métaux précieux. NORTH (2) établit de son côté, comme le fait Boisguillebert, en quoi consiste la véritable richesse, et sa définition le conduit à contester à l'or et à l'argent la prétention d'être seuls de la richesse; il cherche à prouver que les individus et les nations pourraient arriver à la richesse et disposer, par la voie du commerce, du superflu d'autrui, avant même les métaux précieux ou sans leur intercession. Quant à LOCKE (3), quelques erreurs sur les rapports entre les métaux précieux et les autres denrées, ainsi que sur les circonstances qui influent sur la valeur des premiers, ne l'empêchent pas de reconnaître que l'accroissement et la quantité de métaux précieux n'augmentent pas la richesse du pays; Locke est l'un des premiers à énoncer nettement cette vérité, que l'argent est une marchandise

comme une autre.

C'est ce que SALMASIUS, l'un des plus remarquables économistes finan

(1) Voy. notamment Several essays in political arithmetic. Londres, 1662. (2) Auteur des classiques Discourses upon trade. Londres, 1691. (3) Dans les Treatises of government et dans ses écrits spéciaux sur la monnaie. (Londres, 1691 à 1698.)

ciers de la République batave et le précurseur de Bentham dans la défense systématique de l'usure, avait établi avec une égale netteté, dès la première moitié du xvi siècle, dans ses écrits sur la monnaie et l'usure (1). CASPAR CLOCK, en Allemagne, qui écrit sur la Monnaie au milieu juste du XVIe siècle, ne partage pas non plus toutes les erreurs en cours; il se prononce nettement, pour le moins, contre le régime qui pense multiplier l'argent en « haussant » la monnaie arbitrairement (2). Et comment surtout ne pas se souvenir de l'Italie, qui, dans les faits et dans les doctrines, a si largement devancé presque tout le reste de l'Europe économique, et, dans la question de la monnaie, ne reste pas non plus en arrière?

A trois siècles d'ici, l'on rencontre en Italie des vues et des propositions monétaires qui, aujourd'hui encore, ne font qu'acheminer vers leur solution et souvent passent pour être nées d'hier seulement. L'écrivain qui les formule n'est pas un théoricien, un rêveur; GASPARE SCARUFFI (1584) a été pendant longues années directeur de la Monnaie à Reggio. C'est pour avoir vu de près les embarras et les pertes qu'entrafne partout le mauvais état monétaire, qu'il arrive à réclamer une réforme générale, aboutissant à la création d'une monnaie universelle (3). Cette monnaie, établie d'après le système duodécimal, serait la même dans tous les États pour la forme, le poids, le titre; chaque pièce porterait l'indication claire de ces deux derniers éléments ainsi que de sa valeur; elle l'aurait pleine, les frais du monnayage devant être payés en dehors; le rapport de valeur entre les pièces d'or et d'argent serait de un à douze. Pour arriver à ce but, les États européens se réuniraient, par des délégués, en une Diète générale. Inutile de dire que cette conférence universelle, l'un des « pieux désirs » des économistes du jour, avait au dernier quart du xvi° siècle, peu de chances de passer dans les faits. La proposition n'en est pas moins curieuse et méritoire. La monnaie universelle et imperturbablement rectiligne que demande Scaruffi, témoigne d'une conception supérieure de l'instrument d'échange: elle est opposée et à l'erreur qui ne voit dans la

(1) De Usure.- De Modo usurarum. Loyde, 1638 à 1640.

Dissertatio de fœnore Trapezitico.

(2) CASPARIS CLOCKI Tractatus de Aerario, sive censu per honesta media absque divexatione popoli licite conficiendo libri duo. Nurembergue, 1651. (3) Le titre du livre, suivant les habitudes de l'époque, en dit le programme; voici ce titre l'Alitonfo, di GASPARE SCARUFFI, Reggiano, per fare ragione e concordanza d'oro e d'argento che servirà in universale tanto PER PROVVEDERE agl' INFINITI ABUSI DEL TOSARE E GUASTAR MONETA, quanto per ragolare ogni sorta di pagamenti e RIDURRE ANCHE TUTTO IL MUNDO AD

UNA SOLA MONETA.

monnaie qu'un signe de valeur, pouvant être traité et maltraité au gré des caprices du souverain, et à l'erreur qui voit dans la monnaie, et surtout dans le métal précieux dont elle est faite, la richesse par excellence ou même la richesse unique. Pour le temps, réagir contre cette double méprise trahit de l'intelligence et exige du courage.

Ils ne manquent pas non plus à ANTONIO SERRA, pour qui des écrivains italiens réclament la paternité de l'économie politique. C'était en tout cas un homme supérieur, comme penseur autant que comme patriote : on sait qu'il dut, avec Campanello, payer de sa liberté une tentative de révolution démocratique, et que la torture ne parvint pas à lui arracher les noms de ses coopérateurs. Son ouvrage, écrit sous les verrous (1), a pour principal but, ou plutôt comme mobile direct, de réfuter la proposition d'un M. A. de Santis qui, pour remédier aux embarras monétaires dont souffre Naples, conseille d'abaisser par un coup d'autorité le change sur l'étranger. Serra, admettant avec ses contemporains qu'il faut tendre à obtenir l'abondance de l'or et de l'argent, s'applique à indiquer des moyens rationnels et honnêtes par lesquels elle peut être obtenue (2). Suivant lui, un pays n'est pas riche par ce fait qu'il attire ou accapare des quantités relativement fortes de métaux précieux; un pays a l'abondance d'or et d'argent lorsqu'il est riche. Les sources ou causes de richesse sont : ou particulières (accidenti propri), données par privilége par la nature, telles que la fécondité du sol et la position géographique; ou communes (accidenti communi), parce qu'il dépend des hommes de se les donner partout ou presque partout, telles que l'activité inventive et productive, l'effort industriel et commercial, et surtout un bon régime qui se borne à écarter les obstacles.

On ne manquera pas de remarquer ce dernier point. Serra paraît être beaucoup moins « autoritaire » que la plupart de ses contemporains. Toujours est-il que si une certaine confusion dans les idées, le manque de précision et de clarté dans la forme, permettent le doute sur plus d'un point dans les doctrines de Serra, ce qui précède suffirait cependant pour le classer parmi les écrivains qui, les premiers, ont des notions exactes sur la nature et le rôle vrais de la monnaie; qui, de plus, luttent avec courage et savoir et contre les mauvaises pratiques et contre les méprises dont elle est l'objet. On sait si les successeurs lui ont manqué dans les divers États de l'Italie; ils n'étaient que trop appelés,

(1) La dédication est datée Dalle carceri di Vicaria oggia 10 di luglio 1613.

(2) Breve trattato delle cause che possono far abondare li regni d'oro e d'argento dove non sono miniere con applicazione al regno di Napoli, del dottor ANTONIO SERRA. Naples, 1613.

3e SÉRIE. T. V.

15 mars 1867.

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excités par la persistance de ces méprises dans le public et surtout de ces mauvaises pratiques chez les gouvernements (1)!

Il est aisé de voir que nous sommes en face d'une sorte de conspiration tacite; elle est générale, européenne: comme est générale la Hollande même, cette mère-patrie de la liberté du commerce, n'échappait pas entièrement à la contagion dans les xvie et xvIe siècles. La doctrine qu'il s'agit de combattre, contre la pratique de laquelle il s'agit de protester, c'est la doctrine si connue de la balance du commerce. Il suffira de la rappeler en peu de mots: il faut, suivant elle, à tout prix attirer l'argent dans le pays et en empêcher toute sortie; l'accroissement de la quantité de métal précieux doit être le mobile principal et le but prédominant du commerce extérieur, Contre cette doctrine et contre cette pratique, des esprits supérieurs dans les divers pays de l'Europe éprouvent simultanément le besoin de réagir. Sans se concerter, sans se connaître, pour arriver à leurs fins ils prennent la même voie démontrer que l'or n'est pas la richesse, qu'il ne mérite, en conséquence, ni les honneurs qu'on lui fait, ni les peines que pour lui l'on s'impose.

En rattachant ainsi la DISSERTATION (2) de Boisguillebert à un courant général de principes et d'idées qui commençait à se faire jour, nous n'en amoindrissons assurément pas la valeur comme originalité et spontanéité; pas plus que n'est diminuée la valeur doctrinale de son écrit par cette circonstance que cet écrit répond à un besoin de l'époque, s'attaque à des abus en vigueur. Nulle part, la démonstration que l'argent n'est pas la richesse ne fut dans ce moment plus nécessaire, plus opportune qu'en France: depuis quarante ans, la balance du commerce, d'abord une doctrine, une pratique, était devenue un système de gouvernement, presque une religion d'État. Attaquer de front ce système ou cette religion, en faire ressortir l'inanité et les dangers, était une entreprise méritoire; c'était faire acte, en même temps, et de penseur original et de citoyen courageux.

Boisguillebert s'acquitte de cette tâche d'une manière digne d'estime et de reconnaissance. Aucun écrivain en France n'avait encore démontré aussi clairement et aussi vigoureusement le néant de la doctrine

(1) Les sept premiers volumes (partie ancienne) de la grande Collection du baron de Custodi (Scrittori classici italiani di economica politica. Milan, 1803 à 1816; 43 vol. in-8) ne contiennent presque que des écrits sur la monnaie; il est vrai que, comme pour Serra, la monnaie donne l'impulsion, mais ne limite pas le champ des investigations.

(2) DISSERTATION SUR LA NATURE DES RICHESSES; voir l'édition Daire, p. 372-407, dans le premier volume de la Collection des principaux économistes (Guillaumin et C°).

qui confondait l'argent avec la richesse. Aucun peut-être parmi ses devanciers ou contemporains à l'étranger, peu parmi ses successeurs en France, ont enseigné avec plus de netteté que la véritable richesse c'est l'aisance, c'est la faculté de commander des biens, des jouissances, de disposer du travail, du produit d'autrui; que la monnaie n'est que l'instrument d'acquisition, l'organe du commandement, un moyen d'échanger une partie de notre fortune acquise contre le produit, le service, la jouissance que nous désirons acquérir. Nul surtout n'avait si bien deviné et si clairement indiqué l'application à la monnaie de cette loi physique suivant laquelle, pour l'action à exercer, la vitesse supplée au poids; autrement dit: que, activer la circulation de l'argent vaut autant et mieux que d'en accroître la quantité.

N'oublions pas, pour apprécier avec justesse la réaction générale contre le mercantilisme, que la portée de cette réaction dépasse les limites du domaine économique: ne fût-ce que par la raison que les erreurs qui la provoquent étendent également leurs branches, ou plutôt ont leurs racines, en dehors de ce domaine. Le mercantilisme n'est pas un pur accident; il tient à l'ensemble du mouvement de transformation par lequel passe l'Europe.

Le mercantilisme se produit à une époque où s'achève la formation des États ou leur cristallisation à l'intérieur, par l'autorité royale qui se consolide sur les ruines de la féodalité, et par la concentration du pouvoir qui remplace l'éparpillement et l'arbitraire à mille têtes ; à l'extérieur, par l'introduction des armées permanentes qui aide la constitution de grands États, et par la naissance d'un droit international qui sanctionne les faits accomplis de la guerre et leur donne de la consistance. Le souverain, hier encore capitaine de tribu, devient chef de l'État et éprouve le besoin de ne plus vivre au jour le jour, de ne plus penser uniquement aux expéditions et aux butins, de s'occuper aussi quelque peu des autres intérêts du pays qu'il gouverne il s'immisce dans des questions que naguère il dédaignait ou ignorait; il protége ou du moins s'en donne l'air à où hier il ne faisait qu'exploiter. Il le faut. Développer les ressources du pays, les ménager pour le moins, devient une question d'existence pour la royauté elle-même. Le maigre rendement des domaines ne suffit pas aux besoins de l'État agrandi et centralisé il faut demander des subsides (impôts) aux sujets, et pour cela les mettre à même d'en fournir, d'en pouvoir fournir en argent. L'armée surtout, jadis ramassée seulement au moment de la guerre qui la devait nourrir, fournie d'ailleurs et entretenue en grande partie par les vassaux, demanda de fortes ressources constantes dès le jour où elle devint permanente et resta à la charge du roi.

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Du concours de ces circonstances résulte la tendance des gouverne

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