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examen, il ne leur aurait pourtant pas fallu longtemps, à ces hommes distingués, pour reconnaître qu'en séparant ce qu'a indissolublement uni la nature des choses, les libertés de l'ordre économique et les libertés de l'ordre politique, ils nuisaient au progrès même de la civilisation et étaient dupes d'une illusion grossière. Je vous en fait juges, Messieurs.

Supposez un gouvernement qui, tout en se croyant libéral, dédaignerait la liberté du travail, la regardant comme chose infime ou accessoire. Il ne se gênera point, malgré sa cocarde libérale, pour soumettre l'industrie à des règlements arbitraires, pour l'entraver et l'asservir, sous prétexte de quelque convenance passagère; il ne se gênera point pour la frapper d'impôts exorbitants, dont il n'apercevra que le produit immédiat, sans songer aux inconvénients et au mal qui en découleront dans un prochain avenir. Par exemple, pour avoir du revenu à tout prix, il n'hésitera pas à soumettre les matières premières de l'industrie à des droits considérables à la frontière, ou bien, dans l'intérieur même du pays, il établira ou laissera établir des taxes locales sur ces mêmes matières premières, des taxes lourdes, au risque d'obliger l'industrie à fuir les grands centres de population, c'est-à-dire les lieux où l'industrie est indispensable pour nourrir les habitants. Par ces différents procédés, il tuera la poule aux ceufs d'or; il arrêtera ou restreindra le développement de la richesse nationale, qui est une force pour les États comme une source de bien-être pour les individus. Il empêchera la formation des capitaux, puissants auxiliaires de l'affranchissement des classes pauvres. Or, je vous le demande, quand un gouvernement aura pris l'habitude de ces mauvais procédés, de ces abus, de ces violences, quand il ne trouvera rien que de naturel à opprimer les citoyens dans leur travail, c'est-à-dire dans leur vie quotidienne, peut-on espérer qu'il s'arrêtera lorsqu'il croira qu'il peut lui être avantageux de violer les autres libertés des citoyens, quelles que ces libertés puissent être ? Ah! Messieurs, un pays où l'on aurait contracté l'habitude de ne pas compter avec la liberté du travail serait bien près de subir le despotisme à tous les points de vue.

Supposez, au contraire, un gouvernement qui se soit fait une loi de respecter la liberté du travail, d'en laisser à la nation la jouissance pleine et entière: un tel gouvernement, lorsqu'il aura des règlements à tracer, se préoccupera de ne pas contrarier cette liberté éminemment populaire, dont ont besoin cependant toutes les classes sans exception. Lorsqu'il s'agira de quelque nouvel impôt, il se demandera si la liberté du travail n'aura pas à en souffrir, si les transactions, les échanges, le labeur du pauvre comme les entreprises du riche, n'en recevront pas quelque atteinte. Sa sollicitude constante sera de ménager la poule aux œufs d'or, afin d'en augmenter la fécondité. Ce sera pour lui un souci

de tous les instants de maintenir dans toute sa puissance, en la maintenant libre, l'activité des populations qui cultivent les champs, qui animent les ateliers de leur industrieuse présence. Quand un gouvernement a pris cette coutume de respecter les droits des peuples et d'en ménager les intérêts à toutes les heures du jour, dans cette infinité d'actes dont se compose l'existence d'une nation vouée au travail, il est bien difficile qu'il ne devienne pas plein de respect pour tous les autres droits de la nation.

Maintenant, si vous envisagez à part l'intérêt particulier des populations ouvrières, vous découvrez sans peine qu'elles ont grandement à attendre de la liberté du travail. Les sociétés modernes se plaisent à offrir à ces classes, autrefois déshéritées, le bienfait d'une instruction de plus en plus variée et étendue, celui d'un système de communications de plus en plus économiques et de plus en plus multipliées, et elles se préparent à y joindre le bienfait du crédit mis de plus en plus à la portée de quiconque en sera digne. Dans de telles conditions, la liberté du travail devient une ressource admirable pour tout homme qui aime à travailler et s'y livre avec résolution, avec esprit d'ordre, avec bonne conduite. Il est vrai que, pour se soutenir, le faible et le pauvre ont grand besoin d'avoir aussi l'appui de l'association, mais elle-même l'association libre est une des manifestations les plus directes de la liberté des transactions, qui fait une seule et même chose avec la liberté du travail.

En un mot, Messieurs, tandis que pour les classes riches ou aisées la liberté du travail est le moyen légitime d'accroître leur richesse ou leur aisance, pour la classe la plus nombreuse c'est mieux encore; moyennant les auxiliaires que je viens d'indiquer, c'est tout un patrimoine.

C'est parce que le principe de la liberté du travail a acquis depuis un quart de siècle cette importance, cette popularité, cette consistance et cette valeur pratique aux yeux des nations et des gouvernements, c'est pour cela que l'économie politique elle-même est devenue un personnage. Si vous regardez en arrière, il vous sera aisé de constater que depuis un quart de siècle le principe de la liberté du travail a jeté des racines profondes dans l'opinion publique et dans les institutions des États. Pendant ce quart de siècle aussi, de grands faits économiques se sont accomplis. Soit dans la discussion des assemblées délibérantes, soit dans les débats des publicistes, les questions économiques occupent un espace beaucoup plus étendu. La politique des États s'est inspirée de l'économie politique bien plus que dans le passé, et il faut se féliciter de cette alliance, parce que l'économie politique, par sa nature même, réclame pour la justice. Autant elle est dans son élément au contact des forces pacifiques employées à produire la richesse, autant elle repousse l'ascendant de la force brutale. Il n'y a pas de conciliation possible entre

elle et la violence. Elle est particulièrement l'amie et la protectrice des droits qui, avant 1789, étaient méconnus, et des intérêts qui, avant cette date à jamais mémorable, étaient foulés aux pieds.

II

Ce n'est pas en présence d'un auditoire éclairé tel que celui qui me fait l'honneur de m'écouter que j'ai lieu d'insister pour établir que, depuis bientôt un siècle, il se passe dans le monde quelque chose de grand et d'inconnu jusqu'ici. C'est une rénovation qui s'opère. La forme des gouvernements a été profondément changée; mais les modifications qu'on observe ne se bornent pas à la politique proprement dite, c'està-dire aux rapports des peuples avec ceux qui sont chargés de gérer leurs intérêts. C'est la société elle-même qui se transforme. Le caractère le plus manifeste de la transformation, c'est que des avantages autrefois réservés à une minorité soient à la portée d'un nombre toujours croissant et deviennent graduellement accessibles à tous, en supposant qu'ils n'aient pas été rendus tels immédiatement. En d'autres termes, les chances d'avenir tendent sans cesse à s'égaliser parmi les hommes. Pour la bonne assiette de cet édifice, si différent des sociétés anciennes, une base matérielle est absolument nécessaire. Parlons sans métaphore et allons au fait afin de pourvoir à tous les besoins nouveaux qu'elle reconnaît, de satisfaire toutes les ambitions dont elle admet la légitimité, il faut que la société ait une richesse collective beaucoup plus grande, ou, ce qui revient au même, que, par son travail quotidien, elle rende beaucoup plus de produits. Il le faut pour que tout homme laborieux et de bonne conduite obtienne, en retour de son travail, une quote part plus forte qu'autrefois. C'est là un des articles essentiels du nouveau pacte social. Vous voyez ainsi que la question suprême qui est posée aujourd'hui et que notre époque est tenue de résoudre, rentre directement dans la compétence de l'économie politique.

Le problème à résoudre dans les temps modernes se présente en des termes qui, au premier abord, ont un air de paradoxe. La masse des produits quotidiens du travail de la société, considérée dans son ensemble, a besoin d'être agrandie dans une forte proportion, afin que la part moyenne, la part de chacun puisse être augmentée. Il ne s'agit pourtant pas de faire travailler les hommes davantage; bien au contraire, il est indispensable que la durée du labeur journalier soit amoindrie, parce que, passé un certain point, le travail matériel affecte et écrase. l'intelligence de l'homme. Par la même raison, il est nécessaire que l'effort musculaire dépensé dans un laps de temps donné soit moins intense, car il est bien connu que l'intensité de l'effort musculaire, tout autant que la longueur de la journée de travail, détermine l'affaissement de l'esprit et finirait par ravaler l'homme au niveau de la bête de somme.

Voilà donc la contradiction apparente devant laquelle on se rencontre : avec un labeur de moindre durée et un moindre effort musculaire, il faut une production beaucoup plus considérable. Ces termes semblent s'exclure; il n'en est pourtant rien. Il y a là un mystère qui s'accomplit; mais un mystère parfaitement justiciable du raisonnement. En vertu de ce mystère, sans que l'effort physique de l'homme soit accru, et même parallèlement à la diminution de cet effort, il y a augmentation de la force productive de l'individu et de la société, force productive mesurée à la quantité des produits, blé, vin, viande, fer, coton filé, étoffes de coton ou autres, etc, qui résultent du travail annuel de chacun selon qu'il s'adonne à une industrie ou à une autre. C'est par la vertu de l'esprit humain que s'opère cette sorte de miracle. La première force de l'homme c'est son esprit, c'est par là qu'il vaut, plus que par la vigueur de ses muscles, la souplesse de ses membres, ou l'adresse de ses doigts. L'intelligence lui a été donnée pour qu'il exerçât l'empire du monde matériel. Par cette intelligence, il pénètre les lois de la nature, il en découvre les secrets. Il dépiste les forces naturelles, il s'en empare, les asservit à sa volonté et les fait travailler à sa place et à son gré; et c'est ainsi que les sciences physiques, chimiques et mécaniques, qui semblent n'avoir rien de commun avec l'économie politique, contribuent à fournir une base solide aux intérêts économiques de la société.

Vous aurez une idée des accroissements que peut recevoir la force productive de l'individu et de la société en parcourant les tableaux statistiques que les gouvernements de tous les pays civilisés se font un honneur aujourd'hui de publier. Dans ces relevés, les faits curieux abondent, et l'on n'a que l'embarras du choix. Je citerai, entre autres, la production du fer en Europe. Je choisis ce métal parce qu'on a dit avec raison que la consommation qui s'en fait donne une mesure approchée de l'avancement même de la civilisation. Il y a soixante ans, un travail fait avec soin par un ingénieur fort instruit (M. Héron de Villefosse) portait la production de l'Europe en fer forgé et en fonte moulée à 772,000 tonnes (de mille kilog.), ce qui répondrait en fonte brute à un million de tonnes environ. Aujourd'hui on peut croire que cette production est sept ou huit fois plus grande. Voici maintenant une autre substance qui joue aussi dans l'industrie un bien grand rôle, le coton. Avant la guerre civile qui a désolé les États-Unis, l'Union américaine était le principal fournisseur de l'Europe pour cette matière première, et on ne se trompe guère en disant qu'elle le sera redevenue avant qu'il soit longtemps. Or, savez-vous ce qu'était cette production américaine au commencement du siècle? De huit à dix mille balles de 187 kilogrammes chaque. En 1860, année qui précéda immédiatement la guerre civile, c'était de 5,200,000 balles. Ceci montre à quel point, en 1860, la consommation des articles de lingerie et de bonneterie et par conséquent les habitudes

de propreté, s'étaient développées dans le monde civilisé, en comparaison des premières années du siècle. Autre fait qui concerne aussi le coton vous savez que l'Angleterre est de tous les pays du monde celui qui produit le plus de toiles de cette substance. Il y a quarante ans, l'Angleterre exportait des toiles de coton écrues, blanches ou en couleur, de quoi faire neuf fois le tour de la planète, neuf fois 40,000 kilomètres, ou, si vous l'aimez mieux, neuf fois dix mille lieues. Dans chaque période de dix années, cette quantité double à peu près. Si la suspension des arrivages de coton brut n'avait, à partir de 1861, imposé à l'industrie anglaise un temps d'arrêt funeste, cette exportation serait aujourd'hui de cent fois le tour de la terre.

Un autre exemple mettra en relief la grandeur des forces mécaniques que l'homme est parvenu à mettre à son service et qui, travaillant pour lui, augmentent sa puissance productive. La locomotive n'est qu'une des formes diverses de la machine à vapeur. Il y a quarante ans, il n'existait pas une seule locomotive en Europe; aujourd'hui il y en a 16,500. Une forte locomotive remorque sur une pente douce 700,000 kilogr. de poids utile, sans compter le poids mort qui correspond aux véhicules eux-mêmes. Pour tirer sur une route impériale une pareille masse de marchandises, il faudrait 700 chevaux en chair et en os. Mais une locomotive peut rester en action plus longtemps qu'une bête de somme, et, par la vitesse qu'elle déploie, elle rend un service supérieur. Ainsi une de ces fortes locomotives tient lieu de 1,400 chevaux, l'effectif de deux magnifiques régiments de cavalerie au grand complet. Supposez que les 16,500 locomotives de l'Europe ne valent en moyenne que le tiers de celles dont je viens de parler, elles représenteront 7,700,000 chevaux à l'écurie. Si on voulait prendre pour terme de comparaison la force de l'homme, ce serait l'équivalent de 38,500,000 hommes, la population de la France entière, avec les femmes, les enfants, les vieillards, tous transformés en hommes valides, dans la plénitude de leurs forces.

Le chemin de fer nous donne un autre terme de comparaison assez instructif, au sujet de l'efficacité des forces mécaniques sur lesquelles l'esprit de l'homme a assis son empire; c'est le bon marché en même temps que la célérité des transports. A l'égard des marchandises, si les chemins de fer étaient dans le même cas que les routes impériales, c'est-à-dire si l'on pouvait faire abstraction du capital engagé dans la construction, de sorte que les particuliers n'eussent à payer que les frais de traction avec l'entretien du matériel, ce serait de moins d'un centime par tonne transportée et par kilomètre parcouru. Avec le roulage sur les anciennes routes, c'était vingt fois autant. Dans cette même hypothèse, qui, je dois le dire, est hors de la question dans les pays où ce n'est pas l'État qui possède les voies ferrées, on pourrait

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