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semble avec le seul secours de l'ongle pour former le chapeau. Qui supposerait que cette branche, presque inconnue de l'industrie, occupait paguère encore de 1,500 à 2,000 ouvriers à la ville et à la campagne, et a donné des produits d'une valeur totale qui surpassait 500,000 fr.? Les chapeaux de trucciolo se vendent tous à l'extérieur, et, vers 1850, ils étaient encore très-recherchés par leur légéreté et leur couleur. Mais depuis cette époque, ils ont été presque totalement abandonnés de la mode, et les chiffres ci-dessus sont probablement loin d'être atteints aujourd'hui.

VI

Si les diverses provinces de l'Italie semblent devoir réussir plus ou moins dans les essais de concurrence qu'elles ont tenté de faire à l'industrie florentine de la paille, en est-il de même de la concurrence de l'étranger?

Les tentatives n'ont certainement pas manqué, mais semblent avoir échoué au moins en partie, et surtout en ce qui concerne la production de la matière première, qui paraît, jusqu'à présent, devoir rester un produit exclusif du sol italien.

Cependant, la paille anglaise et la paille suisse ont plus d'une fois ébranlé sur les marchés ou contrebalancé du moins la vogue de la paille de Florence; mais ce succès passager était dû plutôt à un caprice de la mode, à ce besoin de changement qui semble destiné à travailler constamment toutes les parties de l'industrie du vêtement, qu'à la qualité supérieure des produits de Suisse et d'Angleterre.

La ville de Lutoh, près de Londres, n'en est pas moins devenue le centre d'une fabrication étendue, et les fabricants anglais ont fait de nombreux essais, soit pour arriver à travailler les pailles du pays, soit pour acclimater en Angleterre la variété toscane qui s'est refusée à toutes leurs tentatives. Au concours de 1822, M. Cobbet fournit des échantillons de tresses exécutées avec 15 espèces différentes de graminées indigènes, mais toutes plus ou moins fragiles ou inégales de grosseur et de couleur, c'est-à-dire dépourvues des qualités les plus essentielles de la paille toscane. Il a donc fallu en revenir à l'importation de celle-ci pour fournir du travail aux tresseuses anglaises.

En Belgique également, les pays adonnés à la fabrique de chapeaux de paille ont dû emprunter leur matière première à l'Italie.

La Suisse seule est arrivée à quelques résultats en travaillant sa propre paille, mais selon de tout autres méthodes, qui font des chapeaux tressés un produit vraiment indigène et national, mais bien inférieur à ceux d'Italie.

Ce sont surtout les cantons de Lucerne, d'Argovie et de Fribourg qui s'adonnent à cette industrie, et ils sont arrivés à perfectionner des

tresses et des chapeaux ayant quelques qualités toutes particulières, pour la légèreté, la blancheur et l'éclat, mais qui ont le tort de manquer de solidité. Ce défaut est encore celui de la matière première. Tandis que la paille toscane seule se laisse manier sans se briser, la paille suisse, plus grosse, doit se dédoubler, c'est-à-dire que le tube qu'elle forme se divise en deux canaux ou moitiés, qui, aplaties, donnent deux étroits rubans, souples et légers, mais d'une fragilité extrême. Ces rubans ont, du côté interne surtout, une blancheur, et du côté externe, un éclat que ne peut atteindre la paille de Florence, même dans cette partie de la tige que protége la feuille engaînante qui la recouvre. Mais cette blancheur et ce brillant, qui ont parfois donné la vogue aux chapeaux suisses, sont loin de constituer une véritable supériorité au point de vue d'un goût plus sûr et moins changeant; car on peut soutenir, au contraire, que la belle teinte soufrée et mate de la paille florentine, surtout de cette partie qui, supportant l'épi, s'est dorée sans abri aux rayons du soleil italien, est d'un ton plus riche, plus chaud et plus séyant que la couleur plus pâle et plus brillante du pédale toscan, et surtout que le blanc à peine jauni de la paille fendue de Suisse. La tresse florentine en 13 fils peut même égaler quelquefois en légèreté la paille suisse large et plate, et elle garde sur elle l'avantage de sa souplesse en même temps que de sa solidité sans égale.

On peut donc affirmer que si les pailles suisses et anglaises peuvent espérer de se maintenir sur les marchés avec des vicissitudes très-va⚫riables, selon les oscillations de la vogue qui les reprend et les abandonne alternativement, les manufactures de Suisse et d'Angleterre, pour continuer à vivre durant les crises, devront toujours revenir emprunter à la Toscane sa paille brute ou ses tresses. On peut même prévoir aisément que si la tresse florentine de pédale en 11 brins, cousue à coutures imbriquées, peut rester longtemps encore et redevenir par moments l'objet d'un commerce intérieur ou extérieur supérieur à celui auquel donne lieu aujourd'hui la tresse de pointe en 13 fils, cousue à mailles, c'est-à-dire, enfin, la seule vraie et traditionnelle paille d'Italie; celle-ci, par ses qualités uniques, est seule assurée de se maintenir constamment en possession d'une supériorité incontestable qui lui assurera l'avantage sur tous les produits rivaux, en dépit des caprices de la mode, qui peuvent de temps à autre la menacer un moment d'abandon.

Il n'est pas sans intérêt de jeter ici un rapide regard sur les données statistiques du commerce d'exportation, auquel a donné lieu la paille florentine pendant une suite d'années consécutives, et surtout sur les chiffres comparatifs de ses divers articles.

Durant la période encore récente de 1851 à 1859, on voit que l'exportation de la paille brute ou préparée qui, dans l'année 1851, était de 30,771 kilogrammes, et s'était élevée en 1852 à 74,518, est aussitôt

retombée en 1853 à 66,632, en 1854 à 31,670, en 1856 à 10,181, pour arriver enfin aux chiffres si réduits de 2,520 et 1,193 kilogrammes dans les deux années 1856 et 1857.

Pendant ce temps, l'exportation de la tresse suivait un mouvement absolument tout contraire. Ainsi, de 1852 à 1856, elle a augmenté constamment de 105,683 kilogrammes à 204,000, c'est-à-dire qu'elle a presque doublé.

Si dans les années 1857 et 1858 les chiffres de l'exportation de la tresse sont retombés à 126 et 167,000 kilogrammes, c'est que vers le même temps augmentait, plus que proportionnellement, l'exportation des chapeaux tout confectionnés, qui, de 56,000 kilogrammes, en 1851, est arrivée à atteindre le chiffre de 278,566 kilogrammes en 1858, c'est-àdire a quintuplé en l'espace de huit années.

Ces chiffres disent éloquemment que les pays qui essayèrent de faire concurrence à la Toscane dans l'industrie de la paille, et qui autrefois lui empruntaient seulement sa matière première, ont d'abord renoncé à faire fabriquer les tresses et plus tard lui ont enfin emprunté jusqu'aux chapeaux eux-mêmes, abandonnant une concurrence, qu'avec l'abaissement général des droits de douane et surtout l'abandon du système protecteur, ils ne pouvaient plus soutenir.

C'est que l'industrie de la paille demande pour s'exercer un climat tout special, un climat chaud, doux, sec et uniforme comme celui de l'Italie. A la matière première il faut la croissance rapide de ses printemps; pour la blanchir, il faut la lumière et la rosée de ses matinées d'été. Si la paille, une fois préparée, brunit à l'ardent soleil, contre lequel les ouvrières toscanes peuvent s'abriter dans leurs maisons ou dans les ruelles étroites de leurs villages, elle redoute bien plus encore l'humidité brumeuse des vallées suisses ou les brouillards fumeux des plaines de Belgique ou d'Angleterre, contre lesquels il n'est pas d'abri. Vouloir forcer la nature qui adapte certains travaux à certains climats, c'est se rebeller vainement contre les lois universelles et fatales qui gouvernent le monde et auxquelles l'homme ne commande qu'à condition de savoir à propos leur obéir.

VII

Mais, justement à cause de ces adaptations du climat, du ciel, du sol qu'il ne faut jamais négliger quand il s'agit de nouvelles industries à introduire dans un pays; où la Belgique, l'Angleterre, la Russie même ont échoué, la France ne pourrait-elle pas réussir ? N'a-t-elle pas tout le long de la Méditerranée une zone étendue qui jouit d'un climat presque italien et où l'olivier et le mûrier fleurissent comme dans la vallée de l'Arno dont elle a aussi les arides collines? La variété florentine du blé de mars ne pourrait-elle s'y acclimater tout aussi aisément que dans les

districts de la Toscane où l'on a récemment tenté avec succès de la cultiver? Dans nos villages du Midi, des tresseuses et des couseuses, trouveraient sur le seuil de leurs portes, comme dans les villages toscans, un air chauffé et séché par le soleil, et dans l'industrie de la paille une ressource pour contenter leur goût tout méridional, tout italien, pour les gains faciles dépensés, sans regret en parures fraîches.

Que faudrait-il pour arriver à ce résultat? Un syndic comme celui de Montapone, et deux ou trois hommes comme MM. Barri et Bocci, du Casentino. Il faudrait d'abord transporter quelques bons ouvriers modeleurs et d'adroites couseuses pour établir des fabriques qui tireraient de Florence leurs matières premières et même leurs tresses pendant les premières années et jusqu'à ce que l'industrie, adoptée par la population, y trouvât des bras et y excitât l'émulation des travailleurs par l'appât du gain. Il faudrait en même temps ouvrir aux petites filles du pays, des écoles où elles apprendraient gratuitement à lire, écrire, compter et faire la tresse en onze ou treize brins. Ce seraient autant d'ouvrières habiles préparées à l'industrie naissante; car l'expérience a prouvé que, si les meilleures ouvrières ne sont pas les petites filles de 8 à 15 ans, du moins il n'y a de tresseuses habiles que parmi celles qui ont appris le métier à cet âge où l'habitude mécanique des doigts s'acquiert si aisément. Ces tresseuses devenues mères, en formeraient d'autres avec chacune de leurs filles, et le nombre en irait ainsi croissant de génération en génération, en même temps que les débouchés que trouverait leur travail.

Une fois en possession d'une population de tresseuses et de coueuses, le pays ne manquerait pas d'agriculteurs pour tenter l'acclimatation de la paille elle-même; et ainsi dans l'espace de dix ou quinze ans peutêtre, notre France méridionale serait douée d'une nouvelle industrie féminine, vivant de produits indigènes, et pouvant combler peut-être une partie des vides que la maladie du ver à soie a fait dans les pays à magnanerie.

Du reste, la tentative serait encore plus aisée en certains districts où déjà l'industrie de la paille existe, mais ne donne que des produits grossiers qui pourraient être aisément perfectionnés. Ainsi la Provence a de tout temps tressé les chapeaux de paille que portent ses femmes. La proximité de Marseille et de son port rendrait peu coûteuse l'importation de la paille florentine, pendant les premières années de l'établissement des fabriques qui seules peuvent donner quelque impulsion à l'industrie locale. Quant à l'acclimatation du blé de mars florentin, il semble que toute la chaîne des coteaux pierreux et arides qui borde le littoral et fait à Marseille une sorte de ceinture, n'attend qu'une culture qui lui est si bien appropriée.

Une fois enracinée sur le sol français, l'industrie de la paille, y compris sa matière première, y prendrait certainement des développements

rapides. Ses produits auraient sur le marché de Paris l'avantage de coûter moins de transport. Enfin les fabricants recevraient plus directement l'impulsion de ce goût parisien qui ne paraît pas vouloir renoncer de sitôt à dicter ses ordres au monde élégant, pour varier à l'infini cette sorte d'uniforme qu'on appelle le vêtement à la mode, et que tous les gens qui prétendent à la distinction se hâtent d'endosser avec une docilité dont personne ne s'étonne peut-être, parce qu'elle est commune à tous.

Si ces quelques pages pouvaient rencontrer un lecteur, ayant pouvoir et volonté de tenter l'entreprise et de la mener à bonne fin, on pourrait dire de lui un jour qu'il a bien mérité de la patrie, et nous aurions. aussi quelque droit à une part, non pas de sa gloire, mais de son mérite, puisque nous aurions été la cause occasionnelle d'un bien dont il serait la cause efficiente.

CLÉMENCE-AUGUSTE ROYER.

CORRESPONDANCE

OU COMMENCE L'HISTOIRE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE.

Mon cher Garnier,

Dans des termes, d'ailleurs fort bienveillants pour moi, notre confrère M. Pautet, veut bien, par la lettre insérée dans le dernier numéro du Journal des Économistes, nous indiquer comment il comprendrait le programme du nouveau cours de l'histoire de l'Économie politique au Collège de France. M. Pautet parle de ma méthode infiniment trop resserrée qui fait commencer l'économie politique seulement au XVIII° siè– cle. La lettre de votre correspondant m'a fait éprouver combien il est difficile d'être complétement clair, puisque je n'ai pu parvenir, après toutes les explications que contient ma leçon d'ouverture, à me faire comprendre. Pour M. Pautet donc et pour tous ceux auxquels, par ma faute, sans doute, ma véritable pensée n'a pas réussi à arriver dans sa nuance exacte et dans sa mesure, je dirai, ou plutôt je répéterai :

« Oui, l'Économie politique, science régulière, ne commence qu'au XVIIIe siècle; cela, nul ne peut le contester, à moins de prouver par là même qu'il méconnaît ce qu'on entend par le mot science, c'est-àdire l'étude méthodique d'un objet déterminé. Mais les idées et les doctrines économiques, liées aux faits et à l'organisation économique des sociétés, remontent à l'antiquité. Seulement il faut se garder de partir de là pour confondre l'économie politique avec toute la partie économique de la vie des peuples, c'est-à-dire avec le détail des faits eux-mêmes. En d'autres termes, et pour parler plus clairement, l'histoire · 15 mars 1867.

3 SERIE. T. v.

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