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de l'économie politique n'est pas la même chose que l'histoire de l'agriculture, de l'industrie, du négoce, des finances, des monnaies, du crédit, des impôts, toutes choses dont elle n'extrait en quelque sorte que la philosophie, le sens général ramené à certaines vues supérieures. »

Voilà tout ce que j'ai dit, et ce que je répète, mon cher Garnier, avec un redoublement de conviction, certain qu'en dehors de ces limites, déjà si vastes, on se jette dans l'entreprise déclarée à bon droit chimérique par M. Rossi, d'une histoire universelle du travail, des finances, des impôts, du commerce (pour l'histoire du commerce, le commencement seul occupe sept volumes dans Heeren). M. Rossi se déclarait impuissant devant une pareille tâche dont il parlait d'ailleurs avec une certaine ironie. Laissez-moi croire comme lui que l'histoire de l'économie politique n'est pas la même chose que l'histoire de la civilisation, bien qu'elle y touche de toutes parts. Idées, doctrines, systèmes, liés aux faits économiques comme explication générale, mais ne se confondant pas avec le détail de ces mêmes faits, voilà comment je l'ai définie, et je maintiens la définition.

Au reste, au lieu de m'adresser une sorte d'interpellation bienveillante, je le répète, sur la manière dont j'entends mon cours, peut-être aurait-il mieux valu que M. Pautet s'informât un peu de la manière dont je fais ce cours, c'est-à-dire des sujets que j'y traite. Cela aurait fait cesser ses alarmes sur ma méthode trop resserrée.

Il aurait vu que si, dans ma leçon du jeudi, je suis, en effet, occupé entièrement de la fin du XVIIe siècle et du commencement du xviiio, période où je rencontre des écrits et des hommes infiniment dignes d'attention, en dehors des figures classiques de la science, toutes mes leçons du lundi sont consacrées à l'antiquité. J'y étudie une question spéciale qui tient, je n'ai pas de peine à le montrer, à beaucoup d'autres dans l'organisation économique des sociétés anciennes, celle du luxe. Plus tard, je prendrai d'autres questions, les vues de l'antiquité sur la monnaie, la colonisation, les taxes, le travail, etc. Mais, en abordant ces vastes sujets, et en les poursuivant pour le moyen âge et l'époque moderne selon le mode et dans la mesure que j'ai indiqués, je n'aurai garde de me lancer dans l'œuvre impossible d'une histoire développée de toutes ces choses. Je trouve ma tâche, qui paraît si resserrée à l'honorable M. Pautet, très-étendue et très-lourde. Telle qu'elle est, elle ne me laisse pas, j'ose le dire, un instant de loisir, à cause des lectures et des recherches nouvelles qu'elle exige et qui ne peuvent être faites qu'aux sources mêmes. Comment donc irai-je entreprendre une œuvre qui exigerait une érudition universelle; qui même à ce prix répondrait mal à mon objet et serait presque illimitée; une œuvre enfin qui demanderait une existence, je ne parle pas au hasard, aussi longue que celle de Mathusalem. Le peu d'espoir que j'en ai suffirait seul, mon cher Garnier, indépendamment des autres raisons que je vous ai dites, à me rendre modeste, et m'engagerait à me défier des ambitieux programmes qui font tenir le monde entier dans quelques lignes.

HENRI BAUDRILLART.

BULLETIN

LA DETTE DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE.

Il y aura eu dans l'histoire des finances publiques peu d'épisodes aussi intéressants que celui de la formation subite, on peut le dire, de la dette américaine et de sa réduction, commencée immédiatement après qu'ont cessé d'agir les causes qui l'ont fait naître, et même commencée pendant qu'elles agissaient encore.

Le 4 mars 1789, la dette des États-Unis montait à 75 millions et demi de dollars. Elle s'accrut légèrement dans les vingt années qui suivent, et diminua de 1807 à 1812, moment où elle n'était plus que de 45 millions de dollars. La guerre à soutenir alors contre l'Angleterre, pour la défense du droit des neutres, la fit remonter jusqu'au chiffre de 127 millions, atteint en 1816. Mais depuis ce temps, elle a toujours été réduite graduellement. Il ne restait plus que 291,089 dollars à rembourser en 1836. Les nécessités politiques, à partir de cette année, et principalement les engagements de la guerre du Texas, ont fait contracter de nouvelles dettes, et, le 30 juin 1859 (le 30 juin est l'époque où l'année financière est close), les États-Unis devaient 58,754,699 dollars.

Déjà les signes certains de la grande guerre s'étaient montrés; le déchirement de la république allait commencer bientôt.

Le 30 juin 1860, la dette s'élève au chiffre de 64,769,703 dollars; le 30 juin 1861, au chiffre de 90,867,828 dollars; le 30 juin 1862, au chiffre de 514,211,371 dollars. Et, à partir de cette époque, tout ce que nous connaissions en Europe d'immense et de terrible en dépenses de sang et de fumée, en armements de terre et de mer, tout est dépassé d'un bond, et un engloutissement sans exemple semble devoir dévorer bientôt les richesses accumulées depuis trois quarts de siècle et dont l'Amérique était si fière. Ce n'est pas seulement l'Union qui dépense et qui emprunte pour se maintenir; les États conjurés pour détruire l'Union s'épuisent eux aussi pour trouver des moyens de lutte et de carnage. L'Europe n'envoie presque rien ni aux uns ni aux autres; c'est sur leur propre territoire, c'est chez eux-mêmes que les Américains doivent trouver et qu'ils trouvent les monceaux d'or qu'il lui faut incessamment jeter dans l'incendie de la guerre civile.

Le jour même de l'inauguration du pouvoir de M. Lincoln, le chiffre exact de la dette était de 88,995,810 dollars. Ce ne fut que par l'émission de bons du Trésor et d'obligations qu'il fut possible de se procurer les premières ressources; mais la confiance des capitalistes et des citoyens, presque dès la première heure, se montra entière et promit les merveilles dont nous avons été témoins depuis. Au 1er décembre 1861, le gouvernement avait émis déjà pour 150 millions de dollars d'obligations, dont 100 millions

remboursables en trois ans, à 7,30 0/0 d'intérêt. Le reste l'était en vingt ans et rapportait 6 0/0. En même temps il avait été émis pour 24,550,325 dollars de bons à vue, sans intérêt, et contracté un emprunt temporaire de 3,993,900 dollars pour soixante jours. La dette totale était déjà de 267,540,035 dollars.

En 1862, le Congrès autorisa une nouvelle émission d'obligations et de bons à vue, ainsi que l'usage comme monnaie courante (postal currency) des timbres-poste et des timbres ordinaires. Les bons à vue devaient être reçus en payement de toute espèce de dettes, à l'exception des intérêts de la dette nationale, et, corrélativement, des taxes et impôts. A ce moment l'agio sur l'or commence à prendre de l'importance. La plusvalue s'élevait déjà à 25 et 30 0/0.

Nous venons de voir qu'à la fin de l'exercice 1861-62, la dette dépassait le chiffre de 514 millions de dollars. Exactement comptée, elle s'élevait à 529,692,460 dollars 50 cents, et, alors même les recettes de l'Union n'atteignaient pas 52 millions de dollars. Elles consistaient en 49,056,397 dollars 62 cents des douanes, en 152,203 dollars 77 cents des produits du domaine public, en 931,787 dollars 64 cents de produits divers et en 1,795,331 d. 73 c. de contributions directes. La douane seule et l'emprunt soutenaient donc l'État, et l'État dépensait 570,841,700 dollars 25 cents, dont 474,744,778 dollars 16 cents pour les besoins de la vie publique et de la guerre, et 96,096,922 dollars 09 cents pour les rachats et remboursements de la dette, car, au profond étonnement de nos théories européennes, les États-Unis se sont astreints à rembourser d'une main pendant qu'ils ont emprunté de l'autre. Leur crédit vient justement de cette irrégulière régularité qui nous eût paru si puérile.

Les désastres les plus terribles ne l'ont pas ébranlé, ce crédit si puissamment enraciné dans l'amour des citoyens pour leur patrie et dans l'intérêt financier, qui, grâce à la constitution de la république, est incorporé dans le patriotisme. Il fallut prêter toujours davantage à l'État menacé de ruine, toutes les bourses s'ouvrirent, et elles sont restées ouvertes tout le temps que l'État a eu besoin d'y puiser. Dans les États du Sud le même enthousiasme animait les âmes, et là même les sacrifices furent encore plus grands, car il y avait plus d'efforts à faire, et moins d'espoir de succès.

Dans le National Almanac de 1864 nous trouvons l'état des dettes des États-Unis arrêté à la date du 30 septembre 1863. Il comprend :

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Sur ces 1,200 millions de dollars (6 milliards de francs déjà), il y a tous les genres de dettes, sauf l'emprunt forcé. Il y a la dette fondée sans date de rachat, mais pour bien peu de chose; il y a l'emprunt de quelques millions et l'emprunt de 500 millions, l'emprunt remboursable en vingt ans (c'est le plus long délai) et l'emprunt temporaire, de quelques jours seulement. Les Américains n'admettent pas, comme nous, que lorsqu'un État se trouve dans la nécessité d'emprunter, il doit se faire à l'idée de ne rembourser sa dette que lorsqu'il le voudra, c'est-à-dire se résoudre à payer indéfiniment des intérêts. Leur bon sens, tout à fait moderne (et pourquoi, nous qui ne sommes pas moins éclairés, n'avonsnous pas le courage de vouloir comme eux ce que nous croyons le mieux à faire), leur bon sens ne souffre pas ces atermoiements si commodes pour les générations qui lèguent un fardeau inconnu à elles ne savent quelle autre génération, si commodes surtout aux chefs d'État qui dépensent autant qu'ils le veulent ou qu'ils le peuvent pour leur gloire ou leur gloriole, en laissant à l'avenir la peine de régler les comptes.

Évidemment de tels mouvements de finances et l'incertitude même qui ne disparaît jamais de la confiance la plus absolue n'ont pas été sans bouleverser profondément les conditions économiques de la vie même des particuliers. Le boisseau de blé valait 7 fr. 50 avant la guerre. En 1863 il valait 9 fr. 25 au Nord et 22 fr. 50 au Sud. La farine monta de 37 fr. 50 à 120 fr. dans le Sud; la laine, de 1 fr. 50 à 3 fr. 75 dans le Nord et à 10 fr. dans le Sud; la toile, de 0 fr. 75 c. à 1 fr. 85 et à 6 fr. 25. Et le reste à proportion.

Nous ne pouvons entrer dans de plus grands détails; mais il nous faut au moins indiquer dans quelles proportions s'est élevé, d'année en année, le chiffre de cette dette publique des États-Unis. A la date du 14 mai 1864 on comptait :

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De l'ancienne dette, c'est-à-dire de la dette qui existait avant la guerre, il ne restait plus à éteindre qu'une somme de 66,367,812 dollars en capital, avec 3,650,229 d. d'intérêts.

Mais de suprêmes efforts sont devenus nécessaires. Les confédérés du Sud, pour la troisième fois, vont franchir le Potomac et déborder dans la Pensylvanie; heureusement déjà la fortune de Sherman annonce, à Atlanta, que les rebelles fléchiront lorsqu'ils pourront être tournés par le Sud.

Un an s'écoule. Richmond succombe, victoire chèrement achetée déjà quand elle n'aurait coûté que la vie de Lincoln, assassiné quinze jours après que l'Union eut triomphé, mais bien chère encore pour l'arithmétique qui ne fait que supputer des dépenses et ne s'attendrit pas sur les tragédies. On se hâte de totaliser les pertes, de liquider les comptes en suspens, d'arrêter les dépenses, de payer tout ce qui est payable, et en quelques mois le mouvement ascensionnel du chiffre de la dette publique s'est converti en une diminution progressive.

Le 1er octobre de l'année dernière (1866), cette dette colossale était déjà réduite de plus de millions de francs que nous n'augmentons la nôtre chaque année. Le capital de la dette, dont les intérêts sont payés en espèces, était de 1,310,065,941 d. 80 c.; celui de la dette, dont les intérêts sont payés en papier-monnaie au cours forcé de 930,930,190 d.; celui de la dette, dont les intérêts ont cessé de courir, de 23,302,372 d. 14 c.; et celui de la dette qui ne porte pas d'intérêts, de 2,701,550,709 d. 27 C.

Pour continuer un remboursement ou une réduction dont l'énormité dépasse toutes les puissances de nos traditions de finances en Europe, les États-Unis se sont courageusement imposé des sacrifices annuels. Ils auront, dans l'exercice 1866-67, réalisé plus de 570 millions de dollars de ressources, dont 150 ou 160 seulement sur les douanes, et 400 millions en taxes nouvelles. Leurs dépenses n'ont dû s'élever qu'à 350 millions de dollars, dont 150 pour le service de la dette. Reste donc plus de 200 millions pour les remboursements, et l'année prochaine la charge des intérêts aura diminué proportionnellement à la masse des engagements éteints.

On attendait cette année (nous parlons du mois de décembre 1866) le rapport du ministre des finances des États-Unis avec un vif sentiment de curiosité. Ce rapport de M. Mac-Cullough n'a pas trompé l'impatience de ceux qui en pressentaient l'intérêt. Il a très-bien fait ressortir ce qu'il y a d'étonnamment heureux, et aussi ce qu'il y a de presque insurmontable dans la situation financière du Trésor américain, mais en affir

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