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de l'ouvrier? On a dit que les modernes ne comprenaient que le salariat, comme les anciens ne comprenaient que l'esclavage, prenant la situation du jour pour la loi de l'avenir. Mais qu'il soit permis de rendre. justice à Aristote, à qui l'on impute toujours la justification de l'esclavage, et qui, au contraire, a eu en ce point une vue de génie, et a pour ainsi dire deviné l'émancipation de l'homme par l'invention des machines. L'ouvrier, dit-il, est un instrument, et le premier des instruments. Si chaque outil pouvait, sur un ordre donné, travailler de luimême ou se mouvoir comme les trépieds de Vulcain qui se rendaient d'eux-mêmes aux réunions des Dieux, si les navettes tissaient toutes seules, les entrepreneurs se passeraient d'ouvriers, et les maîtres d'esclaves. » (Politique, liv. Ier, § 5.)

M. Laboulaye ajoute qu'il lui semble que les progrès de la mécanique tendent à élever les salaires en demandant davantage à l'intelligence de l'ouvrier, et en exigeant moins d'efforts matériels. Qu'on seconde ce mouvement, en répandant largement l'instruction, comme on le fait en Amérique; qu'on rende l'ouvrier plus capable de se retourner, en changeant de profession quand il y a encombrement, on arrivera ainsi à faciliter de plus en plus une émancipation que tout le monde désire.

M. Laboulaye dit en finissant qu'il est un grand partisan de l'association libre, mais il ne l'est pas moins du salaire, qui est une autre forme de la liberté, et peut être même une garantie plus sûre pour ceux qui ont le goût de l'indépendance individuelle. Pour mon compte, ajoute M. Laboulaye, je préfère toujours recevoir de mon éditeur un prix fixe pour mon travail, plutôt que de m'associer à son entreprise, que je lui laisse la faculté de diriger comme il l'entend.

M. WOLOWSKI, membre de l'Institut, est de longue date partisan du développement de l'esprit d'association; il ne redout ici qu'un engouement irréfléchi, qui pourrait, en voulant trop hâter et trop généraliser les résultats, risquer de compromettre ce qu'il y a de vrai et de légitime dans les espérances conçues.

Il ne faut pas non plus jeter une défaveur injuste sur le contrat libre,' en vertu duquel au lieu d'obtenir une part aléatoire dans le produit, l'ouvrier stipule une part fixe. Le salariat n'est qu'une forme de cette association latente, qui réunit les trois éléments indispensables pour toute espèce de production, car elle fait concourir au même but le travail qui exécute, le capital qui fournit la matière et les instruments, l'intelligence qui dirige. Au lieu d'être comme l'a prétendu un écrivain brillant (qui ne se piquait pas d'être un économiste, M. de Châteaubriand) la dernière forme de la servitude, le salariat est la première forme de la liberté. Sous l'empire de lois équitables, alors que l'accès des professions est également ouvert à tous, que chacun peut acquérir et transmettre la 3 SERIE. T. v. 15 mars 1867. 31

propriété du sol, il ne faut pas évoquer les souvenirs de l'époque féodale où l'homme recevait plutôt une ration, qu'il n'obtenait le prix régulier du labeur accompli.

Le salaire et l'association sont destinés à marcher côte à côte; il faut que chacun soit libre de choisir le mode de rétribution qui lui convient. Aussi doit-on ouvrir la porte à deux battants aux sociétés, établies sous des formes variées: il faut écarter tout obstacle qui les gêne, toute entrave qui embarrasse leur marche, mais cela doit suffire, et il importe d'éviter les excitations périlleuses aussi bien que les encouragements factices. Partout où les hommes seront mûrs pour l'œuvre, et où l'entreprise cadrera avec les conditions naturelles qui s'imposent à l'association, celle-ci réussira: Lascialo pur andar chè fara buon viaggio. Mais qu'on se garde de vouloir la développer en serre chaude.

Qu'on n'oublie pas non plus que les conditions premières du succès dans cette direction, comme ailleurs, c'est l'instruction accrue, l'épargne provoquée, la prévoyance en éveil.

M. Wolowski, loin de redouter l'association, en ce qui touche l'ordre public, y voit un élément de sécurité générale; mais dans diverses circonstances, il craint que l'emploi imprudent de cet instrument ne soit un danger pour les associés. Il pense que les sociétés coopératives de production, qui ont en France obtenu une prédilection marquée, présentent le plus de difficultés. Ce n'est pas un motif pour les écarter, car elles pourront exercer une influence aussi utile en dehors des entreprises tentées, que par le succès même de ces entreprises. Elles seront l'école à laquelle ceux qui travaillent apprendront à mieux connaître les conditions indispensables, l'utilité du capital, l'importance d'une direction éclairée les résultats obtenus serviront de contrôle aux stipulations libres de l'industrie, exploitée sous une autre forme. Dans les lumières ainsi acquises, se rencontrera peut-être le meilleur remède aux grèves et aux coalitions.

Mais l'énergie individuelle n'abandonnera point le terrain du travail, régi par d'autres lois. Elle se trouvera au contraire stimulée par les applications de l'esprit d'association, notamment par ces banques populaires, noyau du capital et source du crédit, qui se sont si largement établies de l'autre côté du Rhin. Formation collective du capital destiné aux avances, et emploi individuel, telle a été la pensée féconde de Schultze-Delitsch.

La chose importante, c'est de se fier à la liberté : que chacun puisse choisir le mode d'application de ses forces qui lui convient le mieux et peut lui profiter davantage, là se rencontre la condition essentielle de la justice et de la prospérité publique. On ne doit ni surfaire les avantages de l'association, ni les méconnaître; ni chercher à séduire, ni décourager des efforts dévoués. La loi d'harmonie qui relie tous les intérêts dans la

société humaine saura faire la part légitime à toutes les formes du travail. Mais celles-ci ne peuvent et ne doivent profiter que d'un esssor libre l'association ne supprime ni le salaire, ni le loyer du capital, ni le profit de la direction; elle les attribue proportionnellement à chaque service rendu; si les mêmes hommes réunissent à l'effort du labeur personnel, les instruments qui le facilitent et l'intelligence qui le féconde, rien de plus légitime que l'attribution cumulée de la récompense.

Seulement qu'on ne s'y méprenne point: cette attribution, au lieu d'être renfermée dans un mode exclusif d'action, se plie à merveille, pour demeurer à la fois profitable et juste, à toutes les combinaisons auxquelles la liberté du travail peut donner lieu. Maintenir fermement cette liberté, en assurer l'exercice, faciliter la formation du capital, garantir les droits de la propriété, propager l'instruction sera toujours le moyen le meilleur d'arriver à la diminution de la misère, à laquelle on donne le nom vague de prolétariat. L'association libre et volontaire, en se substituant aux associations formées par la contrainte et en vue du privilége, doit remplir un rôle dans ce mouvement progressif: la meilleure manière d'en tirer parti, c'est de laisser les choses à leur cours naturel, sous l'empire d'une grande liberté d'action.

M. Joseph GARNIER s'est aussi de tout temps déclaré partisan radical de la liberté d'association, fidèle en cela aux principes des maîtres de la science, défenseurs de la liberté du travail qui comprend la liberté de toutes les branches de l'activité humaine et de leurs diverses ramifications, afin que l'on puisse essayer toutes les combinaisons et obtenir de l'association tous les bons effets qu'elle peut produire. Mais il est de ceux qui, tout en attendant de l'association ouvrière, en particulier, d'heureux effets, ne croient pas qu'elle arrive jamais à remplacer totalement le système d'entreprises avec auxiliaires salariés, et, à ce sujet, il provoque le développement de la troisième proposition :--Les principes du gouvernement représentatif peuvent-ils se généraliser dans l'industrie? —Il soumet à M. Clamageran, qui est pour l'affirmative, diverses objections tirées de la nécessité dans toute entreprise d'une direction uniforme et suivie pour produire dans de bonnes conditions, pour inspirer confiance aux clients et notamment à ceux dont les associations ont à solliciter le crédit, - tirées encore de la nécessité d'une discipline sévère dans l'atelier, de l'indispensabilité du capital, de la tendance des gérants à passer à l'état de patrons, et de ce fait avoué par les associationistes de bon sens, comme M. Clamageran, que, pour que l'association prospère, il faut des ouvriers d'élite. Comment, avec de pareilles conditions (et ce ne sont pas les seules), s'attendre à voir se généraliser complétement le système représentatif de l'industrie?

M. Joseph Garnier croit encore moins à l'efficacité de l'association

comme remède à la concurrence que veulent supprimer des associationnistes, dont le bon sens est douteux, les Fouriéristes par exemple. Supposez en effet la terre couverte d'associations, de phalanstères, est-ce que la concurrence ne se fera pas entre groupes associés plus vive, plus énergique qu'entre individus ou entreprises individuelles?

M. MAURICE BLOCK demande à ajouter, qu'en présentant la Société coopérative comme le moyen de mettre un frein aux excès de la concurrence, on oublie que l'association, poussée jusqu'à ses dernières conséquences, embrasserait tous les ouvriers d'une profession, tous les membres d'un corps d'État, et la concurrence se trouverait remplacée par le monopole. Or, si la concurrence peut abuser, le monopole abuse certainement.

M. CLAMAGERAN avant de répondre aux objections présentées par M. Joseph Garnier reconnaît avec lui que chaque association étant composée d'un nombre de membres nécessairement restreint, le système coopératif ne fera pas disparaitre la concurrence: sur ce point spécial il oppose l'opinion de M. Joseph Garnier à celle de M. Maurice Block. Il se réserve de montrer plus tard que la concurrence, maintenue en principe, loin d'être plus meurtrière sera plus loyale et par conséquent plus juste et plus utile.

L'orateur aborde ensuite la question de savoir si les principes du gouvernement représentatif peuvent se généraliser dans l'industrie. Il rapproche les arguments que l'on fait valoir aujourd'hui contre les associations de ceux qu'on invoquait jadis en faveur de la monarchie absolue et il trouve entre eux la plus grande analogie. Pour écarter l'intervention des peuples dans les affaires gouvernementales, on disait que le monarque avait intérêt plus que personne au bien-être du pays, puisque ce pays lui appartenait en propre et qu'il devait le transmettre à ses heritiers; on ajoutait que pour préparer de vastes desseins, pour les suivre pendant de longues années, pour les můrir en secret, pour en assurer la réussite, soit en dedans soit en dehors, il fallait une direction unique; que des assemblées representatives causeraient des discussions sans fin, des tiraillements penibles; que le gouvernement tomberait entre les mains de gens incapables ou dangereux, qu'on aboutirait fatalement au desordre et à l'anarchie. De pareilles idees sont rejetées aujourd'hui par tous les esprits sérieux, à ce point qu'il pourrait paraître superfla de les refuter; mais il importe de bien comprendre pourquoi elles sont fausses, car en faisant voir les raisons de leur fausseté, on fera voir aussi quelle est leur portée.

Les théoriciens du pouvoir absolu se trompent parce qu'en fait l'intérèt de celui qui dirige ne se confond pas toujours avec l'intérêt de

ceux qui sont dirigés; parce que souvent le mobile et l'intérêt bien entendu est troublé par ia pression ou paralysé par le défaut d'intelligence; parce que le principe d'hérédité n'agit pas avec la même efficacité sur tous ceux qui sont revêtus d'un pouvoir héréditaire; quelquefois il arrive qu'on s'inquiète fort peu de son héritier, et l'on s'écrie alors comme Louis XV: « Après moi le déluge. » Ils se trompent encore parce que les hommes ne sont pas des machines, ni des brutes et qu'il ne suffit pas de les rendre heureux, il faut qu'ils soient heureux par eux-mêmes, par leurs propres efforts, par leur initiative personnelle. Quant à la nécessité d'une direction ferme et constante, les faits démontrent qu'elle se concilie très-bien avec un contrôle permanent et même avec une participation plus ou moins active des membres de la société aux affaires sociales, pourvu que cette participation ne soit pas trop minutieuse et que les détails administratifs soient confiés aux administrateurs sous leur responsabilité. Le secret des affaires en souffre sans aucun doute. Reste à savoir si c'est là un mal. Le secret suppose toujours quelque dessein nuisible, quelque spéculation téméraire; il favorise la mauvaise foi, la violence, l'hostilité; il n'est nullement nécessaire pour agir, d'une manière honnête, dans un intérêt légitime et raisonnable.

Le système représentatif n'est pas seulement une garantie de liberté, c'est aussi une garantie de contrôle, de publicité, d'ordre et de paix. La coopération industrielle offre les mêmes avantages. Là aussi il y a pour tous ceux qui participent à l'œuvre commune accroissement d'initiative personnelle, accroissement d'influence, de responsabilité, de dignité, accroissement de vie dans tous les sens et par conséquent progrès; là aussi le contrôle et la publicité produisent leurs effets salutaires. Les effets de la publicité méritent tout particulièrement d'attirer l'attention; la concurrence déloyale n'est guère possible quand tout se passe au grand jour. Les spéculations aléatoires qui introduisent si souvent la perturbation dans le monde économique, ne tentent guère non plus les assemblées nombreuses; une discussion quelque peu sérieuse ne tarde pas à faire bonne et prompte justice des affaires qui ne présentent pas de bases suffisamment solides.

On a dit que les sociétés coopératives manqueraient de crédit. Elles n'auront pas le crédit que donnent des apparences trompeuses; ce crédit-là n'est pas enviable; mais elles auront le crédit qui résulte d'une bonne gestion, et leur crédit sera d'autant plus grand que leurs affaires seront plus connues et qu'un lien plus étroit unira les divers associés. L'immense succès des banques populaires d'Allemagne a prouvé qu'en formant des groupes solidaires composés d'hommes, qui individuellement ne possèdent que des ressources modestes, on peut obtenir un crédit que n'obtiendra pas un individu isolé même avec des capitaux plus

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