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pour que l'émigration dédaigne les appels de l'empire sud-américain; il y a, entre autres, la raison du climat généralement humide et brûlant de ses terres basses, où la spéculation s'est portée de préférence jusqu'à présent. Celle-là seule suffirait.

La troisième partie, la plus importante de beaucoup, rend compte des différents essais de colonisation qui se sont faits au Brésil et ailleurs, car l'auteur ne manque jamais de chercher des termes de comparaison un peu partout, principalement dans l'Amérique du Nord, où l'appelle un sentiment bizarrement mélangé d'admiration et de colère, effet de deux courants opposés qui se disputent la prééminence dans son esprit essentiellement français. Ce compte-rendu, en ce qui concerne le Brésil, est une véritable nécrologie, et il n'est guère plus gai en ce qui concerne les autres pays. A une ou deux exceptions près, suivant l'auteur, tous les essais de colonisation faits au Brésil ont échoué. Je crois qu'il n'est pas encore assez sévère. La colonie de Petropolis, qu'il considère comme une exception, n'a réellement pas réussi en tant que colonie agricole. C'est une charmante résidence d'été pour l'empereur et les riches citadins de Rio; mais à cela et à cela seulement elle aura dû le succès apparent qu'on lui atttribue.

M. Expilly témoigne dans son livre d'un sincère et ardent amour pouf l'humanité, et il a d'éloquents anathèmes pour ses oppresseurs et ses bourreaux. On le lit avec plaisir et avec intérêt, car il écrit avec gràce, el il rassemble un grand nombre de faits peu connus. Je regrette toutefois de ne pouvoir pas approuver ses doctrines économiques. Je ne veux pas dire qu'il fasse de l'économie politique proprement dite; il semble, au contraire, éviter toute théorie à cet égard; mais il apprécie les faits, il blâme l'abstention des gouvernements en matière d'industrie et de culture, il conseille certaines mesures qui ont un caractère protectionniste plus ou moins prononcé, il rappelle comme un exemple à suivre au profit des Indiens l'organisation communiste des Incas, etc.; en un mot, il se montre imbu des préjugés économiques que donne l'éducation purement classique. Quant à sa confiance dans l'initiative des gouvernements en matière de colonisation, ce n'est certainement pas des faits dont son livre est l'écho fidèle qu'il la tire.

J'en dirai autant de la civilisation du désert par des millions de catholiques, des établissements militaires et autres moyens analogues employés jusqu'à ce jour. A cet égard, M. Expilly reconnaît encore que toutes les expériences contemporaines ont donné de mauvais résultats ; cependant il insiste pour qu'on les renouvelle, en conseillant d'y apporter plus de sagesse et de désintéressement. Suivant lui d'anciennes expériences auraient été couronnées de succès. Il faut beaucoup de bonne volonté pour admettre que ce qu'on n'a pas vu, ce qu'on ne voit pas et ce qu'on ne peut pas voir est bien, alors que tout ce qu'on voit de semblable est mal. Ce sont les hommes, dit-on, qui ne sont pas les mêmes. Ils sont done parfaits les hommes que nous ne connaissons pas ? Des mesures dont l'application exige des hommes parfaits sont radicalement mauvaises. Du reste, c'est parce que les hommes sont imparfaits que la so

ciété a des mesures à prendre dans l'intérêt commun de tous ses membres. Mais quand les mesures qu'elle prend préjugent la perfection de ceux qui les appliquent et l'imperfection, au contraire, de ceux qu'elles ont en vue, elles sont absurdes, ridicules et impertinentes.

Des études de M. Expilly, il résulte ce fait éminemment intéressant, que les Indiens sauvages de l'intérieur de l'Amérique sont susceptibles de civilisation. Cependant, on n'a jamais réussi à les amener en masses à un état un peu avancé de cette civilisation dont on ne leur fait guère sentir que les défauts. Ceux qui se chargent de les catéchiser, c'est le mot, les effrayent ou les brutalisent; dans tous les cas, ils spéculent sur leur ignorance et leur simplicité, sinon sur leur vices, et il arrive toujours qu'après un succès momentané, l'œuvre commencée par eux est détruite à la suite de quelque gros abus qui révolte les instincts de justice de ces grands enfants de l'humanité, comme on appelle les sauvages. Les sauvages s'inclinent toujours devant la supériorité; mais ils n'en reconnaissent que deux, celle de la force et celle de la justice. On est sûr de les amener à tout ce qu'on veut si on se montre leur supérieur à ces deux points de vue, surtout au dernier; malheureusement on n'a pas su le faire, et ce qu'il faut dire pour rendre hommage à la vérité, c'est que les missionnaires ne sont pas plus justes avec eux que les soldats des présidios, les gardes-chiourme. M. Expilly a parfaitement compris cela, et il l'a dit en fort bons termes; aussi conseille-t-il à la fin de sa troisième partie, tant pour la colonisation que pour la civilisation du désert, « une politique se résumant en deux mots qui doivent servir de loi aux gouvernements, comme de règle aux particuliers: JUSTICE et HUMANITÉ» (p. 314315). Justice et humanité, ou même seulement justice, voilà en effet tout ce qu'il faut, en politique, pour produire des merveilles.

Après cette invocation à la justice, on s'étonne de voir l'auteur revenir sur un présage vraiment étrange, qu'on pouvait croire échappé de sa plume dans un moment d'oubli : « Un fleuve de sang, dit-il en parlant de l'Amérique, coulera du sud au septentrion!» Il suppose qu'une race formée du mélange des mulâtres, fils de blancs et de négresses, et des métis, fils de blancs et d'Indiennes, va surgir nécessairement, fatalement, dans un avenir qui n'est pas très-éloigné; que, de l'Amérique du Sud, où elle dominera d'abord, elle s'avancera vers le Nord, où dominera provisoirement la race anglo-saxonne, et qu'après une lutte acharnée, effroyable, une lutte de races et de religions, une guerre d'extermination, la première restera maîtresse exclusive des deux continents du NouveauMonde. Cette race serait dans la pensée de l'auteur la race américaine par excellence, l'héritière des Latins et du catholicisme, la race prédestinée à la plus haute civilisation.

Je ne me serais pas arrêté sur cette prédiction, si l'auteur ne s'y était arrêté lui-même avec une certaine complaisance et l'intention manifeste de la justifier. S'il la croit fondée, comment conseille-t-il l'émigration en Amérique? Une race qui réserve une si cruelle des tinée aux Anglo-Saxons ne pourrait jamais être bien tendre pour les Européens du centre et du midi de l'Europe, ceux-ci fussent-ils

catholiques. Quoiqu'il en soit, je ne crois pas qu'elle puisse exister jamais. Elle n'est pas encore née; elle n'a jamais eu moins de chance de naitre qu'aujourd'hui, et tous les jours elle en aura moins encore. Les noirs ont presque complétement disparu de l'Amérique espagnole, depuis que l'esclavage y a été aboli, et les mulâtres en disparaissent également. Le même phénomène se produit pour les métis, avec plus de lenteur seulement, ce qu'explique leur grand nombre. Pourquoi en serait-il autrement aux États-Unis et au Brésil, pour les noirs et les mulâtres, aujourd'hui que la traite ne se fait plus, que l'esclavage a cessé dans le premier de ces deux États, et qu'il devra bientôt cesser dans l'autre? Si le mélange annoncé par M. Expilly ne s'est pas fait alors que mulâtres et métis vivaient et se multipliaient côte à côte, en parlant la même langue, quelle raison aura-t-il de se faire, maintenant que leur nombre diminue, que des déserts les séparent et qu'ils parlent des langues différentes? M. Expilly parle d'affinités; mais l'histoire est contraire à cette hypothèse de croisements par affinités; suivant elle, toujours une violence quelconque a présidé au mélange des races humaines. Les conquistadores de l'Amérique étaient des aventuriers, des soudards, des hommes de sac et de corde souvent, qui n'emmenaient pas de femmes avec eux et qui s'emparaient brutalement de celles qu'ils trouvaient sur la terre conquise. Ainsi naquit la race des métis. Celle des mulâtres sortit de l'esclavage des noirs et de l'immoralité des blancs. Aucune violence n'a forcé les mulâtres et les métis à se mêler, et ils ne se sont pas mêlés, quoique, je le répète, ils vécussent côte à côte et parlassent la même langue; et, comme on ne voit pas quelle violence pourrait les y forcer plus tard, il n'y a aucune raison pour qu'ils le fassent.

Cette question de races et de mélanges est éminemment intéressante, et nulle part elle ne se présente plus curieuse, plus vaste et plus complexe qu'en Amérique; mais on ne peut pas la traiter incidemment. M. Expilly ne la traite pas lui-même, et il faut regretter de la lur voir aborder par un côté qui n'a rien d'expérimental ni de scientifique. Il eût mieux fait de s'en tenir à ses observations, à ses récits auxquels il sait donner le charme d'un style animé et brillant. Il s'est montré historien, statisticien, voire même un économiste, mais un économiste un peu sentimental et disciple de l'homme aux 40 écus. En somme son livre est instructif, facilement fait, trop facilement fait peut-être, et agréable à lire. Pour ma part, je l'ai lu avec plaisir, et je le lirai bien certainement

encore.

Th. MANNEQUIN.

LA GALERIE DES FINANCIERS BELGES. 1re série: Les Institutions de M. LangrandDumonceau, par Eug. de Molinari, auteur de l'Annuaire financier de la Belgique. Paris, Guillaumin et C. In-12.

En ce moment, la lecture de cet ouvrage, dont le sujet présente depuis longtemps un intérêt réel en Belgique, en Hollande et en Autriche, piquera la curiosité de nos lecteurs de tous les pays, puisque le nom

de M. Langrand-Dumonceau vient d'acquérir une notoriété universelle dans les marchés et les combinaisons de finances de l'Église et du gouvernement de l'Italie.

Après avoir rompu, à la fin du siècle dernier, les relations politiques et économiques de près d'un siècle d'union, la Belgique et l'Autriche conservèrent des rapports d'argent très-importants. On compte qu'il y a dans les anciennes provinces belges, les Pays-Bas espagnols, c'est-àdire la Hollande et la Belgique même, des détenteurs des fonds publics autrichiens pour plus d'un milliard de francs. La prospérité de l'Autriche intéresse donc au plus haut degré les porteurs d'obligations d'Autriche, surtout des métalliques, mai-novembre. Travailler à l'amélioration économique et financière du change, c'est travailler en même temps au profit de la Belgique et de la Hollande qui ont passé aujourd'hui de l'état de sujets à celui de créanciers.

M. Langrand-Dumonceau, qui s'était fait connaître en Belgique depuis 1850, par des sociétés tontinières et d'assurances sur la vie, puis par des sociétés hypothécaires, conçut l'idée, en 1863, d'organiser entre ces pays une nouvelle espèce d'arbitrage, entreprise financière faite pour améliorer la position du débi-rentier, l'Autriche, en assurant en même temps celle du crédi-rentier. Il créa des sociétés foncières, la Banque de Crédit foncier et industriel, puis, en 1864, le Crédit foncier international, destinées à récolter habilement des capitaux dans les PaysBas, en Belgique, pour les transporter en Hongrie, en Autriche où l'argent rapporte un intérêt élevé et où ils contribueraient à accroître la fortune publique de l'Autriche. Cette idée était séduisante et devait plaire aux nombreux porteurs belges et hollandais des fonds autrichiens qui avaient éprouvé de si vives alarmes lors de la guerre d'Italie. Ce système qui consiste, de la part d'un créancier, à favoriser les affaires de son débiteur afin de s'assurer le payement de sa dette, n'est pas nouveau; mais jusqu'à ce jour, on ne l'avait guère essayé sur une telle échelle. Les Pays-Bas sont riches; mais que de capitaux ne faudrait-il pas pour régénérer la situation économique, industrielle de l'Autriche? Voici comment M. Langrand-Dumonceau voulut réaliser son projet : La première société que nous venons de nommer, la Banque de Crédit foncier et industriel, devait servir d'agence immobilière en Autriche et ! acheter des domaines aux propriétaires endettés, au-dessous de la valeur, pour les revendre par parcelles aux paysans en majorant d'abord le prix de vente de 20 0/0 au moins sur le prix d'achat. Les payements devaient se faire par annuités calculées sur le pied de 8 0/0, et cela pendant dix, vingt et jusqu'à quarante ans. On comprend d'où devait venir le profit pour les actionnaires et prêteurs belges et hollandais. C'était l'économie des opérations du crédit hypothécaire, du crédit foncier ordinaire, appliquée à la spéculation immobilière, à l'achat et à la revente des domaines. Jusqu'à présent tout est logique; quant aux capitaux il ne fallait pas s'en inquiéter. M. Langrand-Dumonceau s'était assuré le concours d'une grande partie de la noblesse des Pays-Bas et du clergé catholique pour avoir des souscripteurs à ses deux sociétés la Banque de

Crédit foncier et industriel et le Crédit foncier international. Cette dernière société avait ou devait avoir pour but le placement des lettres de gage en Belgique, en Hollande et en Angleterre, afin de renouveler sans cesse le capital social pour les opérations foncières en Autriche On avait compté sur un placement minimum de 100 millions de francs de lettres de gage par an.

Les faits ont-ils répondu à cette belle prévision? Non, à ce qu'il semble. A quoi faut-il attribuer l'insuccès de cette entreprise colossale de la régénération de l'Autriche par les capitaux belges et hollandais? On est parfaitement instruit de ces causes en lisant l'ouvrage si intéressant de M. Eug. de Molinari. Poussées par le vent favorable d'une publicité éclatante, par les influences secrètes du clergé et de nobles et puissants patrons, les valeurs de M, Langrand-Dumonceau ont fait leur apparition sur le marché belge et même au Stock-Exchange, à Londres, décorées d'une prime de 100 fr. au moins. La Belgique se souviendra longtemps de l'engouement que montrèrent ses rentiers, grands et petits, en 1863 et 1864, pour les valeurs Langrand-Dumonceau. On trouve dans la Galerie des financiers belges (Ire série), des détails piquants sur cet épisode financier; on y voit dévoilées dans leurs ramifications les plus lointaines toutes les petites pratiques mises en jeu pour suppléer à l'insuffisance des moyens nécessaires à la bonne fin de l'entreprise très -imposante que M. Langrand-Dumonceau annonçait dans ses prospectus de sociétés. Les bilans de toutes les sociétés Langrand-Dumonceau sont passés au creuset d'une analyse patiente, d'une critique impitoyable. Les sociétés d'assurances sur la vie, les Rentiers réunis, la Royale belge, la Nederland, l'Ancre de Vienne, puis les sociétés hypothécaires fondées par M. Langrand-Dumonceau en Belgique, en Hollande, en Saxe, à Vienne, et la Vindobona, la garantie suprême du groupe entier, tout est étudié par M. Eug. de Molinari avec autant d'impartialité que de clarté d'exposition. Les sociétés foncières, la Banque de crédit foncier et industriel, le Crédit foncier international et la colossale Banque générale des travaux publics, fondée en 1865, au capital de 300 millions de fr., et la Banque internationale de crédit agricole, au capital de 100 millions, fondée avec le concours du prince de Tour et Taxis, de Bavière, occupent une place importante dans la Galerie des financiers belges.

Nous recommandons surtout la lecture de la quatrième et de la cinquième partie, à ceux qui cherchent avant tout le secret des opérations, la moralité de la fable. Ils verront le rôle que la presse mercantile, que certains membres du clergé, et même que certains hommes d'État ont joué dans l'épopée financière de M. Langrand-Dumonceau.

Nous assistons maintenant à un dernier acte, à un dernier chant de cette histoire. La scène est en Italie. Avec le livre de M. E. de Molinari on a pu d'avance deviner le dénouement.

L. DANDELOT.

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