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ENTRETIENS POPULAIRES SUR L'ÉCONOMIE POLITIQUE, par JULES MARTINELLI. 1 vol. gr. in-18. Paris, Guillaumin et C. Prix. 1 fr.

Il est arrivé plus d'une fois à Bastiat de se porter candidat à la députation, sans espoir et même sans désir d'être élu. L'intérêt de la candidature consistait pour lui dans la bonne occasion d'exposer des notions politiques et économiques en présence d'hommes que la circonstance rendait attentifs. Répandre des vérités ignorées ou méconnues, c'était à ses yeux l'important; quant au résultat du scrutin, il n'en avait nul souci. Or, au milieu de l'année 1846, sans être connu de personne dans la petite ville de Nérac, il y alla faire une profession de foi devant les électeurs réunis. Son langage était parfaitement simple et clair, mais ses idées semblaient, comme lui, tomber des nues: ce fut un étonnement général.

Cependant, parmi les auditeurs ébahis, il y en eut un, au moins, dans l'esprit duquel les paroles du candidat laissèrent une profonde empreinte et qui, plus tard, après de longues méditations, devait y donner une adhésion chaleureuse cet auditeur était M. Jules Martinelli, avocat à Bordeaux et propriétaire dans le département de Lot-et-Garonne. Il voyait Bastiat pour la première fois et ne devait plus le revoir; c'est seulement par l'étude des écrits de celui-ci qu'il est devenu son disciple et son émule.

M. Martinelli, qui s'est fait connaître comme agronome et publiciste, prend part à la rédaction d'un des journaux de province les plus estimés, la Gironde, où il aborde de préférence les questions d'économie sociale, sans éviter les questions politiques. Tout récemment on fit appel à son zèle, en l'invitant à écrire un livre pour les ouvriers. Comment s'y serait-il refusé, lui, l'ardent promoteur de l'instruction du peuple? Il s'est donc mis à l'œuvre, et il vient de nous donner les Entretiens populaires sur l'économie politique.

Dans une préface très-modeste, adressée aux ouvriers, il leur fait en peu de mots l'histoire de Bastiat et de ses ouvrages. Arrivé aux Harmonies économiques, il dit que ce livre, malheureusement inachevé, « ouvre à la science sociale des perspectives toutes nouvelles et est, en ces matières, le guide le plus sûr que l'on puisse choisir; » puis il continue en

ces termes :

<<< Aussi est-ce à ce livre, mes amis, que j'emprunterai la plus grande partie, et assurément la meilleure de ce que j'ai à vous dire. Il avait été écrit pour les classes éclairées, et plus particulièrement adressé à la jeunesse, sur laquelle Bastiat fondait tout son espoir pour l'avenir; je me suis demandé si, pour ménager votre attention encore rebelle aux lectures sérieuses, il ne serait pas possible de le réduire à de moindres proportions, de le dépouiller de son ample et riche vêtement, pour lui en endosser un trop modeste, peut-être. C'était là, je le sentais, une sorte de profanation; mais je l'ai commise, mes amis, dans le désir de vous être utile. C'est pourquoi j'espère qu'elle me sera pardonnée, et aussi

pour la respectueuse fidélité avec laquelle j'ai reproduit la pensée du maître, parfois même sa parole. >>

Que M. Martinelli se rassure. Si un miracle pouvait nous rendre Bastiat, je suis convaincu que, loin de voir dans les Entretiens populaires, une profanation commise sur ses écrits, il rendrait grâce à M. Martinelli de les avoir si bien compris, si bien commentés et complétés, tout en les abrégeant beaucoup, pour les mettre à la portée d'un plus grand nombre de lecteurs.

C'est l'ordre adopté par Bastiat que suit M. Martinelli, en entretenant les ouvriers des phénomènes économiques. Dans un premier chapitre intitulé Société, il explique que le milieu social n'est pas moins indispensable à l'existence de l'homme que la couche d'air dont notre planète est enveloppée; que ce milieu a pour effet d'assurer la supériorité des facultés de l'homme sur ses besoins, tandis que, pour l'individu isolé, le contraire aurait lieu, ce sont les besoins qui surpasseraient les facultés; puis il montre que l'ordre social est régi par des lois naturelles non moins dignes d'admiration et de respect que celles qui gouvernent le monde physique. Dans le second chapitre, l'homme, il fait voir que l'intérêt personnel est le grand ressort de l'individu, et de la société, que les besoins provoquent l'exercice des facultés ou le travail, et que c'est le travail de chacun de nous qui, assisté de celui d'autrui, sous la condition d'une juste réciprocité, nous procure de mieux en mieux la satisfaction de besoins indéfiniment expansibles.

Et cette mutualité dans l'assistance, condition sine quá non de l'existence des hommes, sous quelle forme se produit-elle? C'est ce qu'énoncent les chapitres III et Iv sur l'échange et la valeur. On y voit clairement établie la liaison, la filiation des phénomènes fondamentaux. Le travail individuel est destiné, à charge de revanche, principalement et essentiellement à la satisfaction des besoins d'autrui. C'est de la comparaison des actes d'assistance échangés, des services rendus et reçus, que naît la notion de valeur. Cependant si la valeur est dans les services et si elle est le but apparent que poursuit chacun de nous par les efforts qu'il fait en faveur d'autrui, elle n'est pas notre but définitif, mais seulement le moyen de l'atteindre. La chose réellement indispensable, c'est la satisfaction de nos besoins, de nos désirs; et nous ne l'obtenons des efforts d'autrui que dans la mesure où nous avons réussi à créer de la valeur. La satisfaction et la valeur n'ont rien de commun, si ce n'est que celle-ci est destinée à procurer celle-là.

Aucune méprise n'est à craindre, à ce sujet, pour la lecture des Entretiens populaires. La distinction que Bastiat a établie entre le moyen et le but, entre la valeur et l'utilité, entre l'action de l'homme et celle de la nature, M. Martinelli, qui en sent l'importance, y revient en toute occasion. La valeur qui s'attache à l'utilité onéreuse, n'a pas de lien avec l'utilité gratuite. Si le domaine de la valeur s'élargit sans cesse avec l'expansion des besoins et du nombre des hommes, le domaine de la gratuité s'étend aussi et plus rapidement encore, grâce au concours progressif que los efforts de l'intelligence humaine obtiennent de la nature. 3° SÉRIE. T. v. 15 mars 1866.

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Ce qui est dû à l'action des hommes peut et doit se comparer, se rémunérer, tandis que la nature, en travaillant pour nous, ne nous fournit aucun moyen d'apprécier, soit ses efforts, soit leur mérite, et nous tient quitte de toute rémunération.

L'exposé de M. Martinelli sur la Richesse, le Capital, la Propriété et la Communauté forme les chapitres v, vi et vii de son livre. Il a, comme Bastiat, consacré un chapitre à la propriété foncière, le chapitre vin; mais comme Bastiat aussi, il s'attache à faire rentrer cette propriété dans la même catégorie que les autres. Elle se forme de la même manière et obéit aux mêmes lois naturelles. Les chapitres Ix, x et XI traitent de la concurrence, de l'association et de la population. Dans ces trois phénomènes sur lesquels on a tant discuté sans que la discussion soit close, M. Martinelli nous fait reconnaître trois rouages indispensables du progrès social. S'il était possible de supprimer le développement de la concurrence, de la population et des associations partielles qui se forment au sein de la société entière, la race humaine serait vouée à l'immobilité. Cela ne veut pas dire que tout homme, en devenant le concurrent de son voisin, soit sûr de réussir, ni que celui-là fasse toujours une bonne affaire qui entre dans une association quelconque ou qui augmente le nombre de ses enfants. Tout doit être conduit par nous avec prévoyance et sagesse, sous peine de mécompte; car Dieu, en même temps qu'il nous a faits intelligents et libres, nous a rendus responsables de l'usage que nous faisons de notre intelligence et de notre liberté. Quand un individu n'emploie pas ou emploie mal ses facultés, tout en s'abstenant de porter atteinte aux droits d'autrui, il empire au lieu de les améliorer les conditions de son existence; et de l'ensemble des actes de cette nature résulte un ralentissement du progrès général, progrès qui devrait s'opérer d'une manière absolue et rapide, sous l'action des lois naturelles que vient d'exposer M. Martinelli. Mais il y a de plus redoutables obstacles au progrès, qui nous seront bientôt signalés; de là vient que la marche de l'humanité vers le mieux échappe à nos regards, s'ils n'embrassent que l'espace d'une vie humaine. Pour qu'elle devienne visible, il faut que nous comparions des époques éloignées entre elles d'au moins un siècle.

<< Comparez notre siècle, dit M. Martinelli à ceux qui l'ont précédé. Quel prodigieux accroissement de capitalistes, grands, moyens et petits Pour ne parler que de ces derniers, nos campagnes, qui ont passé successivement des mains du seigneur à celles du bourgeois et des mains du bourgeois à celles du paysan, que sont-elles aujourd'hui ? Une pépinière de petits capitalistes. Nos villes, dont les murs d'enceinte s'élargissent de jour en jour, et qui reçoivent un flot toujours croissant d'artisans, de marchands, d'industriels de toute sorte, que sont-elles? Une pépinière de petits capitalistes. Enfin, si vous promenez vos regards autour de vous, n'êtes-vous pas frappés du nombre de patrons qui ont commencé par être ouvriers? On peut même affirmer que, dans toutes les professions qui ne réclament qu'une faible mise de fonds, il serait difficile de trouver un patron qui ne soit un ancien ouvrier ou un fils d'ouvrier.

Enfin, si vous regardiez plus haut, vous reconnaîtriez que la plupart des chefs de nos grandes industries sont, par eux-mêmes ou par leurs ancêtres, les fils de leurs œuvres. « Il faut de la chance, disent les pessimistes, pour sortir de la condition d'ouvrier; » et moi, je vous dis : « Il faut de la conduite. »

Les onze chapitres qui précèdent forment la première partie du livre de M. Martinelli et contiennent toutes les notions qu'il juge nécessaire de présenter aux ouvriers sur les phénomènes de l'économie sociale. Il ne s'est attaché qu'aux phénomènes principaux, à ceux dont tous les autres dérivent. Tout ouvrier qui se donnera la peine d'étudier cette première partie, partagera la conviction de l'auteur et répondra par un seul mot à bien des questions.

Sous quelle condition le travail produit-il les fruits les plus abondants et les meilleurs? - Sous celle de la liberté.

Que faut-il à l'échange pour qu'il augmente sans cesse l'étendue et la fécondité de son domaine? - La liberté.

Quelle est la garantie la moins imparfaite de la juste appréciation des services et de l'équivalence des services échangés? La liberté. Quel est l'agent le plus habile d'une bonne distribution de la richesse? La liberté. Et du bon emploi de la richesse? La liberté. de la formation rapide des capitaux? — La liberté. Et de l'accessibilité du capital à ceux qui en manquent? - Encore la liberté.

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- Et

Quel est enfin, pour toutes les manifestations de l'activité intellectuelle et physique des hommes, le vrai chemin du progrès? - Toujours et partout la liberté.

M. Martinelli vient de nous montrer les harmonies de l'organisation naturelle de la société, organisation bienfaisante qui semble promettre à nos destinées terrestres un mouvement rapide et continu d'amélioration. Cependant, même en supposant cette organisation à l'abri d'autres causes de trouble, toujours restera-t-il que les hommes sont imparfaits, que des malaises et des souffrances doivent se produire, pour les individus, sur une grande échelle, à raison de leur imperfection native, de la faiblesse de leur jugement, de la violence de leurs passions. Et il est impossible que les fautes individuelles, obstacle aux améliorations individuelles, ne soient pas aussi un obstacle au progrès général. Comment ce qui exerce une action sur les fractions serait-il sans action sur l'entier? A ce point de vue, on ne peut pas dire que la liberté supprime toutes les causes de la lenteur du progrès; mais ce qu'on peut dire et ce que vient affirmer M. Martinelli, c'est que les atteintes à la liberté constituent le plus redoutable, le plus important des obstacles que l'humanité, dans sa marche en avant, ait jamais rencontré sur sa route.

Les dix chapitres formant la seconde partie de son livre ne sont que le développement de cette pensée.

Il classe les causes perturbatrices de l'harmonie sociale sous ces trois catégories Spoliation, Dilapidation, Oppression. Or, chacun de ces mots, que signifie-t-il, sinon une atteinte à la liberté d'autrui sous une forme particulière ? S'emparer de la fortune d'autrui ou d'une partie de

cette fortune, est-ce le laisser libre? Obtenir des cotisations sous le prétexte de l'intérêt général, puis en employer le produit dans des entreprises inutiles, souvent même contraires à cet intérêt; est-ce un cas bien différent du précédent? Enfin agir par la contrainte sur la volonté d'autrui, hors le cas où il s'agit d'assurer le respect du droit, n'est-ce pas violer le droit et la liberté ?

C'est à l'exposé des causes perturbatrices que l'auteur rattache les notions qu'il présente aux ouvriers sur la politique. Au premier abord, on s'en étonne. Le pouvoir est un rouage essentiel, indispensable de l'organisation sociale; et dans toute société, il faut nécessairement constituer une force commune pour tenir en échec, au dedans comme au dehors, les ennemis du droit, puis il faut bien confier la direction de cette force à un seul homme, tout au moins à un très-petit nombre. C'est incontestable; mais ce qui l'est aussi et ce qui explique le classement adopté par M. Martinelli, c'est qu'en parcourant les annales du genre humain, on ne découvre guère de nations au sein desquelles le pouvoir n'ait pas élargi ses attributions, au point de les pervertir, et ne soit devenu, au lieu de protéger la liberté, son plus cruel ennemi.

Je n'examine pas ici l'enseignement de M. Martinelli sur la politique, et je me borne à dire qu'il me paraît aussi juste que simple et clair. Voici comment il le termine:

« L'ouvrier instruit sent qu'il a le droit de porter la tête haute et d'être écouté lorsqu'il parle d'égalité. Il comprend mieux aussi le prix de cette liberté qui tient une si grande place dans ses aspirations, mais dont il est si peu en mesure aujourd'hui, s'il s'interroge de bonne foi, de servir la cause. Sans doute, il a le nombre de son côté; mais qu'est-ce que le nombre sans l'intelligence? Quel respect peut inspirer une vérité qui, pour s'imposer aux autres, n'a d'autre titre à invoquer que cet argument aveugle et brutal, le nombre? Quelles sont aussi, dans de telles conditions, les garanties contre les erreurs du jugement et les entraînements de la passion? En croyant servir la liberté, est-on bien sûr qu'on ne la compromet pas, non-seulement pour le présent, mais pour un long avenir peut-être? Ouvriers, mes amis, si vous aimez votre patrie, et qui pourrait en douter? c'est donc pour elle autant que pour vous-mêmes que nous vous convions à vous instruire. »

L'association de la politique à l'économie politique dans un même livre n'est pas ordinaire, quoiqu'elle soit des plus logiques, partout et notamment dans un pays investi comme le nôtre du suffrage universel. Félicitons M. Martinelli d'être, dans ses Entretiens populaires, un si bon initiateur à l'une et l'autre de ces deux sciences morales, et souhaitons que son livre soit beaucoup lu, non-seulement par les ouvriers, à qui il le dédie, mais par beaucoup d'autres de nos concitoyens.

P. PAILLOTTET.

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