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aux attractions chimiques. Il ne suffit même pas d'avoir les capitaux nécessaires pour exécuter les appareils par lesquels ces forces sont mises en activité. Il faut aussi savoir quels sont les rapports à établir entre les hommes, afin que l'effort collectif de la société pour la production possède toute la vertu possible, et que les produits ainsi obtenus soient distribués de la façon la plus équitable. C'est l'économie politique qui a la charge de rechercher et de faire connaître ces rapports. Par ce simple énoncé, vous comprenez, Messieurs, la difficulté et aussi l'importance de la tâche qui incombe à l'économie politique.

Les éléments du problème que je vous signale en ce moment sont ou semblent être variables suivant une multitude dè circonstances, de temps et de lieux. Ils sont subordonnés à des conditions matérielles telles que le climat, à des conditions morales telles que l'état des mœurs et le degré de l'avancement intellectuel des peuples. Toutefois, si l'on envisage des peuples civilisés comme ceux qui aujourd'hui habitent et embellissent de leurs ouvrages l'Europe et une moitié au moins de l'Amérique, il est possible de tracer des lois générales desquelles découlent toutes les solutions particulières. Ces lois générales ont leur origine dans la nature humaine comprise comme elle l'est aujourd'hui, dans les tendances notoires de la civilisation qui elles-mêmes résultent pareillement de la nature humaine. Pour une bonne part, vous le verrez dans les exposés que je vous présenterai successivement, elles découlent directement, ces lois, des mêmes principes sur lesquels repose l'organisation sociale et politique des nations modernes, les immortels principes de 1789.

Qu'est-ce que l'homme? Les philosophes se sont appliqués à le définir, ils en ont même donné quelquefois des définitions étranges, à commencer par celle qu'avait imaginée un philosophe grec disant que : « c'était un animal à deux pieds et sans plumes, » ce qui donna lieu de la part de Diogène à une réfutation originale, bien connue de vous tous. Mais toutes les définitions anciennes et modernes qui ont quelque crédit viennent se condenser dans celle que traça jadis un des plus grands esprits qui aient paru sur la terre, l'illustre précepteur du grand Alexandre de Macédoine, le philosophe grec Aristote. D'après lui, l'homme est à la fois un animal raisonnable, c'est-à-dire d'une personnalité intelligente, et un animal sociable. Par sa raison, l'homme est le plus personnel des êtres; par sa sociabilité, il a la vocation et la nécessité de s'unir à ceux qui l'entourent; il n'a pas de plus grand besoin que de nouer des rapports divers et de plus en plus étendus avec ses semblables; c'est ainsi qu'à mesure qu'il · i en établit de toute sorte avec ses compatriotes, avec le et du département, avec ses cointéressés dans les il est membre, soit à titre permanent, soit à titre qui peuvent être des genres les plus divers, reli

gieuses, politiques, commerciales, scientifiques, artistiques ou de simple agrément.

La sociabilité humaine ne s'arrête pas à la frontière des États. Elle va bien au delà, elle ne connaît d'autres limites que l'étendue de la planète même. Ce que je dis ici n'est pas une nouveauté éclose dans notre siècle. C'est antérieur même au christianisme. Il y a près de deux mille ans que Cicéron écrivait qu'il se reconnaissait deux patries: Rome et le monde.

Le drame si compliqué qui s'accomplit au sein de chaque État et sur la terre tout entière est le jeu incessant de la personnalité et de la sociabilité de l'homme il résulte de leur action et réaction réciproques. Toutes les questions qui se débattent les mettent en activité l'une et l'autre. A la notion de la personnalité intelligente et à celle de la sociabilité joignez celle du progrès qui, du reste, y est implicitement comprise, et vous aurez embrassé tous les grands mobiles de l'homme, les forces qui déterminent tous les phénomènes grands et petits de l'histoire des États, comme de l'existence des individus. La personnalité, pour avoir sa légitime satisfaction, pour n'être pas un vain mot, a besoin de la liberté. La relation entre la liberté et la personnalité est tellement intime qu'on peut les considérer comme rentrant l'une dans l'autre et se confondant l'une avec l'autre. Par conséquent il est naturel de les substituer l'une à l'autre dans la définition de l'homme, et c'est ainsi qu'on peut dire également que l'homme est un être personnel, sociable et perfectible, ou bien un être libre, sociable et perfectible,

L'économie politique, qui a sa sphère d'action nettement délimitée, et dont le domaine ne franchit pas ce qui concerne la production et la distribution de cette chose qu'on nomme la richesse, chose que j'aurai à vous définir, l'économie politique étudie, décrit et qualifie la personnalité et la liberté de l'homme, sa sociabilité et aussi sa perfectibilité, chacune dans ses rapports avec les deux grands phénomènes de la production et de la distribution de la richesse.

A ces deux grands phénomènes on pourrait, pour plus de précision, en ajouter deux autres, dont l'importance est grande, je veux parler de la consommation et de la conservation de la richesse; mais, à la rigueur, on peut considérer celles-ci comme rentrant dans la distribution.

La production et la distribution sont certainement très-distinctes l'une de l'autre. Ce serait une erreur que de les subordonner l'une à l'autre. De notre temps surtout, la distribution mérite d'occuper les esprits tout autant que la production. Bien plus, aujourd'hui, les problèmes qui se rapportent à la distribution de la richesse sont plus ardus et non moins urgents à résoudre que ceux qui sont relatifs à la production. C'est une des nécessités sociales les plus évidentes de Toment présent que de rendre cette distribution aussi é

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faut même le dire, le repos de la société est à ce prix. Aveugle qui ne le verrait pas. Néanmoins, Messieurs, il est un côté par lequel la production de la richesse apparaît comme primant la distribution. C'est que, avant de répartir les produits, il faut les avoir créés; c'est le vieil aphorisme de la peau de l'ours. Vous devez donc vous attendre à ce que, dans l'enseignement qui vous sera donné ici, une grande place soit réservée à l'examen des questions relatives à la production de la richesse et particulièrement à la recherche des dispositions les plus propres à augmenter la puissance productive de l'individu et de la société. Quand on sera parvenu à développer grandement la puissance productive, le problème de la diffusion du bien-être sera bien près de la solution. Le courant des idées qui dominent de nos jours a une telle direction et une telle force, qu'il y a peu lieu de craindre que la distribution de la richesse collective ainsi fortement agrandie se fasse d'une façon qui blesse l'équité. La justice réciproque a revêtu de nos jours une forme et pris un nom devant lequel tout le monde s'incline, quoique des vanités frivoles semblent quelquefois lui faire échec. Ge nom c'est l'égalité, c'est-à-dire, la répartition des avantages sociaux en proportion des mérites et des services.

Ainsi, Messieurs, que les hommes travaillent avec opiniâtreté et intelligence, qu'ils travaillent en perfectionnant sans cesse les procédés des arts utiles et en se perfectionnant eux-mêmes; qu'ils soient économes, afin d'avoir plus de capitaux pour l'avancement et l'agrandissement des diverses industries, ou, pour dire la même chose autrement, pour être en possession des moyens matériels d'accroître la puissance productive de l'individu et de la société. Habituons la jeunesse à estimer à toute leur valeur, qui est grande, les professions industrielles, je veux dire les occupations de l'agriculture, des manufactures et du négoce, afin que les sujets d'élite cessent de se porter avec une prédilection mal justifiée vers les fonctions publiques, civiles ou militaires; avertissons les jeunes gens qui sont nés dans la richesse ou l'opulence que, pour briller dans la société moderne, le plus sûr moyen n'est pas de dépenser, qu'avant tout il faut produire. Notez, je vous prie, que ce mot de produire doit s'entendre dans un sens très-large: quiconque est un membre utile de la société est par cela même un producteur ou doit être assimilé aux producteurs. Lors donc que je dis que chacun doit produire, cela signifie que chacun est tenu de rendre à la société sa part de services. La considération publique est à ce prix désormais.

Dans cette direction nouvelle que prennent les sociétés, je vous signalerai entre autres un soin à avoir, un préjugé à secouer; nous devons considérer tous les autres peuples civilisés alternativement comme des émules et comme des associés. A titre d'émules, tâchons de ne pas demeurer en arrière d'eux, et au contraire de les égaler. A titre d'associés,

regardons-les comme des hommes avec lesquels nous sommes solidaires. Disons-nous que leur prospérité doit contribuer à la nôtre; et en effet on peut faire de nombreux et profitables échanges avec une nation qui est riche; il n'y a que des affaires restreintes et mesquines avec une nation qui est pauvre. Abstenons-nous d'une confiance exaltée et aveugle en notre propre supériorité. Oui, sans doute, nous sommes un grand peuple; mais le moyen de le rester et d'étonner le monde par nos succès, c'est de ne pas nous enivrer de cette flatteuse pensée que nous sommes les premiers de tous; c'est bien au contraire de ne pas nous endormir dans le sein de notre gloire. L'homme n'est pas ici-bas pour s'enorgueillir de ce qu'il vaut mieux que ses semblables. Il est bien plus fidèle à sa mission en cherchant sans cesse en quoi les autres l'emportent sur lui et ce qu'il lui convient de faire pour les atteindre. Dans les arts utiles plus qu'ailleurs, la vie est un enseignement mutuel. Le manufacturier, l'agriculteur, le commerçant doivent se répéter souvent que les cinq parties du monde leur offrent un champ inépuisable d'observation et de progrès, qu'il y a partout quelque chose à apprendre, quelque chose à imiter. Soyons fiers d'être Français; mais pour que cette fierté ne dégénère pas en un vice ou une faiblesse, répétons-nous matin et soir qu'il faut estimer et honorer les autres peuples et leur emprunter indéfiniment ce qu'ils ont de bien. A ces conditions, et sous ces réserves, l'amour-propre national est une vertu et une force.

La supériorité industrielle n'a pas toujours appartenu à l'Europe, il ne faudrait pas remonter beaucoup de siècles en arrière pour trouver un état des choses où l'Orient extrême était en cela plus avancé que les Européens. Les procédés manufacturiers des Chinois étaient, il y a trois cents ans et encore plus il y a dix siècles, au-dessus de ceux que pratiquaient alors nos pères. Aujourd'hui même, comme agriculteurs, ils font rendre à la terre bien au delà de ce que nous en tirons dans notre Europe. De même que nous fûmes peu civilisés autrefois, nous avons beau être grands aujourd'hui, nous pourrions cesser de l'être. Dans les temps. antiques, il y eut de grands empires qui ne sont plus. Ils avaient de fastueuses capitales, ils étaient remarquables dans plusieurs des arts utiles. Ils cultivaient avec succès plusieurs des beaux arts; que sont-ils devenus cependant? Leurs vastes cités sont des ruines, et c'est avec peine qu'on en retrouve la trace sur le sol. Leurs arts ne subsistent plus qu'à l'état de rares échantillons déposés dans nos musées. Il leur est arrivé ce qui arrivera toujours à toute civilisation qui refusera de marcher et voudra s'arrêter dans les anciens sentiers. C'est ainsi qu'on a vu succomber successivement les Assyriens, l'Égypte, et puis la Grèce, et puis l'Empire romain. Grand et douloureux enseignement dont nous devons faire notre profit, Messieurs, afin de tenir à distance de nous ces lamentables destinées.

Sur la scène agitée du monde, au milieu du conflit incessant des passions et des intérêts, parmi l'effervescence de tant d'ambitions qui poussent les nations jeunes, comme les individus remplis de la séve de la jeunesse, à se produire presque à tout prix, un effort continuel est indispensable à quiconque veut maintenir son rang et ne pas déchoir. L'empereur romain qui, à son lit de mort, prononça cette célèbre parole: Laboremus, efforçons-nous! a légué au genre humain la meilleure devise que les peuples civilisés puissent prendre, une devise qui ne perdra jamais le mérite de l'à-propos. C'est sur ce mot profond que je vous laisse pour aujourd'hui, Messieurs. Il contient le principal secret de l'économie politique. Et ce n'est pas seulement sur ce terrain de l'économie politique qu'il mérite d'être sans cesse rappelé au genre humain, aux grandes nations et aux simples particuliers.

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SOMMAIRE.

Que faut-il entendre par l'Histoire de l'économie politique? - Importance de la méthode. L'histoire de l'économie politique se confond-elle avec l'histoire de l'élément économique de la civilisation ? Rôle considérable joué par cet élément. L'histoire de l'économie politique ne saurait se confondre avec celle de l'industrie, du commerce, des finances, etc., et des détails infinis de la vie domestique. Confusion dans laquelle sont tombés à ce point de vue de savants écrivains. -Les faits économiques ne sont pas plus l'économie politique que les faits extérieurs ne sont la physique, les actions humaines, la morale. Pourtant les faits économiques rentrent dans l'histoire de l'économie politique en tant qu'ils offrent des rapports avec les doctrines et les idées.-L'histoire de l'économie politique tient compte de l'état général de la société et de l'esprit humain. - Les erreurs économiques qui ont joué un grand rôle ont droit à l'histoire. Cadres de l'histoire de l'économie politique. - Jusqu'à quel point y rentrent l'antiquité, ie moyen âge et les temps modernes jusqu'au XVIe siècle. Utilité de l'histoire de l'économie politique.

Permettez-moi, Messieurs, de me féliciter d'abord de me retrouver au milieu de vous et de reprendre sans interruption des relations auxquelles, depuis bientôt quinze années, se rattachent pour moi les souvenirs les plus doux d'une existence laborieuse, toute concentrée dans cet enseignement. J'en dois rendre grâce à votre bienveillance, à celle de vos prédécesseurs,

(1) Discours d'ouverture du nouveau Cours d'histoire de l'économie politique au Collège de France.

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