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actif tour à tour. Tantôt les faits le domptent aisément, sans même qu'il s'en doute, et ne lui inspirent d'autres réflexions que celles qui tendent à les justifier. Tantôt ces mêmes faits le révoltent. De là, Messieurs, il arrive que, parmi les penseurs et les écrivains, les uns inclinent à laisser le monde dans le même état, et que les autres emploient toutes les forces de la théorie à en changer la face. Quelquefois les premiers se croient engagés en conscience à ne pas marcher du tout, tandis que les seconds vont beaucoup trop vite. Entre eux se placent les modérés, qui s'efforcent de distinguer dans la société le bien et le mal, ce qui doit être maintenu et ce qui doit être réformé, et qui tâchent d'y mesurer leur pas. C'est, Messieurs, le rôle qu'a joué en général l'économie politique, et c'est ce qui explique aussi que, prise pour ainsi dire entre deux partis extrêmes, elle ait été rarement populaire. Entre les conservateurs absolus et les réformateurs radicaux, elle a bien de la peine à placer son mot, le plus souvent fort mal accueilli; mais il y a lieu de croire sans orgueil qu'en général ce mot est le bon, car c'est presque toujours celui qui reste!

Enfin, Messieurs, comment ne pas tenir compte, non plus seulement de la situation économique qui explique les doctrines, c'est-à-dire de l'histoire des faits qui retrouvent ainsi, vous le voyez, leur place légitime, mais aussi de la civilisation générale? On ne saurait isoler les systèmes économiques ni de l'état social, ni des tendances philosophiques d'une époque. Si les métaphysiciens et les poëtes sont de leur temps, les économistes en sont aussi, on peut dire même à plus forte raison. Toute doctrine, tout ouvrage veut être éclairé par la lumière du siècle, qui se projette sur tous les produits de l'esprit humain. Cette méthode de rapprochement des œuvres individuelles avec la civilisation d'un pays et d'un temps a renouvelé sous nos yeux la critique philosophique et la critique littéraire. Des maîtres illustres nous en ont fourni d'admirables modèles. Pourquoi cette méthode féconde ne serait-elle pas appliquée aussi aux monuments de l'économie politique et n'aiderait-elle pas à les comprendre? Cela supprime-t-il la nécessité d'une étude directe et attentive de ces monuments? En aucune sorte. Cela ôte-t-il quelque chose aux droits de la vérité en elle-même, aux droits de cette critique éterDelle qui s'exerce indépendamment des circonstances et des considérations de temps et de lieu? Non, assurément. Enfin, le génie perd-il ses titres à notre admiration, parce qu'il cesse de nous apparaître comme un phénomène isolé, sans lien avec ce qui l'environne? Permettez-moi de n'en rien croire. Le chêne qui élève sa tête au-dessus de la multitude des arbres voisins n'en est pas moins incomparable de majesté et d'immortelle vigueur, parce qu'il s'alimente des sucs du même sol que les plus petits d'entre eux, et parce qu'il reçoit les mêmes rayons du soleil.

Voilà la méthode et les limites de l'histoire de l'économie politique indiquées d'une manière générale. Il reste à en tracer les principaux cadres.

II

On a demandé si l'histoire de l'économie politique devait comprendre l'antiquité. La question eût paru étrange à ceux qui appellent économie politique la vie économique des peuples, et qui auraient tout aussi bien le droit d'appeler physiologie l'action de boire et de manger, et grammaire les mots du langage. Pour nous, la question n'a rien que de sensé. Qu'importe, en effet, que les anciens aient connu les monnaies, quelques éléments du crédit, les impôts à merveille, presque aussi bien que nous, c'est tout dire ? A l'exception de l'impôt sur le timbre, je crois qu'ils les ont eus en effet tous, tant le fisc a fait preuve d'un esprit précoce! Les anciens ont-ils connu l'économie politique ? Non, Messieurs, comme science ayant son objet propre et sa méthode, ses principes arrêtés; oui, comme fragments déjà revêtus d'un certain caractère scientifique, et surtout comme vues réfléchies jusqu'à un certain point sur le travail et la richesse. Comprendriez-vous que ces esprits si ingénieux, placés en présence de faits de cette importance, fussent restés à leur égard sous le pur régime de l'instinct, qu'ils ne se fussent jamais élevés à une conception quelconque ? La vraisemblance proteste, et les faits la confirment. Pourquoi aller au delà? Une économie politique à l'état de science dans l'antiquité? Non-seulement, Messieurs, cela n'est pas, mais cela n'est pas possible. Une économie politique, c'est-à-dire une science des rapports naturels dans l'ordre du travail et de l'échange, quand la force présidait aux arrangements de la cité, quand l'esclavage, faisant comme le fonds de la société laborieuse, faussait le jeu de l'échange des services et les relations du capital et du travail, quand l'idée de l'État, primant jusqu'à les absorber les droits de l'individu, ne laissait presque aucun des phénomènes économiques s'accomplir en dehors de son action! Une véritable économie politique dans ce mépris universel du travail et de l'industrie! Non, je le répète, cela n'était pas possible. On n'apercevait guère dans ces faits dédaignés par les moralistes, dans cette fermentation des intérêts au sein des villes de commerce, dans ces prix parfois débattus, parfois soumis à la règle arbitraire du maximum, un ordre caché, des principes fixes, un domaine ouvert à l'investigation régulière de l'analyse, pas plus qu'on ne soupçonnait dans les entrailles du globe, traité de chaos et de masse indigeste et grossière, les éléments d'une histoire, les annales de révolutions venues à leur heure et de cataclysmes en quelque sorte réguliers. Quel honneur n'appartient pas à Aristote pour avoir tenté, avec quel succès, vous le savez, l'application de la méthode expé

rimentale, alors si peu en usage surtout dans les sciences sociales, à la Politique devenue, grâce à ce génie créateur et classificateur, une science à part, science accrue depuis lors, mais qui, sous la forme qu'elle reçut de lui, brave et défie le temps! S'il méconnut, ce dont il serait peu raisonnable de lui faire un reproche, la loi du travail libre, si son erreur sur l'illégitimité de l'intérêt de l'argent marque un défaut d'attention suffisant, avec quel plaisir on découvre qu'il entrevoit du moins l'existence, qu'il trace même d'une main ferme quelques linéaments d'une science spéciale de la richesse! Et quelle définition que celle qu'il a donnée de la monnaie! Rien n'y manque en exactitude et en précision. Pourquoi faut-il que les peuples, dans les siècles qui suivirent, en aient perdu la mémoire? Moins d'idées fausses sur l'argent auraient obscurci l'esprit humain, et moins de sang aurait coulé en leur nom. Mais quoi? ils préférèrent emprunter à Aristote de prétendus dogmes et lui supposer même des erreurs, pour se faire une arme de son autorité, comme s'il n'y avait pas assez de sujets de dispute dans ce qui existe, sans en chercher d'imaginaires, et comme si les occasions de se déchirer et de se haïr manquaient aux hommes, sans en tirer de nouvelles de leurs subtilités inquiètes et de leurs systèmes éphémères!

Platon, Xénophon, plusieurs autres philosophes, vous montreront quelques-uns de ces fragments de science dont j'ai parlé. Vous trouverez dans les législateurs de la Grèce et surtout dans les jurisconsultes de Rome, la preuve des idées plus ou moins exactes qu'ils se sont faites des phénomènes et des lois économiques, à l'occasion de certains contrats.

Tout cela, encore une fois, c'est l'histoire de l'économie politique ne se séparant pas des faits généraux, tout en renonçant à entrer dans les détails. L'étude des jurisconsultes romains à ce point de vue aurait certainement un grand intérêt. Il y a là un beau sujet de thèse ou de livre pour quelque jeune et studieux adepte de la science du droit, ayant le bon sens de comprendre qu'il n'y a pas incompatibilité, malgré plus d'un malentendu, entre Cujas et Adam Smith.

On demandera de même si nous aurons à nous occuper du moyen age. Aux yeux de bien des personnes, moyen âge et économie politique sont des termes qui s'étonnent de se trouver réunis. Elles croiraient volontiers que le moyen âge est une vaste période pendant laquelle on n'a absolument rien fait que prier Dieu, sur toute la surface de l'Europe, sauf à mêler à la prière les cris de guerre de la féodalité et les éclats de rire de la scolastique. C'est une idée fort exagérée. On a travaillé beaucoup, échangé beaucoup au moyen âge. Sans cela, comment ces moines eux-mêmes, ces seigneurs féodaux et tant d'hommes livrés à ce que Téconomie politique appelle des tâches improductives, auraient-ils réussi à vivre d'une vie à laquelle certains éléments de luxe et de bien-être ne manquaient pas. A côté des plus sublimes élans, comme 3 SERIE. T. V. — 15 janvier 1867.

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des abus du mysticisme, il y eut place, au moyen àge, pour une très-grande activité, même économique. Le monde social et économique s'y transforma, le christianisme y travailla pour ainsi dire la société comme une sève féconde, quoique souvent tardive, et qui ne devait porter que lentement tous les fruits de liberté et d'égalité qu'on est en droit de voir dans l'Evangile. Cependant l'esclavage disparut, et le servage lui-même parvint sur une foule de points à s'affranchir. L'émancipation des communes offre avec le développement de l'épargne et de la richesse un lien étroit et qu'on ne peut méconnaître. Les croisades qui aux motifs religieux joignirent tant d'autres mobiles, ajoutèrent puissamment à l'activité économique des nations par l'importation d'une foule de cultures, et par l'impulsion que recurent les échanges de relations plus faciles et de goûts nouveaux, dus au contact de l'Occident et de l'Orient. C'est le temps des corporations organisées; c'est l'époque des républiques italiennes; c'est le beau moment de la ligue hanséatique ! Comment un pareil déploiement de vie économique n'aurait-il jamais eu son contre-coup sur les idées, sur les doctrines? Est-ce que l'invocation de la supériorité du travail libre sur le travail serf dans tel édit royal ou seigneurial, est-ce que les vœux avancés de Philippe de Comines sur l'abolition des douanes intérieures et l'unité des poids et mesures, est-ce qu'un livre comme celui d'Oresme sur les monnaies n'appartient pas à l'histoire de l'économie politique du moyen âge? Est-ce que tout discours ou fragment de discours qui nous a été conservé ne s'y rapporte pas ? Sans anticiper sur les preuves, est-ce qu'il n'y a pas jusqu'à un certain point comme une annonce de la théorie des débouchés, cette théorie économique qui invite les peuples à se considérer comme solidaires dans le commerce, dans les paroles de ce doge, Thomas Mocenigo, traçant, en 1421, devant le grand conseil, le tableau des ressources financières et du commerce de la république vénitienne, paroles qu'il nous semble, Messieurs, l'entendre prononcer d'un accent solennel et qui paraissent dignes d'être méditées encore aujourd'hui:« Que vendrez-vous aux Milanais quand vous les aurez ruinés? Que pourront-ils vous donner en échange de vos produits? Et vos produits, que deviendront-ils, en présence des exigences de la guerre, qui entameront les capitaux dont vous avez besoin pour les créer ? Gardez-vous comme du feu de toucher au bien d'autrui et de faire la guerre injustement. Dieu vous en punirait! >>

Vous le voyez, jusqu'au sein de ces ténèbres du moyen âge dont on nous entretient trop exclusivement, il y eut d'assez beaux éclairs, même en économie politique!

Je traverse à grands pas, plus vite que je ne voudrais, Messieurs, l'époque moderne jusqu'au moment où l'économie politique fait son avénement définitif. Quel temps que le xvre siècle! Pourquoi faut-il nous

borner à le signaler en passant? C'est peut-être alors que la science véritable commence à poindre, au milieu d'erreurs qui prennent ellesmêmes un caractère plus réfléchi et plus systématique très-digne dès lors d'intéresser l'historien? C'est ainsi que le système prohibitif se généralise alors. Il se développe avec Charles-Quint; il naît en France sous Charles IX, qui l'emprunte à l'Italie, comme on lui emprunte ses vices et ses poisons. Quel temps que celui qui, étendant à tout l'esprit de recherche, comme s'il avait son image même dans ces entreprenants et hardis navigateurs portugais et espagnols qui l'ont illustré, parcourt et double l'univers avec Colomb, se prépare pour ainsi dire à découvrir le mouvement de la terre avec Galilée, retrouve l'antiquité par l'érudition, renouvelle les arts comme les lettres par une imagination qui plus d'une fois crée, alors même qu'elle ne croit qu'imiter, enfin unit les contrées par la navigation, de même qu'il établit par l'imprimerie la communication universelle entre les esprits ! Il se porte d'une égale ardeur sur la philosophie, même dans ses applications sociales. La Politique, occupée à conspirer avec les protestants et les catholiques, à déclamer avec les prédicateurs de la ligue, à rêver avec Thomas Morus, apprend à méditer sur les ressorts des gouvernements et sur les causes qui élèvent ou précipitent les États avec Machiavel, l'Hôpital et Bodin. N'y a-t-il là aucune vue qui intéresse l'histoire de l'économie politique? Même chez Machiavel vous en trouverez. Elles existent en assez grand nombre dans l'auteur des Six livres de la République, Jean Bodin, ce précurseur de Montesquieu, comme l'a appelé notre célèbre Augustin Thierry. Il fut le précurseur aussi de quelques-unes des idées les plus fécondes de l'économie politique moderne. La révolution monétaire qui s'accomplit à la suite de la découverte des mines, et qui modifie les relations des classes entre elles, en secondant les destinées du commerce et de l'industrie, appelle les réflexions d'un petit nombre d'observateurs sagaces, qu'étonne l'enchérissement rapide des choses utiles à la vie. On eût pu croire au mouvement de recherches qui éclataient simultanément dans différents pays de l'Europe, que l'économie politique, comme science, allait entrer dans la période qui annonce la maturité. Ces promesses sont comme suspendues pendant presque toute la durée du xvi' siècle,époque d'agitations politiques en Angleterre, et appelée en France à jeter un autre genre d'éclat. C'est, du moins jusqu'à ses dernières années où nous verrons se manifester d'autres tendances, le siècle de la religion et de la métaphysique, le siècle de l'éloquence et des lettres. Son philosophe est Descartes. Or, vous le savez: Descartes qui n'exclut rien de son doute méthodique, non pas même l'existence du monde extérieur, en réserve prudemment la société et le gouvernement, et déclare brouillons tous ceux qui n'imitent pas sa sage circonspection. C'est Montaigne, mais avec une am

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