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bition de penseur, qui le fera davantage inquiéter. Avec le chrétien Mallebranche, comme avec le panthéiste Spinosa, l'homme s'efface et s'anéantit. Les controverses théologiques, presque toutes renfermées dans la question de la grâce, semblent rouler sur le plus ou moins d'impuissance de l'homme, sur le plus ou moins de mépris que mérite cette vallée de larmes. Ce n'est pas là le moment de l'économie politique. D'ailleurs, au xvn® siècle, le principe d'autorité s'étend à tout. Le seul économiste, si ce nom peut être appliqué à l'abus fait par le génie d'un principe qui, poussé à ce degré, est la négation de la science, c'est Colbert. Quelle est, en effet, l'œuvre de ce grand homme ? Il porte l'autorité dans l'industrie et le commerce, avec autant de confiante vigueur peut-être et de puissance obéie que Bossuet lui-même dans les matières religieuses. S'écarter de ses décisions sur les règlements de fabrication est traité comme un crime d'État. Innover dans la confection d'une étoffe est une hérésie punie de la peine de la prison ou du carcan. Colbert fonde ou organise, non pas certes sans grandeur et sans une sorte d'efficacité momentanée, une orthodoxie industrielle qui lui survivra, ayant ses prescriptions sévères, ses dogmes arrêtés, ses croyants enthousiastes, même son inquisition dans les lignes de douanes dont se couvre l'Europe. Quand les économistes oseront regarder en face ce corps de doctrines consacrées, qui toutes se proposent de sauver la liberté de ses écarts en lui mettant des lisières, ils paraîtront des blasphémateurs. Ils auront contre eux les préjugés les plus enracinés des générations formées à cette école des règlements à outrance, école qui n'a pas cédé aisément, Messieurs, car elle dure encore! Le système règlementaire appliqué à l'industrie, le système prohibitif appliqué au commerce extérieur et rattaché lui-même au système dit mercantile, qui faisait consister la richesse principale des nations dans la possession de l'or et de l'argent, voilà, Messieurs, ce qu'on a nommé le Colbertisme. Colbert, lui-même, appartient à l'histoire de la science, moins par ses réformes que par l'ensemble de ses vues et par quelques idées aussi saines qu'avancées sur l'impôt.

Au xvn siècle, l'art domine la science économique. Elle y est comme engagée et perdue. C'est de l'administration, de l'économie publique plus que de l'économie politique. Cet art lui-même se réduit souvent à l'indication de vulgaires expédients. Voici le titre d'une de ces nombreuses publications du temps: « Le joyau du commerçant, ou moyen sûr, facile, prompt, et efficace pour favoriser d'une manière incroyable les progrès du commerce, la multiplication des richesses, etc., en remplaçant la monnaie par des billets de circulation ? » Ne croiriez-vous pas entendre les réclames de certains charlatans? Ce qu'il y a de plus fâcheux, c'est que les gouvernements obérés les croyaient quelquefois, comme il arrive aux malades désespérés de se mettre entre les mains

des empiriques. Au xvIIe siècle, Messieurs, dans cette grande époque de l'humanité, la science trouve sa vraie méthode, l'observation. Elle reconnaît les caractères généraux de la richesse. Elle reconnaît des causes générales qui la font naître et se développer. L'idée que la tâche d'organiser le travail appartient à l'État, sous peine de voir régner dans l'industrie une épouvantable anarchie, est désertée et attaquée. Il en est de même de l'idée que la richesse n'obéit dans son cours à aucun ordre naturel, et qu'il appartient à la loi humaine d'en régler la distribution. Sans nier la nécessité de l'intervention des règlements dans une foule de contrats, les économistes proclament et démontrent que la liberté qui, dans le travail, se montre le plus énergique et le plus fécond des aiguillons, est aussi, dans la distribution de la richesse, sous l'empire de la concurrence qui tend à mettre un juste prix aux produits et aux services, une régulatrice infiniment plus sûre que ne le sont des règlements presque toujours arbitraires. Ces règlements, en effet, même quand ils ne paraissent pas inspirés, ce qui est rare, par un esprit de partialité favorable aux uns et contraire aux autres, ne sauraient tenir compte, par leur généralité même, d'une foule de circonstances que le libre débat des parties contractantes est seul en mesure d'apprécier à leur juste valeur. Tel est le sens, Messieurs, telle est la portée de la célèbre maxime: Laissez faire, laissez passer, souvent si mal comprise, si absurdement calomniée, où l'on a aperçu ou feint d'apercevoir une proclamation de l'anarchie, tandis qu'elle n'était qu'une proclamation de la liberté. On a eu tort, même à bonne intention, de n'y voir qu'un précepte et un conseil. C'était cela sans doute aussi. Les économistes, frappés des abus des priviléges, avaient justement entrepris de faire tomber ces causes d'oppression dont le poids séculaire n'avait cessé de s'aggraver, à mesure que les rois, s'en faisant un moyen de fiscalité, avaient converti en offices ou érigé en monopoles des industries faites pour être libres. Comment ne pas savoir gré aux économistes de s'être associés à l'universelle pensée de réforme et d'émancipation qui, avec Montesquieu, réclamait l'amélioration des lois civiles et proclamait la grandeur et l'utilité de la liberté politique, avec Voltaire revendiquait la tolérance religieuse et la liberté de penser, avec Beccaria étendait l'équité et l'humanité même sur les coupables, en adoucissant la loi pénale et en plaçant, à côté de la terrible idée de l'expiation, la haute pensée de l'amendement possible et du repentir! Oui, approuvons hautement ce grand projet, dans l'accomplissement duquel échouait Turgot, renvoyé du pouvoir où il portait prématurément les idées de l'économie politique, et que réalisait la Révolution française quelques années après; approuvons et louons, comme le titre de gloire des économistes devant la civilisation, cette grande entreprise! Rendre sa liberté à l'industrie opprimée, ses libres mouvements au commerce chargé

d'entraves, promettre un avenir plus heureux à l'ouvrier écrasé sous mille servitudes et qu'écartaient de la maîtrise la gêne des règlements et l'énormité des frais, donner plus de modération aux charges de l'impôt, mettre plus de justice dans son assiette, plus d'équité dans sa répartition, plus de douceur dans sa perception, livrée aux mains rapaces des fermiers généraux et des subalternes nommés les collecteurs, quelle œuvre, Messieurs! Mais n'oublions pas qu'elle se rattachait dans la pensée des économistes à une vue scientifique. Cette conception scientifique, elle se manifeste par une étude méthodique de la manière dont se produit la richesse, née du concours de la nature et de l'homme, par une analyse des conditions qui fécondent le travail et de la nature des capitaux, par des études approfondies du rôle exact du numéraire métallique et du papier-monnaie, en un mot par une masse variée d'observations sûres, en dépit des hypothèses et des erreurs justement reprochées aux économistes français sur le produit net ou telle classification malheureuse des industries en productives et en stériles, comme si tout travail n'était pas productif par essence. Ces observations n'ont peutêtre d'analogue et d'égal pour la finesse et la sagacité, que les analyses de la chimie elle-même. Qu'on ne s'étonne donc pas si le principal créateur de cette science, l'illustre Lavoisier, se sentait attiré par un invincible attrait vers l'économie politique. Il y a même marqué sa place par les vues élevées qui animent ses écrits sur la richesse territoriale de la France et sur les finances, soumises aux rigoureux calculs d'un grand esprit, mis en mouvement par un grand cœur.

Voilà la science, Messieurs. La voilà avec les caractères éternels que l'esprit humain lui reconnaît: domaine distinct, méthode, principes généraux. Hors de là rien qu'empirisme ou vaines hypothèses, rien du moins que des vérités non démontrées et dès lors non scientifiques. Il ne lui reste plus qu'à se dégager d'un fâcheux alliage, et à recevoir des mains d'un homme de génie sa forme définitive. Adam Smith la lui donne. Retenez la date de 1776. C'est une date immortelle dans l'histoire de l'économie politique. Elle l'est doublement. C'est la date de l'édit de Turgot, comme des Recherches sur la richesse des nations. Des nations! Messieurs, remarquez encore ce mot,je vous prie, et non pas d'une nation. L'économie politique échappe aux conditions de pure localité. Il s'agit des conditions durables, permanentes, générales, qui règlent le travail et la richesse. La science est éternelle. La science est cosmopolite. Nous pouvons nous en écarter; nous pouvons ne l'appliquer que par un progrès plus ou moins lent ou interrompu par des écarts qu'expient chèrement les sociétés. Il importe peu à la nature même de la science placée dans une sphère supérieure à cette variabilité, comme l'ordre des choses qu'elle manifeste. Adam Smith lui donnera pour base unique le travail, le travail libre et divisé entre les mem

bres de la nation, et plus généralement de la famille humaine. Véritable fondement des temps nouveaux, sur lequel s'élèvera l'édifice encore inconnu de l'avenir. Je le répète, Messieurs, voilà la science. Nous devions cet hommage à son apparition. Avec elle s'ouvre au xviie siècle le plus vaste champ et en même temps le plus nettement déterminé à l'histoire de l'économie politique.

Cette histoire se poursuit au xixe siècle, que nous devrons aussi définir et caractériser au point de vue de nos recherches. On a donné à notre époque plus d'un nom. On l'a nommée le siècle des machines. On l'a nommée le siècle des ouvriers. Je proposerais plutôt de l'appeler le siècle de la sociabilité. C'est le siècle des voies de communications et des échanges multipliés, des idées devenant de plus en plus communes à tous les peuples, de l'instruction se répandant dans toutes les classes, des inventions populaires dans leurs effets, universelles dans leurs applications. Vous en trouverez l'inspiration et l'empreinte dans les théories commerciales de J.-B. Say, cet esprit si lumineux et si net, qui vint compléter l'œuvre des physiocrates, populariser et améliorer à plusieurs égards celle d'Adam Sunith dans un ouvrage mieux fait et plus accessible à la moyenne des esprits, et qui devint le véhicule de l'économie politique en Europe. Qu'est-ce en effet, Messieurs, que ces théories commerciales, par lesquelles le monde est considéré comme un seul atelier, comme un seul marché, sinon le commentaire scientifique de la sociabilité, dont je viens de faire le caractère distinctif et toujours plus accusé de notre temps? C'est au reste, quoique avec des traits plus précis et plus fortement accusés dans le domaine matériel, l'héritage même du xvII° siècle, qui le premier a ressenti et proclamé l'amour de l'humanité sans acception de frontières. Les recherches et les discussions sur le paupérisme, sur les machines, sur la population, tiennent dans notre époque une place immense. Quel bruit s'est fait autour du nom de Malthus! En poussant cette étude jusqu'aux auteurs vivants qui nous échappent, à moins que l'éloignement ne nous permette de les apprécier ici avec une libre impartialité dont nous userons envers les économistes étrangers qui aujourd'hui illustrent la science, nous avons devant nous une vaste carrière, N'ayez pas peur que la matière manque. Chaque jour elle s'étend.

III

Demandera-t-on enfin quelle est l'utilité d'une telle étude? Nous répondrons qu'elle est utile à l'histoire générale, utile d'une manière toute particulière à l'économie politique elle-même,

Utile à l'histoire générale: comment expliquer sans elle les réformes économiques du dernier siècle? Notre siècle, Messieurs, en a accompli à son tour dont l'importance frappera la postérité plus peut-être qu'elle ne nous frappe nous-mêmes. Nous avons vu, chose immense, à peu près

disparaître l'esclavage, dont l'origine se confond presque avec le berceau des sociétés humaines. Bientôt il ne sera plus qu'un souvenir pénible, comme la torture. Le servage a subi le même sort dans une immense contrée. Vous avez nommé la Russie. De cette liberté, tôt ou tard, la Russie pourra faire sortir ces libertés générales qui n'ont toute leur valeur que lorsqu'elles règnent dans les hautes régions de la société. Plusieurs nations septentrionales, qui avaient gardé les corporations d'arts et métiers, avec le système arriéré des jurandes et des maîtrises, s'en sont débarrassées à notre exemple. Ce qui subsistait du régime règlementaire s'écroule sous nos yeux. Des traités de commerce se succèdent rapidement et ouvrent le chemin à la liberté commerciale, qui doit un jour contribuer à former ce que des esprits hardis et généreux n'ont pas craint d'appeler les États-Unis de l'Europe. N'est-ce pas là, Messieurs, l'effet d'une action exercée par les enseignements de l'économie politique, et pourra-t-on écrire d'une manière un peu exacte, un peu complète, l'histoire de notre temps sans en tenir compte?

Utile à la science économique! L'histoire de l'économie politique retrouve les mêmes questions que la science économique en les abordant par une méthode différente. La science expose sous une forme dogmatique; l'histoire de l'économie politique, armée de l'érudition et de la critique, analyse et discute. Elle rattache chaque grande question à un grand nom. La réforme de l'impôt s'appellera Vauban, la question agricole Quesnay, la controverse du commerce des blés Galiani et Morellet, le travail libre et les corporations Turgot, le travail divisé et les conditions générales de la puissance productive Adam Smith, la population Malthus, la rente foncière Ricardo, la controverse des machines Sismundi, la liberté du commerce extérieur J.-B. Say, etc. Non pas que ces économistes éminents ne doivent être étudiés à d'autres points de vue et qu'ils se soient absorbés dans l'étude d'un seul point de la science. Le plus souvent ils en embrassent l'universalité. Mais leur gloire s'attache plus particulièrement à une loi trouvée ou élucidée. Très-souvent même il arrive que ce qui a été écrit depuis ces esprits supérieurs sur les mêmes questions, en ajoutant aux développements utiles du principe, n'égale pas comme hauteur et rigueur de pensée cette première expression donnée aux idées générales. Eh bien! Messieurs, ces analyses exactes, ces rapprochements féconds du passé avec le présent ne serait-ce donc là qu'une science morte, une sorte d'archéologie économique sans utilité pratique, sans efficacité pour l'instruction solide des esprits qui voient dans l'économie politique une école pour les administrateurs, les historiens, les hommes d'État, enfin pour tous ceux qui seulement aspirent à être des hommes éclairés ? Combien ce serait une façon étroite et peu exacte d'envisager cet enseignement! Quel puissant moyen de propagation n'est-ce pas que l'histoire pour les vérités que

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