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bles, plus d'engagements que ses moyens ne lui permettent de tenir ? Nous ne demandons pourtant, nous, aucune faveur exceptionnelle pour le billet; au contraire, nous tenons rigoureusement à ce qu'il soit régi par le droit commun qui régit les lettres de change et les billets à ordre, c'est-à-dire que jamais personne ne puisse être obligé de prendre le billet de banque, et que jamais l'émetteur ne puisse être dispensé de le payer à vue. Avec cette garantie-là, le billet de banque n'offre pas plus de dangers que n'importe quels autres engagements commerciaux, tout en les surpassant largement en facilité et commodité.

II

C'est par une voie tout autre, plus tortueuse, presque souterraine, et aboutissant à des « points de vue » nettement antipathiques, que M. Wolowski veut, lui aussi, nous ramener en arrière. De prime-abord, on soupçonne une certaine affinité entre la thèse autoritaire et celle de l'émission faux-monnayage; ce n'est pas M. Wolowski qui s'appliquera à dissiper l'illusion. Volontiers il cite les défenseurs de ce dernier paradoxe parmi ses «autorités; » comme eux, il fait résonner le «terrain solide de l'or et de l'argent. » Il ne se refuse pas non plus la satisfaction d'accuser ses adversaires de faux-monnayage. Au fond pourtant, la différence est grande entre les deux thèses.

Pour M. Cernuschi, le billet de banque est aujourd'hui encore et doit toujours rester ce qu'il avait été à ses débuts: le simple récépissé délivré pour la commodité de la circulation, qui atteste une quantité d'espèces métalliques détenue par l'émetteur du titre; pour M. Wołowski, l'essence du billet est de se mettre, comme son égal ou à peu près, à côté de la monnaie métallique, d'accroître la quantité d'instruments d'échange et de circulation. L'un l'exagère, l'autre le rapetisse outre mesure. M. Cernuschi, très-judicieusement à son point de vue, ne reconnaît à personne le droit de mentir, de frauder: tout billet de banque que ne garantit pas une quantité correspondante de métal précieux, n'importe qui l'émette et le signe, est faux, inadmissible; pour M. Wolowski, le billet de banque est une «création» de richesses, que l'État seul peut pratiquer, mais lui incontestablement, comme il l'entend et par qui bon lui semble.

Assurément, les prémisses de M. Cernuschi -nous venons de le démontrer sont erronées, et forcément est fausse aussi la conclusion qu'il en tire. Mais pour le moins, les prémisses acceptées, la conclusion en découle avec une certaine logique. Rien de pareil dans l'autre camp. Dût-on, pour les besoins de la discussion, admettre momentanément les prémisses profondément erronées, elles ne justifieraient guère les conclusions qui semblent en devoir être tirées je dis «semblent,» parce que le trait caractéristique de l'école autoritaire est précisément dans

l'absence de la déduction logique, d'une conclusion nette. La seule apparence de logique que l'on y rencontre est dans l'accord entre le point de départ et le point d'arrivée : l'école part de la « régale » et arrive à la réglementation; ici et là l'autorité primant la liberté.

La régale, en effet, est et reste la base de la thèse autoritaire. Certes, M. Wolowski n'admet pas le droit régalien «dans cette forme ancienne qui attribuait au pouvoir absolu du monarque la faculté d'altérer la monnaie, de la fausser, de troubler, pour le profit d'un fisc avide, la bonne foi des contrats et la sécurité des transactions; » il est trop de son temps, il a trop le respect du bon sens, de la justice et de la loyauté, pour aller jusque-là. En tout cas, ce n'est pas moi la dénégation pourtant va à mon adresse qui lui ai jamais prêté «l'étrange fantaisie de soutenir une idée aussi ridicule; il n'est guère besoin d'exagérer les idées de l'honorable académicien pour les trouver et les démontrer insoutenables. Au moment même où M. Wolowski repousse cette idée « ridicule » que de certains adversaires lui auraient prêtée, qu'y substitue-t-il et comment redresse-t-il l'erreur? En ces termes : «Il ne s'agit nullement d'un droit régalien si étrangement interprété, il s'agit d'un devoir de l'État. » C'est M. Wolowski qui souligne l'antithèse. En est-ce bien une? Qui ne voit que le « devoir de l'État, » en matière monétaire, est pour le moins aussi vague, aussi mystique, aussi susceptible d'interprétations fâcheuses et d'abus, que le «droit régalien ?» M. Wolowski le trahit lui-même lorsqu'il ajoute: «Les principes varient de nom, suivant les époques de l'histoire..... Ce qui s'appelait droit régalien..... s'appelle aujourd'hui devoir de l'Etat. » C'est aussi notre avis, et voilà justement pourquoi nous n'admettons pas plus votre « devoir »> d'aujourd'hui que votre «droit» de la veille.

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Le fond est le même. Le voici en deux mots : «Battre monnaie est du domaine de l'État. » M. Wolowski le soutenait longuement dans son volume sur la «Question des banques, » et depuis ne cesse de le répéter sur tous les tons. Par malheur - ou plutôt heureusement l'économie politique moderne ne connaît pas de battage monétaire ni de «domaine de l'État» dans le sens que le moyen âge attachait sciemment à ces termes, et qui y reste attaché, malgré tout, dans la pensée de M. Wolowski.

Ni matériellement, ni moralement, ni en principe et ni en fait, l'État moderne n'a de «domaine, » c'est-à-dire rien qui lui appartienne eo ipso, d'une façon absolue, avant ou en dehors de la loi. L'Etat ne possède, en propriétés ou en droits, que ce que l'universalité des citoyens lui transfère dans l'intérêt de la communauté; il ne possède que dans la mesure où elle transfère, et tant que subsiste la raison du transfert. L'État moderne a surtout des devoirs et des fonctions dont la communauté le charge dans l'intérêt de tous; le monnayage est du nombre; on

en charge l'État, uniquement parce que, dans la situation donnée, son poinçon est celui qui assurera le mieux l'acceptation générale et facile des espèces monétaires. Mais dans cette affaire toute d'opportunité, de convenance, il n'y a rien de « domanial; » il n'y a aucun «droit,» aucun devoir de l'État engagé, du moins dans le sens où le prennent les régaliens. On se passe de l'estampille de l'État là où elle est moins nécessaire, lorsque l'ancienne estampille particulière suffit : quant il s'agit par exemple de lingots, destinés seulement à circuler entre quelques grandes maisons de change qui connaissent et honorent l'estampille de la maison émetteuse. Et de même que l'on ne juge plus nécessaire de charger l'État seul du transport des lettres (à Paris même), et des télégrammes (Angleterre, Amérique, etc.), là où les progrès de l'esprit d'entreprise et de la foi publique font trouver des établissements particuliers qui s'en chargent et qui s'en acquittent à la satisfaction de tous, de même l'on pourrait parfaitement se passer du poinçonnage monétaire de l'État dans tous les pays où il est des maisons ou des institutions financières suffisamment accréditées pour que leur poinçon soit généralement accepté.

Qu'en résulte-t-il? En admettant même que c'est battre monnaie que d'émettre des billets de banque, il n'y aurait là aucune raison encore pour réglementer l'émission fiduciaire, pour en faire un «domaine de l'État, pour la soustraire au droit commun. Le «droit » non de l'État, mais de la communauté, est d'être laissée libre en cette matière comme en toute autre, de faire à sa guise; le « devoir » de l'État est de respecter cette liberté et de veiller, au point de vue de la pratique, sur la loyauté des transactions. Voilà son vrai et unique « domaine »; il empiète dès qu'il le franchit.

Vous lui reconnaissez un autre «domaine»? Soyez logique, pour le moins! Livrez-lui ce domaine, afin qu'il exerce son «droit» ou remplisse son & devoir !» Rendez-le maître, et franchement, de l'émission fiduciaire. Ainsi fit-on tout récemment au Brésil par suite des mécomptes et des embarras auxquels avait donné lieu la gestion de la banque nationale, le gouvernement impérial a décidé de reprendre pour son propre compte la fabrication et l'émission de la monnaie fiduciaire. Ainsi fit-on au début de la dernière guerre, où le gouvernement autrichien substitua purement et simplement les billets de l'État, pour la somme de 150 millions de florins, aux billets de la banque de Vienne, devenue depuis longtemps une fabrique de papier-monnaie sous la direction du Trésor. C'est ce, au fond, que l'on fit jadis quand la banque de Jean Law, après trois ans de fonctionnement rationnel et prospère, devint la Banque royale, un simple instrument d'émission fiduciaire à la discrétion du Régent prodigue et de ses insatiables roués. Il y a de la franchise dans ces procédés, de la logique surtout. Puisque, suivant vons,

l'émission fiduciaire est du domaine de l'État, puisque seul il a le droit d'émettre des billets et le devoir de veiller sur la circulation: pour quelle raison n'exploitera-t-il pas lui-même ce domaine, n'exercerat-il pas directement ce droit, ne remplira-t-il pas personnellement ce devoir ?

Les autoritaires raisonnables n'osent pourtant pas tirer de leurs prémisses cette conséquence toute naturelle et imposée! Ils repoussent l'État émetteur fiduciaire; M. Wolowski, en particulier, proteste énergiquement contre l'idée de livrer l'émission fiduciaire à l'État, le plus dangereux agent assurément qui en puisse être chargé. La répulsion se conçoit; mais qu'est-ce alors que ce domaine de l'État que l'État ne peut point exploiter et est obligé d'affermer, que ces droit et devoir qu'il faut absolument déléguer ?

C'est la condamnation indirecte mais suffisamment explicite que les autoritaires, vaincus par la force des choses, prononcent contre leur thèse; ils reculent devant la conséquence de leurs doctrines, parce qu'ils sentent ce que doit devenir dans la main de l'État la presse aux banknotes. Seulement, cette inconséquence ne sauve et ne garantit rien: le papier-monnaie, avec tous ses abus et ses dangers, n'en est pas moins au fond de la thèse autoritaire. Le billet de banque, d'après elle, n'est pas le produit de libres conventions; l'industrie n'y a rien à voir; le billet est l'une des manifestations du droit souverain de l'État, l'un des organes par lesquels il s'acquitte de ses devoirs envers la société ; le billet naît par la grâce de l'État et ne vit que par elle. C'est, malgré les dénégations de M. Wolowski, le «droit régalien», appliqué à la monnaie de papier dans un sens où même les économistes autoritaires ne l'entendent plus de la monnaie métallique. Mais dès que le billet ne vit que par l'Etat, pourquoi l'État, qu'il l'émette lui-même ou le fasse émettre, n'en fixerait-il pas les conditions d'existence ? Pourquoi n'en étendrait-il pas l'émission suivant que bon lui semble ? Pourquoi ne supprimerait-il pas, quand cela l'arrange, l'obligation du remboursement et ne subtituerait-il pas l'acceptation obligée à l'acceptation volontaire? Son « droit» de «battre monnaie» n'est-il pas souverain, et qui tracera les limites du droit ou du devoir que vous lui octroyez ?

Ce qui, dans cette direction, s'est fait ou se fait, n'est donc point, comme M. Wolowski aime à le dire, un abus sur lequel on ne saurait juger l'état normal du monopole; non, c'est la conséquence logique et par là fatale de la doctrine autoritaire, parce que cet « abus » est dans son principe, est de son essence. Théoriquement et pratiquement, la doctrine autoritaire conduit et ne saurait ne pas conduire au faux monnayage fiduciaire. Aussi, ne peut-elle être professée que l'honorable M. Wolowski me permettra de lui emprunter cette appellation qui lui sied à merveille par les « disciples attardés de Jean Law »; il s'agit,

bien entendu, du Law de la seconde manière, du Law qui fit fabriquer les billets par milliards et voulut à tout prix les imposer au public comme l'égale de la monnaie métallique, ou plutôt comme supérieure à celle-ci.

Non, le billet de banque, quoi qu'en disent les autoritaires, n'est pas de la monnaie, pas plus que le connaissement n'est la cargaison, pas plus que le warrant n'est la denreée. Le billet est, au point de vue de l'émetteur, un engagement à livrer; pour le porteur, c'est une assignation sur de la monnaie, un titre à en réclamer. Aussi, la nature même du billet exige-t-elle que l'émetteur soit en tout état de cause obligé de remplir des engagements, et que l'acceptant ait une confiance absolue, c'est-à-dire entièrement libre, spontanée, dans le vouloir et le pouvoir respectifs de l'émetteur. Et tant qu'existent cette obligation absolue et cette confiance absolue dans son accomplissement, le billet-nous sommes là-dessus parfaitement d'accord avec M. Wolowski effectivement agit comme comptant et règle les dettes. Mais ce n'est pas parce qu'il est monnaie lui-même; c'est uniquement parce que toute personne qui l'accepte est sûre de pouvoir à tout moment obtenir la quantité de monnaie métallique qu'énonce le titre. Il en résulte que le billet devient un mensonge et un contre-sens dès que cette certitude n'existe pas; à plus forte raison cela va de soi lorsqu'elle est remplacée par une certitude contraire, lorsque personne ne peut obtenir la monnaie métallique que le signataire du titre s'oblige à donner le billet n'est rien, du moment qu'il n'est pas un billet à ordre et n'en subit pas toutes les rigueurs.

La doctrine autoritaire, par les principes d'où elle part et par l'organisation où elle aboutit, conduit fatalement à supprimer cette obligation de l'émetteur et cette confiance du porteur des billets : c'est trop « industriel, trop droit commun, trop terre à terre; son billet a le vol plus hardi du pur lawisme. Mais, puisque cette suppression double enlève au billet sa véritable raison d'être, la doctrine autoritaire, se voit forcée de lui en redonner une autre, de fabriquer une postiche: elle proclame que le billet est de la monnaie, à tous égards l'égale des espèces métalliques : encore du pur lawisme. Mais assimiler le billet aux espèces, c'est fausser le caractère non-seulement du premier, mais encore des dernières; c'est dire que la monnaie est une émanation du droit de l'État, un produit de l'autorité qui — c'en est la conséquence logique la fera ce qu'elle jugera bon encore du pur lawisme. Dans quel camp dès lors se trouvent les « disciples attardés » de l'É

cossais?

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M. Wolowski a beau accumuler les affirmations les plus sonores sur le rôle si important de la monnaie, sur l'impérieuse nécessité d'assurer l'effectivité et la stabilité de sa valeur; il parviendra tout au plus et

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