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en Grèce comme à Rome les lois somptuaires entamer une lutte acharnée et impuissante contre le luxe excessif et le relâchement moral. Sans doute l'Aréopage avait longtemps possédé un droit de censure sur la conduite des citoyens. Il pouvait reprendre et punir tous ceux dont la manière de vivre offensait les bonnes mœurs. Mais le démagogue Ephialtès lui avait enlevé ce droit. Les aréopagites paraissaient au reste n'en avoir fait que rarement usage. Qu'importe qu'il y ait eu d'autres magistats, appelés gynéconomes (yuvaixovoμo), qui avaient le droit d'entrer dans les maisons pour s'informer si le nombre des personnes invitées aux repas n'excédait point celui que fixait la loi ? Qu'importe aussi que les Opsonomes aient été probablement chargés de réprimer le luxe des tables? Dans ces institutions rien n'atteste que le législateur ait pris le luxe pour ainsi dire corps à corps. La vraie réaction, la seule dont l'histoire ait à tenir compte, partit, à l'époque même de Périclès, du sein de la philosophie. Elle ne manqua pas de remplir ce rôle de sacerdoce qu'elle s'attribuait volontiers dans le silence ou dans l'effacement moral du sacerdoce officiel. Il faut savoir un gré immense, si vains qu'aient été leurs efforts, qu'ils payèrent souvent du prix de leur popularité et de leur repos, à ces généreux philosophes qui, tirant leur mission de leurs convictions élevées, attachèrent leur nom avec éclat à cette réaction.

Est-ce donc seulement le luxe dans ses manifestations de détail qu'ils flétrissent? Réduire l'œuvre des Platon et des Xénophon à un tel objet ne serait-ce pas infiniment trop la rabaisser? Aux yeux d'hommes habitués à chercher le principe des choses, les raffinements de l'ostentation et de la sensualité devaient paraître l'effet de causes morales et politiques supérieures, et c'est à celles-ci qu'ils s'attaquèrent avec force. L'instinct de ces philosophes ne s'y trompait pas. L'État périssait. Le mal était au plus profond des âmes. Platon et Xénophon exagérèrent sans doute, le premier du moins, la proscription de tout luxe. C'était aller trop loin que de reporter ses regards vers l'idéal spartiate. Qui ne le sait? La République de Platon poursuit la source du luxe jusque dans l'industrie, jusque dans l'art. Elle bannit à la fois le commerce et les poëtes, le luxe de la matière et celui de l'imagination. Portant la réforme dans l'art quand elle le tolère, elle proscrit, avec les danses amollissantes, le mode ionien dans la musique, qui efféminait les âmes, pour ne laisser subsister que la mâle énergie du mode dorien. Au moment même où s'étendait le commerce maritime d'Athènes, cette république imaginaire du disciple de Socrate, critique sanglante de la république réelle, s'isole de tout contact avec les étrangers. Au moment où Athènes se peuplait, elle réduit le nombre de ses habitants hypothétiques à un petit nombre de milliers. Il n'y a guère moins d'excès dans sa réaction anti-démocratique. Mais, à côté des erreurs de morale sociale, erreurs qui faisaient rétrograder le monde jusqu'au communisme de l'Orient, quelles a lmirables lumières

sur la nature de l'homme et presque toujours quelle irréprochable et sublime morale individuelle ! Avec plus de mesure, Xénophon attaque aussi le luxe athénien. Il ne veut pas abolir le grand commerce; il désire même qu'on l'encourage par des priviléges; mais il montre, dans ses Économiques, la vie et les mœurs agricoles comme un idéal. Il trace le portrait de la femme bonne et vertueuse ménagère, et celui de l'administrateur économe dans la personne d'Ischomachus. Ces traits n'ont pas vieilli, tant la sagesse athénienne, s'exprimant ici par la bouche du philosophe le plus pratique qu'elle ait produit, semble s'adresser, comme le portrait de la femme forte dans l'Écriture, à tous les pays et à tous les temps! Avec une force que la grâce n'abandonne pas, Xénophon s'attache à montrer comment le luxe amèue la ruine des maisons, qui s'élèvent par le travail et s'entretiennent par l'économie. Lieux communs, dira-t-on peut-être; soit, mais lieux communs auxquels l'abondance et le charme des détails enlèvent toute banalité, et dont l'opportunité faisait le prix, qu'ils ne retrouvent que trop souvent. Soyons plus justes : c'était avant tout la légitime revanche de la morale et le cri d'alarme du patriotisme!

Comment ne pas reconnaître encore dans le double portrait qu'Aristote a tracé du libéral et du prodigue la condamnation du mauvais luxe par un génie éminemment tempéré, qui admettait, et cela de la manière la plus large, toutes les nobles et utiles dépenses, mais qui s'arrêtait devant l'excès corrupteur? Épicure lui-même se déclare l'ennemi de ce faste et de ces raffinements. Ce philosophe, dont la doctrine générale et dont l'école devaient, nous l'avons vu, tant contribuer à propager le goût des jouissances, met la plus vive insistance à placer la joie de l'âme dans la tempérance, et le bonheur suprême dans l'équilibre. Il penche plutôt vers l'extrême simplicité, comme causant moins de recherches pénibles et de soucis inquiets; et s'inspirant de mobiles bien différents, de même qu'il s'appuye sur des principes fort contraires, il arrive ici presque aux mêmes conséquences pratiques que Zénon. Seul peut-être, Héraclide de Pont, qui vint à Athènes vers 357 avant J.-C., osa, parmi les philosophes, et quoiqu'il ait eu pour maîtres Platon et Aristote, faire, dans un passage encore subsistant, une singulière apologie du luxe (1). Il le met au-dessus du travail, qui n'est bon, dit-il, que pour les esclaves, et de la simplicité qu'il faut laisser aux barbares.

Une étude poursuivie plus longtemps du luxe à Athènes, à travers les

(1) Cité dans une note par M. Meiners, professeur à Gættingue, dans ses Recherches sur le luxe des Athéniens, savant écrit que nous avons consulté sur plusieurs points et qui nous a aidé surtout à remonter aux sources. Sans méconnaître ce que nous devons à ce travail, nous y avons beaucoup ajouté.

révolutions si contraires que cette ville toujours célèbre au milieu même de son déclin devait subir jusqu'à la réduction de la Grèce en province romaine ne fournirait aucun résultat nouveau. Au temps de Philippe de Macédoine, Athènes, en dépit des défaites éprouvées, était aussi riche, du moins en argent, que toutes les villes de la Grèce ensemble. Quel témoignage n'est-ce pas en faveur de la supériorité qui se fonde sur l'industrie et le commerce maritime, au lieu de n'avoir pour appui que la force des armes sujette à des retours, et dont les échecs ne se réparent guère, lorsque les inépuisables ressources du travail ne renouvellent pas une organisation épuisée! C'est ce qui explique, en face de Sparte tombant pour ne pas se relever, cette renaissance d'Athènes qui, même sous la domination romaine, conserve encore son importance comme ville riche et lettrée, illustre entre toutes les cités de la terre.

Après Phocion, après Démosthènes, dont les discours fournissent des renseignements si précieux sur l'état des mœurs, il y a comme une recrudescence de démagogie, de fêtes et de spectacles publics, de distributions de vivres et d'argent, ruineuses pour l'État et pour les riches particuliers. Des mercenaires composent en partie l'armée. Nous avons dit les folies et les prodigalités de Démétrius. Il eut pourtant l'insolence d'établir des lois somptuaires. Ses exemples les rendirent vaines avant toute application. Jusqu'à la prise d'Athènes par Sylla, on signalerait des périodes où le goût des plaisirs, des dépenses d'agrément et de sensualité augmente ou diminue avec l'état de la fortune publique. Athènes pourtant rivalise encore avec Alexandrie comme asile des hautes études. Sous les Antonins elle garde son éclat. Adrien multiplie les chefs-d'œuvres dans la patrie de Périclès. C'est là encore que les Chrysostôme, les Basile, les Cyrille, viennent étudier l'éloquence à sa source la plus antique. Ce noble luxe de l'esprit humain, les aris, les lettres, l'éloquence, conserve seul son immortel rayonnement. Un tel luxe semblait n'être que brillant, et il se trouve qu'il n'y a rien eu de plus solide et de plus durable. Il est permis sans doute, pour en tirer une leçon, de signaler les excès du luxe public et du luxe privé dans la cité de Minerve. C'est ainsi qu'on y observe les abus de la démocratie à côté du plus glorieux essor que la liberté ait pris dans le monde ancien. Oui, mais la sévérité doit être tempérée par des éloges que rien ne saurait faire oublier. Sous ce beau ciel que, dans Euripide, les jeunes filles mourantes pleurent avec tant d'amertume, la vie ne fut pas seulement douce, elle fut forte; nulle part ailleurs l'individu ne se développa plus complétement philosophe, guerrier, orateur, artiste, il fut tout ce qu'il est possible à l'homme d'être par la nature et par l'éducation. Lorsqu'on a eu l'air de présenter surtout une critique d'Athènes, on

a besoin de rappeler et presque de se répéter à soi-même ces pa roles de Cicéron à son fils: Souvenez-vous, Quintius, que vous commandez à des Grecs qui ont civilisé tous les peuples, en leur enseignant la douceur et l'humanité, et à qui Rome doit les lumières qu'elle possède. »

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RÉFORME DES CODES ET DE LA PROcédure.

III

Nos lois, le droit romain, la jurisprudence, les officiers ministériels, Montesquieu, M. Selves. Le Code civil. Le Code de commerce, la Commission d'étude. — Le Code de procédure civile; loi du 2 juin 1841 sur l'expropriation forcée ; rapports sur la justice civile pour 1851, 1862, 1863, 1864. - Projets de réforme successivement présentés. L'Exposé de la situation de l'Empire pour 1866 et pour 1867, le dernier rapport sur la justice civile; la Commission du ministère de la Justice. Deux solutions extrêmes, un moyen terme. Alarmes des officiers ministérieis, les avoués et leur comité central.

Il y a, même pour les institutions et les lois, le quart d'heure de Rabelais; c'est lorsqu'elles ont à compter avec l'opinion publique. Voilà incontestablement où en sont aujourd'hui nos lois en France, les Codes Napoléon, dont la longue renommée, étrangement surfaite, d'être des chefs-d'œuvre, commence enfin à se voir singulièrement battue en brèche.

Sans doute, ce sont des Recueils (2), particulièrement le Code civil, où abonde une érudition considérable, toute la science des Gaïus et des

(1) Voir dans le numéro d'avril 1867, p 51, la première partie de ce travail relative à la Réforme du courtage.

(2) C'est, du reste, une question de savoir s'il y a plus d'avantage à avoir des lois codifiées que non codifiées; et cette question se présente aujourd'hui avec une gravité plus grande, depuis que nos cours et tribunaux s'habituent à juger en fait et en équité presque aussi souvent qu'en droit.

Tribonien le Digeste, avec certaines de nos vieilles ordonnances royales, que ce même Digeste avait souvent inspirées, a servi, avant tout, à leur confection.

Mais, franchement, est-ce bien là ce qu'il fallait à la démocratie française au sortir de sa grande Révolution, alors que tant de germes féconds étaient à développer? Pourquoi n'avoir pas puisé à d'autres sources, à des sources toutes françaises, toutes modernes ? Une législation doit naître du présent, sortir des faits accomplis et des entrailles de la nation même; c'est dans ce sens que Montesquieu (Esprit des Lois, liv. I, ch. 1) a dit : « Les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses.»

Au lieu de cela, une réunion de légistes, hommes savants, nous a lourdement compilé des principes d'emprunt, difficiles à comprendre, coûteux à appliquer, des formules vieillies, des règles compliquées, peu d'accord parfois entre elles, offrant ici de regrettables lacunes, là des détails superflus, règles anti-économiques pour la plupart, sans unité et sans valeur comme doctrine (1), visiblement empreintes, d'ailleurs, d'un despotisme tout césarien.

Qu'est-il arrivé? C'est que d'abord, sous le poids écrasant d'une telle législation, l'esprit français, réglementé, tenu en lisière, obligé de marcher au pas comme dans un régiment, a été presque incapable d'initiative, et il s'est laissé trop souvent distancer; c'est qu'ensuite, du milieu du plus incroyable chaos de textes (2), il s'est élevé, ce qui était inévitable, des controverses sans nombre, des chicanes sans fin, qui ont donné et qui donnent encore lieu à tant de jugements et arrêts, à tant

(1) « Le Code civil, a dit M. Courcelle-Seneuil (Journal des Économistes, no de juin 1865), ne saurait nous inspirer aucune superstition. Il n'a évidemment nulle valeur doctrinale. C'est une transaction faite à propos entre des partis fatigués de lutter et incapables de s'entendre: rien de plus.....»

(2) Nous avons, à ce qu'il paraît, toujours aimé, en France, les lois nombreuses, l'abondance des textes; nous avons toujours eu la manie de la réglementation excessive. De là notre goût pour les procès. On lit, dans la République de Bodin, ouvrage imprimé en 1576 : « Gallia, quæ cœteras regiones legum multitudine vincit, omnes populos Europæ litium abundantiá superavit. » Et ailleurs : «Gallia mirificè delectatur litibus..... Galli judiciis ac litibus constituendis mirificè delectantur. » Louis Guyon (Diverses leçons, t. Ier, 1. v, chap. 8, p. 805) dit aussi : « Qu'en leur seul pays (celui des Français) se trouvent plus de chicaniers et gaste-papier qu'en toute l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, et qu'en toutes les régions de l'Europe. » On a calculé que nous avons, en 1867, près de 150,000 articles de lois en vigueur; et tous les ans ce nombre va s'accroître. Quel arsenal pour la chicane!

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