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coton qui existe encore, faisant fleurir le travail, créant un mouvement productif dans les lieux qui ne connaissaient antérieurement que le silence et la prière. « Il s'aperçut, a dit un publiciste de talent, son biographe et son gendre, Ch. Comte, il s'aperçut qu'il est plus difficile de faire vivre quatre à cinq cents hommes que de les faire tuer.»

Ce dernier métier obtenait cependant la prépondérance; mais le régime artificiel qu'il imposait à l'industrie, et dont la manufacture d'Auchy-lez-Hesdin avait d'abord pu profiter, ne devait pas durer: la force brutale est, dans son essence, impuissante à fonder.

Le perspicace Lyonnais le comprit, et, liquidant sa part d'association, il revint à Paris, en 1813, avec toute sa famille, à la tête d'un modeste capital, fruit d'un travail assidu, résultant d'utilités créées, pour nous servir des propres termes de J.-B. Say.

Les événements de 1814 durent douloureusement affecter le volontaire patriote de 92, mais ils ne l'étonnèrent pas, et, prévoyant de loin cette catastrophe, il avait, de longue main, préparé une seconde édition de son Traité d'économie politique, qui parut durant la première restauration, juste au moment où la censure impériale venait de tomber avec le régime qu'elle affaiblissait.

Le gouvernement qui succéda à l'empire, voulant se rendre compte de l'état économique de l'Angleterre, chargea notre Lyonnais de cette mission, et ce dernier employ a les quatre derniers mois de 1814 à parcourir les différents districts manufacturiers et agricoles de ce pays.

Sa réputation avait franchi le détroit, ou plutôt ses travaux n'avaient eu, à vrai dire, d'appréciateurs que de l'autre côté de la Manche. Aussi les grands penseurs anglais, Ricardo, Malthus, Bentham, firent-ils à notre économiste un accueil qui dut le flatter; son émotion fut grande, il le rappelait lui-même plus tard à ses élèves, quand, à la sollicitation des professeurs de l'Université de Glascow, il s'assit dans la propre chaire d'Adam Smith. C'est qu'il y a plus de vraie gloire à découvrir et proclamer les lois éternelles de la création, qu'à faire servir les penchants regrettables de l'homme à établir, à l'encontre de ces mêmes lois, des institutions nécessairement périssables.

Le cercle de fer dans lequel Napoléon Ier comprimait jusqu'à la pensée était brisé ; l'illustre conquérant lui-même avait avoué, mais trop tard, l'inanité de ses institutions. Aussi, dès que la chute de l'empire fut définitivement acquise, il se produisit, par réaction, dans l'esprit des populations, un besoin de travail intellectuel dont J.-B. Say profita pour ouvrir à l'Athénée un cours d'économie politique. C'était la première fois qu'il professait, ou du moins qu'il abordait une chaire. L'enseignement lui révéla l'utilité d'un résumé analytique de la science, et, en 1817, parut la première édition du Catéchisme d'économie politique.

Cet exposé sommaire, loin de nuire au traité d'économie politique, sembla assurer son succès, car, en 1817 et 1819, paraissaient les 3o et 4e éditions de ce dernier ouvrage.

Cependant l'enthousiasme du public pour les sciences philosophiques et morales ne faisait que croître et une chaire d'économie industrielle

(le mot politique faisait peur à l'administration d'alors) fut créée au Conservatoire des arts et métiers, et confiée à J.-B. Say, qui l'occupa jusqu'à sa mort, époque où elle échut à Blanqui.

Il fut, à cette même époque, question d'établir des chaires au profit de la même science, dans les écoles de droit ainsi qu'au Collège de France. Mais un si grand déploiement d'enseignement économique fit peur au gouvernement de la restauration, et ce ne fut que le 16 mars 1831 qu'un cours d'économie politique fut ouvert au Collège de France, et, encore cette fois, confié à notre économiste dont l'âge, il avait alors soixante-cinq ans, ne diminuait nullement l'activité intellectuelle.

Dans l'intervalle il publiait son Cours complet d'économie politique pratique, vaste encyclopédie économique qui, pour n'avoir pas, suivant la juste appréciation de Blanqui, la belle ordonnance de son traité, n'en est pas moins une œuvre importance capable de fonder la réputation de tout autre que l'ancien tribun.

Nous avons vu jusqu'alors J.-B. Say citoyen ferme et énergique, penseur profond et fin, manufacturier intelligent et prévoyant, dans toutes les situations droit et loyal. Il n'avait pas, à un degré moindre, les qualités du cœur, cet élément indispensable de la famille; la mort de son frère et de deux de ses enfants avait, à différentes reprises, attristé son existence. Celle de sa compagne, le 10 janvier 1830, vint couvrir d'un voile de mélancolie les dernières années de sa vie, et lui-même, le 16 novembre 1832, après une maladie de quelques heures, quittait ce monde en sage, fidèle à ses croyances, mais sans faiblesses.

Nous avons dû parcourir rapidement les principaux incidents de la vie de cette homme de bien. Nous allons maintenant, quoique à grands traits, envisager son œuvre, la comparant aux travaux de ses prédécesseurs, relevant ce que ses successeurs ont trouvé après lui.

L'école physiocratique avait commis deux erreurs, l'une de fond, l'autre de forme. La première était de ne reconnaître de force productive qu'à la terre, ou mieux à la nature; la seconde, de mal définir les limites de la science y comprenant, comme cela avait encore lieu en Allemagne au commencement de ce siècle, la politique, la morale et l'administration. Turgot avait commencé, dès 1766, à séparer l'économie politique des autres sciences philosophiques et proclamé les droits du travail, assez méconnus avant lui. Adam Smith, dix ans plus tard, avait définitivement assis, par une puissante logique, les principes qui ont fait, ainsi que l'a dit J.-B. Say, de l'économie politique, non plus une science conjecturale et hypothétique, mais une science positive, agissant sur des quantités connues et susceptibles d'appréciations rigoureuses.

Mais, tout en admirant l'œuvre du penseur écossais, reconnaissons qu'elle a les défauts de bien des travaux littéraires anglais, à savoir, l'absence presque complète d'ordre didactique. En outre Adam Smith eut le tort d'infliger la qualification d'improductifs à certains agents tels que les médecins, les savants, les intermédiaires, les domestiques, etc. J.-B. Say, appliquant une méthode rigoureuse à celles des déductions

de ses devanciers que ne désapprouvait pas la logique, complétant leurs travaux, rectifiant leurs erreurs, établit du premier coup l'exposition de la science sur de tels fondements que les hardis novateurs qui ont depuis cherché à présenter les vérités économiques dans un autre ordre, sous un nouvel aspect, n'ont pu détrôner l'économiste lyonnais de la place méritée où l'a élevé l'admiration de la postérité.

Présenter dans leur ordre naturel les divers principes de la science, exposer avec clarté leur liaison, déduire avec lucidité leurs conséquences immédiates est un talent de forme qui suffirait, chez une intelligence moins profonde que ne le fut celle de J.-B. Say, pour lui assurer une réputation méritée; mais les vérités que cet éminent penseur a mises en lumière pour la première fois sont d'une portée trop haute pour ne pas éclipser ce qui constituerait la renommée de tout autre.

Nous ne nous arrêterons pas à cette définition si simple et si claire. L'économie politique est la science qui montre comment la richesse se forme, se distribue et se consomme, qui figurait, dès 1803, dans son traité; elle peut, à quelques égards, être regardée comme résultant de cette division rationnelle de la science dont nous parlions plus haut; mais nous ferons ressortir l'importance de cette loi démontrée pour la première fois par J.-B. Say, savoir que tout produit résulte du triple concours du travail, du capital et de la nature. Les physiocrates la nièrent; Turgot et Adam Smith l'entrevirent; mais une vérité, ainsi que l'a si justement dit J.-B. Say lui-même, n'appartient pas à celui qui la trouve, mais à celui qui la prouve, et, à cet égard, c'est à notre compatriote, c'est à votre concitoyen que revient incontestablement l'honneur d'avoir établi d'une manière irréfutable ce beau et fécond principe.

Un second mérite de notre auteur est d'avoir affirmé la théorie des produits immatériels. Nous l'avons vu, pour Adam Smith, le savant, le médecin, quoique utiles, ne sont pas élevés au rang de producteurs. Cette inconséquence peut paraître étrange chez un esprit éminent comme le fut celui de qui J.-B. Say lui-même disait que, avant lui, il n'y avait pas d'économie politique; mais elle existe et nous devons ia constater pour être juste. Say, le premier, en 1803, prouva la productivité des services immatériels, et, grâce à sa démonstration, cette cantatrice dont Catherine II marchandait le traitement, le rapprochant de celui de son feld-maréchal, eut raison de répondre à cette souveraine autocrate, avec la fière indépendance du talent qui a conscience de sa valeur : « Eh bien ! que Votre Majesté fasse chanter son feld-maréchal!»>

Mais nous avons hâte d'en venir à cette loi dont la découverte est, à elle seule, un titre d'immortalité pour son inventeur, à la théorie des débouchés. On sait que c'est ainsi que notre économiste désigna luimême ce principe que les produits s'échangent contre des produits.

Montaigne avait dit : Le profit de l'un est le dommage de l'autre, et, sur cette hérésie économique, s'était établie toute une théorie, tout un système, le système mercantile appuyé sur la balance du commerce.

Say est venu, et tout l'échafaudage de sophismes derrière lequel s'abri taient des cupidités privées ou s'érigeaient de prétendus intérêts na3° SÉRIE. T. VI. — 15 avril 1866.

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tionaux s'écroula, à tel point que, maintenant, l'on se demande s'il a fallu un grand effort pour arriver mentalement à l'ordre naturel des choses. Reportons-nous à l'époque, rappelons-nous ce qu'était alors l'opinion publique, souvenons-nous de l'enthousiasme que le système de Napoléon basé sur l'antagonisme des intérêts provoqua à ses débuts, lorsque l'expérience ne faisait que commencer, et admirons la force d'esprit, la profondeur de jugement, la logique inflexible, l'indépendance de caractère enfin qu'il fallut à notre Lyonnais, pour protester au nom de la science, au nom de la vérité, contre les erreurs nationales, contre l'ignorance publique.

Say est venu, et nous a appris que, dans tout échange, les échangistes, s'ils sont parfaitement libres, gagnent tous les deux, sinon le perdant s'abstiendrait, aimant mieux interrompre sa production que de produire pour vendre à perte; il nous a démontré que, en conséquence, ce n'est pas l'excès de production qui est à craindre, mais la distribution défectueuse de cette production; que, librement répartie en raison des besoins du consommateur qui doivent la régir, le producteur lui-même a intérêt à la voir s'accroître, se développer, pouvant, par là, obtenir davantage contre les produits de sa propre industrie. En d'autres termes, c'est la consommation et non la production qui règle le marché ; laisser la consommation prendre son libre essor, c'est encourager la production. La production payant la production, toute entrave, toute guerre qui a pour but de faciliter l'écoulement des produits est illogique et va droit contre son objet.

Le blocus continental est jugé avant d'avoir éclos dans le cerveau de son auteur; les procédés du régime protecteur sont condamnés par la raison autant que par leurs résultats; la fraternité des peuples, la solidarité des nations sont, grâce à notre économiste, à l'ordre du jour.Toute perte éprouvée par nos adversaires d'hier, renchérissant les produits qu'ils ont à nous offrir en échange des nôtres, nous appauvrit comme conséquence. Admirable loi qui commande la paix, prêche le désarmement comme moyen de dégrever les prix de revient, et prouve que le vainqueur lui-même aurait eu intérêt à ne pas faire une guerre qui ne lègue que des biens mensongers, que des produits creux à son peuple glorieux mais appauvri.

On voit maintenant clairement pourquoi le premier consul avait tant à cœur de modifier le chef-d'œuvre de notre auteur; pourquoi, ne pouvant gagner Say à sa cause, il ne vit plus en lui qu'un idéologue, c'està-dire un homme dangereux.

L'émission et la démonstration de ces principes, qui ont, d'un seul coup, fait faire un si grand pas à la science, appartiennent, chose remarquable, à la même année 1803. De même que Newton, quoique mort dans un âge avancé, fit dans sa jeunesse toutes les découvertes qui ont immortalisé son nom, de même la première édition du traité de J.-B. Say contient toutes les vérités importantes dont la science doit la démonstra tion à ce savant.

Mais, ce qui est plus étonnant, c'est que, depuis cette époque, l'éco

nomie politique n'a plus progressé, au moins d'une manière sensible; soit durant la vie de J.-B. Say, soit depuis sa mort, aucune grande loi n'a été révélée par un penseur, qui ait modifié gravement l'état de la science. Des analyses plus sévères ont approfondi certains points, complété certaines doctrines; Ricardo a démontré que la rente est un effet de la différence des prix et non une cause, et qu'elle réside dans l'excès de fécondité des bonnes terres sur les mauvaises; Malthus, que la population a une tendance à croître plus rapidement que les moyens de subsistance; Storch et Dunoyer ont élucidé plus que ne l'a fait notre économiste la théorie de l'immatérialité des produits; Bastiat, enfin, pour ne parler que des morts, a fait ressortir, avec une éloquence irrésistible, l'harmonie des intérêts dans l'ensemble des lois économiques qui régissent l'univers; mais, reconnaissons-le, aucun n'a dévoilé de ces lois qui, changeant la face de la science, lui ouvrent des horizons nouveaux. La science a incontestablement gagné en étendue, elle n'a plus profité en hauteur.

Ce n'est pas qu'il ne se soit passé de grandes choses en économie politique depuis le commencement de ce siècle; les campagnes contre le système protecteur, contre le socialisme, contre le régime réglementaire, contre l'ignorance des principes de la science parmi les masses seront à jamais fameuses dans les fastes de l'histoire de la science. Mais l'économie politique est une science trop directement utile à l'humanité pour que la théorie puisse longtemps se tenir à une grande distance des applications, et dès que l'écart se tend, forcément les esprits qui, à d'autres époques, feraient avancer les principes, se vouent au rappel des lois ou à la réforme des mœurs anti-économiques.

Regrettons, messieurs, qu'il faille gravir le sommet de la Croix-Rousse pour trouver, dans un endroit écarté, une rue peu habitée, mal éclairée (quelle ironie!) portant le nom de J.-B. Say. Paris, où s'est écoulée a majeure partie de l'existence de ce penseur, où ses glorieux travaux se sont produits, où son enseignement a répandu tant de lumières, Paris n'a également consacré au souvenir de notre grand économiste qu'une petite rue, vrai chemin de traverse, et encore est-ce tout récemment.

Consolons-nous-en, mes chers collègues; des esprits de la trempe de J.-B. Say veulent des hommages plus utiles que l'inscription de leur nom au coin de voies publiques et même au bas de statues, fussent-elles de bronze. Il est un moyen plus digne d'eux d'honorer leur mémoire, moyen qui n'exige ni le concours de l'État, ni celui des municipalités, moyen qui est à la portée de nous tous même individuellement : c'est de cultiver avec ardeur la science qui fut leur idole, la faisant apprécier de ceux qui la méconnaissent, aimer de ceux qui l'ignorent; c'est d'imiter leur constance à préférer la loi divine à l'erreur humaine, quelque séduisante que soit la forme que revête cette dernière.

A la suite de cette lecture, vivement applaudie, M. DAMETH prend de nouveau la parole:

J'ai écouté, dit-il, avec le plus vif intérêt la notice écrite par M. Cour

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