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tois sur J.-B. Say, et je m'associe de tout cœur à l'adhésion que ce travail a rencontré dans le sein de la réunion, comme aux applaudissements qu'il a provoqués. Cependant, puisque la Société a décidé la publication de ce travail, je pense qu'on ne trouvera pas mauvais que je fasse quelques légères réserves, au point de vue scientifique, touchant certaines conclusions de ce travail.

M. Courtois a dit que, depuis J.-B. Say, aucun progrès notable ne s'était accompli dans le domaine des recherches économiques et qu'on n'avait guère fait, depuis lors, que développer les idées découvertes ou émises par le chef incontesté de l'École française. Je pense qu'on peut rendre à J.-B. Say tout l'hommage qui lui est dû sans aller jusque-là. En principe, une science d'observation qui, dans l'espace de trente ans, à une époque comme la nôtre, n'aurait pas fait de progrès réel, devrait être considérée comme touchant à son déclin. Et tel n'est point, à coup sûr, l'état de la science économique.

Pour ne citer que quelques-uns des points où le progrès récent de cette science peut être constaté, la notion ou théorie de la VALEUR a reçu des travaux de Bastiat un achèvement sinon un renouvellement décisif. En séparant nettement l'idée d'utilité qui exprime le rapport naturel des choses consommables avec nos besoins, de l'idée de valeur qui exprime le rapport d'échange des services humains entre eux, l'économiste français a élucidé définitivement le principe de la production économique, tranché la question de la rente foncière si artificiellement construite par Ricardo, et donné au droit de propriété une base désormais inattaquable. Sans doute, la doctrine de Bastiat n'est point universellement admise par les économistes, mais cela ne diminue en rien son importance aux yeux de ceux qui l'admettent. Et je suis de ce nombre.

On peut dire aussi que l'analyse du billet de banque date d'une époque postérieure aux travaux de J.-B. Say. Cet économiste conservait même encore des doutes touchant la nécessité bienfaisante du crédit pour le développement de l'industrie moderne. Grâce aux travaux de Rossi, de Coquelin, de M. Courcelle-Seneuil et de plusieurs autres économistes contemporains, ce sont là maintenant des questions jugées. L'analyse exacte et complète du billet de banque a ruiné fondamentalement la théorie du monopole de l'émission et de tout ce qu'il traîne avec lui de préjugés, d'injustice et de dommages pour les intérêts publics et privés.

On doit ajouter que non-seulement l'économie politique n'est pas demeurée stationnaire depuis J.-B. Say, mais encore qu'elle a renouvelé puissamment ses méthodes d'exposition et de propagande. Le côté sympathique, idéal et humanitaire des déductions de la science a été vivement mis en relief. L'œuvre de Bastiat est encore un témoignage éclatant de cette rénovation de forme des enseignements économiques. On lui doit en bonne partie le triomphe de la science, aux yeux de l'opinion publique, sur les utopies socialistes et le terrain qu'elle gagne chaque our en popularité et en influence.

M. Courtois, en exposant bien les titres de J.-B. Say, n'a pas

ce nous

semble à nous aussi, apprécié dans une assez juste mesure, ce qu'ont ajoutés à la science les contemporains de l'illustre économiste français, et particulièrement Malthus et Ricardo, ainsi que les services d'un assez grand nombre de ses successeurs: Rossi, Senior, Mac Culloch, Whately, Dunoyer, Bastiat, etc., toujours pour ne parler que des morts.

Mais, d'un autre côté, quelques-unes des assertions de M. Dameth nous paraissent sujettes à modification. Il y a illusion et injustice à faire dater de nos jours l'élucidation de la notion de la Valeur. Smith et Say ont très-bien fait la séparation de l'idée de la Valeur de celle d'Utilité, et le principe de production a été complétement analysé par Say, Rossi et Dunoyer surtout. Quant à la question de la Rente, si l'adhésion de M. Dameth prouve que la théorie de Bastiat et de M. Carey peut séduire des esprits distingués, elle ne démontre pas suffisamment sa légitimité. Assurément les amis de la science doivent être reconnaissants envers Bastiat; mais en exagérant ou en prenant pour des découvertes des théories contestables on s'expose à méconnaitre ce qu'elle doit aussi aux autres maîtres. J. G.

BIBLIOGRAPHIE

DES PRIVILÉGIÉS DE L'ANCIEN RÉGIME EN FRANCE, Et des privilégiÉS DU NOUVEAU, par M. D'ESTERNO. Paris, Guillaumin. 1867, 1 vol. in-8.

Il faut croire que le principe des enquêtes a quelque chose de bon. En voilà deux auxquelles nous venons d'assister presque simultanément, sur les banques et sur la situation de l'agriculture; et Dieu sait si personne se faisait la moindre illusion sur les conséquences pratiques qu'on en pouvait attendre. Leur mission était écrite d'avance; il s'agissait d'enterrer aussi décemment que possible une question embarrassante; et c'est à quoi la cérémonie officielle paraissait aboutir le plus naturellement du monde. Mais admirez un peu la bizarrerie des choses humaines! voilà qu'au lieu d'être la clôture des discussions, les enquêtes semblent en être devenues seulement le préambule. La question des banques, comme Lazare, vient de ressortir brusquement de son tombeau. Le défilé réglementaire des dépositions orales n'était pas encore terminé, qu'en dehors s'ouvrait, par-devant monseigneur le public, une enquête écrite, d'une tout autre tournure. Cette guerre de plume a pris, de plus en plus, un caractère de netteté d'attaques et de précision dans les coups, qui sera fatale au privilége: chaque nouvelle brochure en emporte un lambeau. La Banque a fait une faute en laissant riposter ses défenseurs : le dévouement obstiné de ses derniers champions commence à devenir aussi dangereux pour elle que l'acharnement de ses adversaires.

L'enquête agricole, toute précipitée et étouffée qu'elle a été, va-t-elle

aussi devenir le point de départ d'une énergique et sérieuse discussion? Le livre que vient de publier M. d'Esterno semble l'annoncer; et il ne faudrait pas beaucoup de réponses comme celle-là au questionnaire, pour que l'opinion publique déclarât la cause entendue. Les besoins et les griefs de l'agriculture y sont exposés avec une ampleur de vue, une vigueur rapide de déduction, une solidité de raison et une verve de fine ironie des plus remarquables. On peut, sans la moindre hésitation, lui prédire un très-grand retentissement.

L'ouvrage a l'intérêt de l'actualité, l'allure leste et spirituelle du pamphlet: il est probable qu'il a dû être écrit assez rapidement. Mais le fond en a été évidemment préparé de très-longue main; et dès les premiers chapitres on reconnaît à la maturité comme à la corrélation intime des idées, qu'il est le résumé brillant de vastes et persévérantes études. La réforme des conditions économiques de l'agriculture a été, en effet, la préoccupation constante de l'auteur. Dès 1837, promoteur hardi et repoussé des banques départementales libres, fondateur en 1842 de notre société d'économie politique, depuis longtemps membre des comités supérieurs de l'agriculture, grand agriculteur luimême et homme d'initiative pratique, il n'a pas cessé de mettre au service de la cause à laquelle il semble avoir consacré sa vie, une haute intelligence dirigée par les plus saines doctrines économiques, et une activité que les luttes et les déceptions n'ont pu lasser. Son seul tort (tort ou malheur très-réel pour un homme pratique) c'est de s'être trouvé habituellement en avance de dix ans sur les idées de son milieu. Les économistes l'en absoudront aisément.

Ce rappel sommaire des antécédents de M. d'Esterno me dispense de dire au lecteur que tout ce qu'il réclame en faveur de l'agriculture, c'est la liberté, la suppression des entraves légales ou administratives, le droit à l'association, à la représentation, à la parole, au crédit, — au moins dans la mesure de ce qui est accordé aux autres industries: rien de plus, mais rien de moins.

Essayons de donner une idée rapide du livre. Les privilégiés de l'ancien régime, on le devine, c'est l'aristocratie territoriale; - les privilégiés du nouveau, c'est l'aristocratie financière, industrielle, commerciale, administrative, etc. Les vainqueurs ont dû naturellement prendre la place des vaincus. Le privilége ne meurt guère chez nous ; à la place de celui qu'on vient de couper, un autre pousse jeune et vigoureux. N'allez pas croire, au moins, que cette substitution excite l'ombre d'un ressentiment ou d'un regret chez l'écrivain: il la trouve toute simple. La phraséologie et le sentiment lui sont parfaitement antipathiques. La Révolution pour lui est un fait accepté sur lequel il n'y a pas plus à revenir que s'il datait du Déluge: en homme pratique il regarde imperturbablement devant luid, jamais derrière. D'ailleurs, il rend pleine justice aux privilégiés nouveaux et constate leur incontestable supériorité sur leurs devanciers. Il reconnaît hautement que cette nouvelle aristocratie se compose d'hommes laborieux, aux idées et aux goûts solides, utiles à leur pays presque autant qu'à eux-mêmes, amis de la paix et des classes tra

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vailleuses; qu'elle est intelligente et comparativement modeste, qu'elle tient ses rangs largement ouverts à quiconque réussit, et qu'elle a. par conséquent, des liens avec toutes les classes actives de la population.

Mais il n'en est pas moins vrai que, lors du partage des dépouilles des anciens privilégiés, la force des choses lui a donné la part du lion, et que l'intérêt et l'esprit de corps n'en ont rien lâché depuis. La Révolution avait décapité la classe agricole; en l'enrichissant elle l'annulait momentanément: car ce qui compte et vaut moralement et politiquement dans une classe ce sont les chefs de file. Les propriétaires terriens mis de côté, il ne restait à peu près qu'une tourbe inculte, sans traditions et sans idées. Elle sentit son insuffisance et s'effaça naturellement dans l'œuvre de la reconstruction. Les propriétaires mobiliers, les industriels, les hommes de lois, les fonctionnaires, etc., en furent seuls chargés; et dès lors il était fatal qu'elle se fit à leur profit.-Les propriétaires mobiliers ne demandèrent que l'exemption de l'impôt ils l'eurent. - Les financiers se réservèrent le monopole du commerce de l'argent par l'in. génieuse combinaison de la loi de l'intérêt, ils purent seuls prêter audessus du cours légal: et l'agriculture, qui empruntait à 8 ou 10, leur livra ses capitaux à 5. Les industriels, par le moyen de la protection, vendirent à l'agriculture avec 30 et 40 de prime, pendant qu'ils ne lui achetaient qu'à la prime de 6 ou 8. Les hommes de lois, grâce au Code de procédure, se réservèrent de pressurer jusqu'à siccité absolue les cultivateurs victimes des infinies et inévitables contestations qu'engendrait le régime compliqué de l'héritage, de la vente ou de l'échange des propriétés, la subdivision croissante des parcelles, la multiplicité des servitudes, droits, usages, etc.; pendant que les contestations entre industriels venaient se dénouer devant les tribunaux de commerce sans ces complications et ces interventions ruineuses, etc., etc. Quant à s'inquiéter des conditions de débouchés, de viabilité, d'outillage, de crédit, d'instruction dont l'agriculture pouvait avoir besoin, personne les agriculteurs compris n'y songeait. Personne n'imaginait alors que l'agriculture pût être une industrie comme une autre. Elle n'avait que deux choses à faire payer et se taire. Elle accepta silencieusement tout ce qu'on décida d'elle et sans elle.

Plus tard, quand la paix permit de développer plus régulièrement les forces productives du pays, l'agriculture fut laissée encore à l'écart. Le double vote accordé par la Restauration à la grande propriété, et l'attitude boudeuse que prit après 1830 le parti légitimiste retiré dans ses terres, avaient ravivé les défiances. Le roi Louis-Philippe ne voulait pas entendre parler des chambres consultatives de l'agriculture: il n'y voyait que des conciliabules hostiles. La haute finance, la grande industrie, toute l'aristocratie rivale enfin, dont la richesse et l'influence s'accroissaient à vue d'œil, exploitèrent largement cette défaveur. Aujourd'hui qu'il n'a plus de raison d'étre, elles perpétuent systématiquement, à leur profit, cet espèce d'ostracisme politique. Pendant que les divers comités de l'industrie et les chambres de commerce se recrutent par l'élection, s'assemblent librement, communiquent entre eux, disposent de fonds

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considérables, ont des organes puissants et des représentants nombreux dans tous les grands corps de l'État, les chambres consultatives de l'agriculture sont complétement aux mains de l'administration, qui en nomme les membres, les préside, les convoque et les dissout à son bon plaisir. Il leur est défendu d'avoir un budget à elles et de se mettre en rapport avec d'autres sociétés. On a interdit les congrès que les viticulteurs de Bordeaux et de Mâcon voulaient réunir à Paris. On enlève à chaque instant aux représentants de l'agriculture, qu'on a pourtant choisis, la direction des comices, la distribution des récompenses, l'intervention dans les questions qui touchent à leurs intérêts les plus immédiats, L'administration intervient, parle, répond, vote en leur lieu et place, sans plus de façon. Il semble, en un mot, que l'agriculture soit frappée d'incapacité légale et que tout le monde, excepté elle, ait le droit de se mêler de ses affaires.

On s'en mêle surtout pour lui prêcher et lui imposer l'abnégation, le silence et l'immobilité. Parmi les hommes qui se sont succédé au ministère de l'agriculture (commerce et travaux publics), on en cite trèspeu qui n'aient été qu'indifférents et non franchement hostiles à l'agriculture. Il ne faut pas demander, d'après cela, où en est le code rural promis depuis si longtemps et réclamé si souvent, où en sont les questions vitales du crédit agricole, de l'irrigation, du drainage, de la vaine pâture, de la répression efficace de la maraude et du braconnage, et la réforme des lois surannés concernant le cheptel, le privilége du propriétaire sur les récoltes et sur le matériel agricole, etc., etc. Tout cela, remué, étudié, préparé vingt fois, est venu vingt fois s'ensevelir dans la nécropole des cartons ministériels.

Il faut voir avec quelle fermeté tout ce régime d'incurie et d'étouffenent est décrit par l'auteur : les indications incomplètes que j'essaye ne font qu'affadir et estomper les touches vigoureuses de ce tableau. Rien n'y manque; ni l'unité de l'ensemble, ni les oppositions du détail. Le côté scientifique, vous le trouvez particulièrement dans le livre III, Sur ceux qui profitent des priviléges du nouveau régime. Là est exposé avec une profonde connaissance de la question banquière, le mécanisme des grands monopoles que nous connaissons. Vous avez toute l'histoire de la Banque de France: cette merveilleuse institution (au dire, du moins, de ses actionnaires et de ses satellites) que nous ne connaissons guère, en province, que de nom, et qui n'a pas encore su ou daigné prêter un petit écu à la grande industrie qui nourrit le pays. Puis, le Crédit foncier et son annexe, le Crédit agricole deux noms qui ont l'air d'une ironie: le Crédit agricole qui prête sur les produits provenant, directement ou indirectement, de l'agriculture (qu'est-ce qui n'en provient pas ?), mais seulement, notez bien, lorsque ces produits sont arrivés entre les mains du commerce, c'est-à-dire, qui prête tout simplement au commerce et pas le moins du monde au producteur ou à la production des denrées premières le Crédit foncier qui souscrit les emprunts communaux, fait la haute banque, soutient les sociétés immobilières, grandes ou petites, de démolitions et de constructions urbaines, commandite les

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