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effet et d'un grand sens. Je mets cela bien au-dessus des diablotins du sec Callot. M. Henri Rivière a voulu que le grand saint Antoine fût assailli, dans sa Thébaïde, de tentations prophétiques par rapport à lui, et contemporaines par rapport à nous. Il a fait sagement, à l'exemple des vieux maîtres, car de la sorte le bon ermite nous intéresse plus vivement; nous comprenons mieux la grandeur de sa vertu. A cet égard, du moins, l'album de M. Henri Rivière est une œuvre de haute édification. Moderniser les mérites du père des anachorètes n'était pas, sans doute, une œuvre indifférente le maître du Chat-Noir l'a accomplie avec une heureuse audace. Il a conçu le diable en habit noir, montrant au saint homme. notre Paris nocturne et le transportant dans les Halles, qui regorgent de volailles truffées, de galantines, de melons, de chasselas de Fontainebleau et de pêches de Montreuil. Mais ce n'est là que le premier assaut du Maudit. Bientôt, il se fait croupier et pousse Antoine dans un tripot où se taille un bac surnaturel avec des cartes vivantes; il se change en banquier israélite et traîne Antoine à la Bourse, devant la statue du Veau d'or. Je n'en aurais jamais fini de décrire tous les pièges modernes que l'ennemi du genre humain tend au serviteur de Dieu. Il prend successivement pour engins les applications stupéfiantes de la vapeur et de l'électricité, le spectacle du ciel, qui, depuis Galilée, n'a plus l'air chrétien, ainsi que le dit M. Sully Prudhomme; la reine de Saba, qui représente apparemment les dangers de l'imagination; un ballet et la mythologie comparée.

Dans une de ces dernières épreuves, l'ascèle se trouve en face du Bouddha. Il serait curieux d'entendre leur conversation. Car tous deux, le fils du roi de Capilavistu comme le pauvre Égyptien menèrent, de leur gré et par choix, la même vie de renoncement, de misère et de pauvreté. Mais s'ils se conduisaient de semblable manière, c'était pour des fins différentes et même contraires. L'un y voulait gagner la vie éternelle, l'autre le néant absolu. Je suis bien fâché qu'on n'ait pas recueilli leur entretien.

L'hagiographie et la légende ont immortalisé saint Antoine. Il est intéressant de rechercher ce qu'était en réalité ce personnage fameux, et s'il mérite sa gloire en quelque manière. C'est, si vous voulez, ce que nous allons faire tout de suite. Le véritable saint Antoine n'est pas tout à fait inconnu. Sa biographie fut écrite par saint Athanase, qui avait vécu près de lui. Malheureusement, ce petit ouvrage du grand docteur accorde plus à l'édification qu'à la curiosité. Mais le personnage d'Antoine est si étrange, si curieux et, par un certain côté, si grand, qu'il se dessine de lui-même. Je vais tâcher de le montrer au naturel, sans me flatter toutefois d'atteindre autre chose que des vraisemblances. Si j'y arrive, ce sera déjà fort beau.

Saint Antoine se retira au désert vers l'an 271, sous le règne d'Aurélien, à la veille des grandes crises qui précédèrent le triomphe définitif de la religion chrétienne. Il avait alors vingt et un ans, étant né en 251, proche Héraclée d'Égypte, dans un village nommé Co

man. Cette date est donnée pour certaine. Mais elle peut ne l'être pas, et, à tout bien considérer, il serait merveilleux qu'elle le fût. Ses parents étaient de riches laboureurs qui vivaient des bienfaits du Nil. Ils ne devaient pas être très différents de ces laboureurs qui ensemençaient les mêmes champs quatre mille ans plus tôt et que nous voyons représentés demi-nus, les cheveux épais et noirs, le corps rouge comme la brique, les épaules larges, la taille mince, dans les hypogées de l'ancien empire. C'étaient de bonnes gens, ignorants el fidèles. Ils étaient chrétiens, comme tous les paysans de la Thébaïde. L'Évangile fructifiait parmi ces âmes simples et résignées; le doux Égyptien avait passé insensiblement du culte d'Ammon, dieu unique en trois personnes, à la religion de Jésus-Christ. La culture grecque avait sans doute pénétré dans les petites villes voisines d'Arsinoé, d'Aphrodite et d'Héraclée; mais les plus riches paysans, les anciens des villages, comme étaient les parents d'Antoine, se montraient rebelles à l'esprit hellénique. L'église où, sous le nom de Jésus, ils retrouvaient le vieux dieu de leurs pères, satisfaisait complètement à leur besoin d'idéal. Antoine, en bon petit copte qu'il était, ne voulut point apprendre les lettres humaines dans les écoles. Contemplatif et sauvage, il restait volontiers enfermé dans la maison. On peut se figurer cette maison comme un petit dé blanc que reflète le Nil à côté d'un maigre bouquet de palmiers. L'intérieur de la demeure est nu, frais et sombre. C'est là que, tout le jour, le petit Antoine se tient accroupi, sur une natte.

A quoi songeait-il? A Dieu, qu'il se représentait avec une extrême naïveté. Déjà il devait avoir des visions; mais ces visions étaient très simples, très sèches. Il n'existait pas alors, pour les fleurir, un assez épais rameau de légendes chrétiennes. L'imagination d'Antoine, bien qu'exaltée par la solitude, devait garder à jamais l'aridité du désert. Hors le culte et quelques lambeaux des Écritures, il ne savait rien. Tout l'univers se résumait pour lui en quelques contes de voleurs et de souterrains, tels qu'il en courait en Égypte depuis des milliers d'années et fort semblables, sans doute, à ceux qu'Hérodote s'est donné le plaisir de conter.

Il n'avait pas vingt ans quand ses parents, étant morts, lui laissèrent leurs champs fécondés par les larmes de cette vieille Isis que la sainte Vierge avait chassée. Mais Antoine n'aimait pas la terre; il n'avait pas les goûls d'un paysan. C'était, dès l'adolescence, un religieux; il avait le don des choses divines; il était marqué du signe des voyants; son tempérament le destinait à la sainteté. Chez ces Orientaux, certaines facultés physiques, soit naturelles, soit acquises, désignaient l'homme divin à la vénération publique. Antoine possédait ces facultés au plus haut degré. Il pouvait demeurer longtemps immobile et à jeun. C'était le grand point. Il avait aussi beaucoup d'intelligence et, dans son ignorance, une grande finesse, une indomptable énergie, un pouvoir irrésistible sur les âmes.

On raconte que, six mois après avoir perdu ses parents, il entra dans l'église au moment où le diacre

lisait ce verset de l'Évangile : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez, donnez-en l'argent aux pauvres et me suivez. » Ces paroles firent sur lui une impression profonde, ou plutôt elles exprimaient ce qu'il sentait intérieurement. Elles étaient la voix de son cœur. Il y obéit d'autant plus facilement, que c'était obéir à soi-même. Il vendit ses terres à ses voisins et en distribua l'argent en aumônes, ne se réservant que ce qu'il lui fallait pour lui et pour sa jeune sœur. Mais, ayant entendu réciter une autre fois cette parole de Jésus « Ne soyez pas en peine du lendemain », il se débarrassa du peu qui lui restait et mit sa sœur dans un couvent de vierges. Un sacrifice si religieux avait sans doute coûté fort peu à cette âme exempte de tout attachement. Pourtant il eut, par la suite, quelque inquiétude sur le sort de la pauvre enfant, puisqu'il entendit des voix lui reprocher de l'avoir abandonnée. C'est sa conscience qui lui parlait ainsi, mais il se persuada que c'était un diable, et il cessa de se tourmenter.

Il y avait déjà des ermites en Thébaïde. De tout temps, le sable brûlant du désert a mûri des fakirs, des derviches et des marabouts. Paul était alors le plus célèbre des fakirs chrétiens. Il possédait avec plusieurs autres le grand secret du jeûne et de l'immobilité, et renouvelait au bord du Nil les prodiges des gymnosophistes du Gange. C'est le modèle que se proposa Antoine. En véritable Copte, il n'inventait rien. Il se retira dans le désert tout proche Héraclée et mena la vie d'un saint homme.

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