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13. Depuis longtemps, ces prohibitions étaient dénoncées par les économistes comme des atteintes à la liberté du travail, atteintes dont les ouvriers étaient principalement victimes; car les coalitions de patrons pouvaient se faire en secret, et échapper ainsi presque toujours à l'action de la justice. L'Assemblée constituante de 1848 et l'Assemblée législative, qui la suivit, avaient été saisies de diverses propositions tendant à abolir ces restrictions; mais on se borna à adoucir les pénalités portées contre les coalitions.

Le gouvernement impérial, soucieux de prendre en main, au moins en apparence, la cause ouvrière, présenta au Corps législatif, le 19 février 1864, un projet de loi, qui devait, à en croire son titre, organiser la liberté de coalition.

Le principe était, en effet, éloquemment proclamé dans l'exposé des motifs et dans le rapport de M. Emile Ollivier « Si un ouvrier peut sans s'exposer à aucune répression, débattre les conditions de son travail, l'accorder ou le refuser, pourquoi plusieurs ouvriers réunis ne pourraient-ils pas faire de même? Comment concevoir que le même acte, innocent quand il est accompli par un seul, devienne coupable dès qu'il l'a été par plusieurs? Stationner seul dans la rue est licite; aussi stationner plusieurs n'est pas coupable. Sans doute, ainsi que l'a remarqué l'auteur d'une belle étude sur les coalitions, M. Deroisin, si l'ordre public l'exige, le Gouvernement peut interdire le stationnement collectif qu'on appelle rassemblement; il peut de même, par la même raison, interdire, dans des situations déterminées,

le stationnement individuel. Dans les deux cas, la peine est attachée au trouble apporté à l'ordre public, au mépris manifeste de la loi, non au fait de stationner soit seul, soit à plusieurs1. »

Il semblait qu'il suffisait dès lors, comme le réclamaient MM. Jules Favre et Jules Simon, de supprimer purement et simplement les articles 414, 415 et 416 du Code pénal. Ce n'est point à dire pour cela que le juge eût été désarmé devant les violences et voies de fait pouvant accompagner les coalitions; de tels actes sont prévus et punis par les articles 305 à 311 C. Pén.

Cependant le Gouvernement et la Chambre des députés crurent utile de prévenir, par des prescriptions particulières, les abus, les violences, les fraudes qui accompagneraient l'exercice du droit de coalition; au lieu de supprimer les articles 414, 415 et 416 du C. pén., on les modifia.

On imagina de créer, à propos d'un droit reconnu et proclamé, des délits spéciaux, et d'enrichir encore l'arsenal, déjà si complet, de nos lois pénales. Cette substitution d'un droit spécial au droit commun a été condamnée éloquemment par un grand criminaliste, Rossi, dans son Traité de droit pénal : « Où trouver, dit-il, une limite, si l'on pose sans restrictions cette maxime qu'on transformera en délits spéciaux tous les faits qui peuvent devenir facilement des occasions de délits? Il n'y a presque pas d'acte de la vie humaine qui pût

1 Rapport de M. Emile Ollivier (Mon. off. du 15 et du 29 mai 1864).

échapper à l'anathème. C'est par l'abus de ces principes que périssent les libertés publiques; c'est au nom de l'ordre qu'on enchaîne les bras et qu'on étouffe l'esprit de l'homme. »>

Pour avoir méconnu ces vérités, on aboutit, en 1864, à retirer d'une main ce qu'on donnait de l'autre. Tel fut l'effet des nouveaux articles 414, 415, 416 du Code pénal. Ces articles sont ainsi conçus :

« Art. 414.- Sera puni d'un emprisonnement de six jours à trois ans, et d'une amende de seize francs à trois mille francs, ou de l'une de ces deux peines seulement, quiconque, à l'aide de violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses, aura amené ou maintenu, tenté d'amener ou de maintenir une cessation concertée de travail, dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires, ou de porter atteinte au libre exercice de l'industrie ou du travail. >>

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« Art. 415. Lorsque les faits, punis par l'article précédent, auront été commis par suite d'un plan concerté, les coupables pourront être mis, par l'arrêt ou par le jugement, sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus.

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« Art. 416. Seront punis d'un emprisonnement de six jours à trois mois, et d'une amende de seize francs à trois cents francs, ou de l'une de ces deux peines seulement, tous ouvriers, patrons et entrepreneurs d'ouvrages qui, à l'aide d'amendes, défenses, proscriptions, interdictions prononcées par suite d'un plan concerté, auront porté atteinte au libre exercice de l'industrie ou du travail. »

Ainsi l'article 416 punit, sous le nom de plan concerté, les actes préparatoires qui peuvent seuls rendre possible le succès des coalitions. L'article 414 emploie ce terme vague et menaçant de manœuvres frauduleuses, dont la généralité laisse tant de place à l'arbitraire. Avec de pareils textes, il n'était guère de coalition, si innocente qu'elle fût, qui fût assurée d'échapper à la poursuite et à la condamnation. Enfin, pour ces délits d'une nature particulière, qui n'étaient, en tous cas, que l'exercice abusif d'un droit formellement reconnu, l'article 415 édictait comme peine accessoire la surveillance de la haute police, comme il l'édictait autrefois contre ceux qui s'étaient rendus coupables du délit de coalition.

14. Il paraissait impossible de maintenir dans notre Code pénal de semblables dispositions, au moment où l'on reconnaissait aux associations syndicales le droit à l'existence; car l'un des buts principaux des syndicats est de permettre aux ouvriers de se concerter, pour discuter avec les patrons les conditions de leur travail.

Aussi la commission de la Chambre des députés proposa-t-elle la suppression des articles 414, 415 et 416 C. Pén., la disparition de ces délits spéciaux, que le rapporteur, M. Allain-Targé, appelait avec raison « des « délits ouvriers, que notre Code égalitaire n'aurait pas << dû reconnaître. >>

15. En ce qui concernait l'abrogation de l'article 416, aucune objection ne s'éleva. On fut unanime à proclamer que si on donne aux syndicats la liberté de se fonder, avec la pensée qu'ils pourront s'organiser à

l'état de lutte, on ne peut pas leur interdire de créer le concert pour amener la cessation du travail, ni de procéder, vis-à-vis de leurs membres, par certaines sanctions, telles que les amendes et les interdictions.

Mais M. Ribot réclama, avec une grande insistance le maintien des articles 414 et 415. Ces articles, disaitil, punissent des actes de violence et de fraude, des atteintes matérielles à la liberté du travail. Or, toutes les législations qui ont donné la liberté d'association ont eu soin d'édicter contre de tels actes des peines rigoureuses. Il en est ainsi en Angleterre, où le simple fait d'attendre un ouvrier à la porte de l'atelier et de le suivre dans la rue est considéré comme un délit spécial; en Belgique, où l'on a fait une loi pénale, calquée sur notre article 414.

M. Ribot reconnaissait que la rédaction des articles 414 et 415 était loin d'être parfaite, qu'un débat pourrait s'ouvrir un jour à ce sujet, mais le principe devait être maintenu. « Ne serait-il pas impolitique, ajoutait«il, d'affaiblir la répression des délits matériels de violence, précisément au moment où l'on étend la « liberté des syndicats professionnels et des associa<tions? >>

En vain, le rapporteur répondit que les articles 414 et 415 ne créent pas contre les atteintes à la liberté du travail une protection nouvelle, qu'ils constituent seulement une aggravation du droit commun, aggravation injuste, contraire à l'équité, puisqu'elle établit une inégalité entre les peines applicables à des faits identiques, selon qu'elles sont édictées par la loi générale ou par les

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