Images de page
PDF
ePub

d'assaut après un siége mémorable, et un prince normand y avait jeté les fondements d'un nouvel empire. Enfin, Godefroy de Bouillon, à force de génie et de bravoure, s'était emparé de la Cité sainte, le 15 juillet de l'an 1099, et la royauté de Jérusalem lui avait été unanimement décernée.

Telles étaient les glorieuses choses qui se racontaient en Occident au commencement du XIIe siècle; et l'on conçoit à quel point elles durent exalter l'enthousiasme de la chevalerie. Ces hauts faits si pleins d'émotions se répandaient avec rapidité par l'organe des troubadours, qui, au temps de nos pères, faisaient l'office que remplissent de nos jours les feuilles publiques.

Ils allaient de château en château, chantant la gloire des héros chrétiens, au milieu des nobles assemblées de dames et de chevaliers; et ces chants, accompagnés de musique instrumentale, étaient ensuite répétés par les ménestrels du pays, et mis en action par les mimes qui n'en altéraient ni la simplicité ni la grandeur. C'était le divertissement des soirées de l'arrière-saison; car les châtelains, profitant de la trêve forcée des hostilités féodales, passaient leurs quartiers d'hiver dans l'intérieur de leurs châteaux crénelés; et là, réunissant les membres de la famille et les vassaux fidèles, le seigneur, assis dans son fauteuil taillé en ogive, donnait audience aux troubadours et prêtait l'oreille aux exploits des guerriers, aux légendes des Saints, ou aux complaintes mélancoliques sur les souffrances de l'Église.

Le préjugé longtemps répandu qui fait du moyen âge une époque de grossière ignorance, préjugé popularisé par la philosophic antichrétienne, est surabondamment démenti par les monuments que ces grands siècles ont légués aux temps modernes. Les beautés aussi bien que les défauts que nous y rencontrons dans tous les ordres de choses, loin d'indiquer une époque de décadence et de barbarie, attestent une culture d'esprit pleine de vie et de lumière.

Ce n'était pas la coutume des hommes du moyen âge de s'occuper des menus détails de la vie prosaïque, et de cette foule d'objets éphémères dont la multiplicité même atténue l'intérêt. Les grandes choses seules fixaient leur attention et savaient les émouvoir. Aussi bien, la part qu'ils y prenaient se manifestait autrement que par des discours et des vœux stériles. Toute cause juste, toute affaire sérieuse

trouvait en eux, non-seulement des admirateurs, mais des défenseurs chaleureux, toujours prêts à combattre pour soutenir le droit et l'honneur. C'est ainsi que le souvenir de Jérusalem préoccupait vivement les âmes généreuses.

Nul doute que Tecelin, avec le caractère que nous lui connaissons, n'eût envoyé ses fils sous la bannière de l'illustre Godefroy, si leur force corporelle eût répondu à la vigueur de leur esprit; mais les deux aînés, à l'époque de la première Croisade, étaient encore à cet âge intermédiaire qui sépare l'adolescence de la jeunesse; et Bernard n'était qu'un enfant.

Toutefois, on sait combien les jeunes cœurs s'enflamment au récit des actions héroïques; et les fils de Tecelin en conservèrent une impression ardente. Dès que les deux aînés eurent atteint l'âge viril, ils brûlèrent d'impatience de signaler leur courage; ils ne se laissèrent éloigner des camps ni par la voix secrète de leur conscience, ni par la sollicitude plus manifeste de leur mère.

L'occasion de combattre se présenta au sujet d'un différend que le duc de Bourgogne avait à vider. Guido et Gérard se rangèrent sous l'étendard de leur suzerain. Les chroniqueurs qui ont personnellement connu la famille de saint Bernard, s'accordent à faire l'éloge de ces deux chevaliers et de leur jeune frère.

« L'aîné, d'un caractère grave et plein de << droiture 1, modeste et chéri de Dieu, était « doué d'une intelligence qui se montrait dans << sa conduite encore plus que dans ses paroles. « Gérard, son frère puîné, jouissait d'une estime <«< méritée; il avait des mœurs simples et chas«tes, une rare prudence et une remarquable « présence d'esprit dans le conseil. Quant à « Bernard, c'était la lumière et le miroir de « ses frères, et il devint une colonne de l'Église. « André, le quatrième, avait une âme naïve et «< pure, craignant Dieu et fuyant le mal. Bar« thélemy dans la fleur de l'âge, anticipait sur « la sagesse des vieillards et embellissait son « âme de toutes les qualités d'une vie sans ta«che. Nivard, le plus jeune des enfants, pré« féra les biens du ciel aux richesses de la << terre; c'est tout dire 2. >>

Hombeline, la dernière dans l'ordre de la naissance, était une jeune fille douce et ingénue, dont la piété succombait parfois aux attraits de

1 Guido, cujus gravitatis et veritatis fuerit vir, omnes sciunt qui eum scire potuerunt. (Vit. S. B., auct. Guill., lib. I, cap. XIV, p. 1102.)

2 Vit. 4 S. B. a Johan. Eremit., lib. I, p. 1,299.

la vanité mondaine1; nous verrons dans la suite les effets de cette précoce disposition. Guido, une fois en carrière, se fixa dans le

monde; il épousa une pieuse châtelaine, aussi distinguée par sa beauté que par sa nais

sance.

CHAPITRE TROISIEME

Saint Bernard achève ses études et revient à Fontaines. Mort de sa mère. Épreuves et triomphes.

L'esprit du jeune Bernard avait acquis de bonne heure sa maturité. Une prodigieuse facilité, jointe à une longue persévérance, l'avait parfaitement initié aux diverses sciences sacrées et profanes qu'on enseignait à Châtillon; et, chose assez rare, sa trop grande ardeur pour les études n'avait point affaibli les pieuses aspirations de son âme. En même temps que ses talents se développaient avec puissance, sa foi prenait des racines plus profondes; et ainsi qu'il le rapporte lui-même, il goûta et savoura longtemps les célestes joies du printemps spirituel: les germes de grâces dont son âme était comblée s'épanouirent durant cette heureuse saison de sa vie; et déjà les fruits de vertu qu'il porta plus tard, se montrèrent dans une riche et abondante floraison.

Il est peu d'hommes qui ne conservent quelque réminiscence de ces jours mystérieux où l'âme encore vierge s'entrouve pour la première fois à la lumière, et produit la première fleur de l'amour. Heureux quand c'est vers Dieu que s'exhale son premier parfum! C'est le temps dont parle le Prophète, le temps de la puberté de l'âme: « J'ai passé auprès de vous, << dit le Seigneur, et je vous ai considérée; et « j'ai vu que le temps où vous étiez était le << temps d'être aimée 2. »

A cet âge, tout jeune homme est poète: il est poète parce qu'il aime, et que la poésie est le langage naturel de l'âme aimante. Mais ce n'est pas seulement par l'harmonie des mots qu'elle s'épanche; elle vit dans la mélancolie du silence et des larmes; elle anime le regard; elle donne des ailes aux rêves et aux soupirs. On aime, et ce qu'on aime est inconnu: on le pressent, on le réclame, on le cherche parmi les reflets de la beauté et de la vérité; mais l'idéal n'est point sur la terre; et de là ce mé1 Joh. Erem. loc. cit. Ezech., XVI, 8.

lange de désir, d'amour, de douleur, d'espérance qui produit des émotions indéfinissables, et qu'on ne saurait comparer, sous quelques rapports, qu'à ce que les Allemands appellent Heimweh, mal du pays, souvenirs de la patrie.

Le doux Bernard passa par les divers degrés de cet âge poétique. Hélas! cette saison est de courte durée; car il faut que les fleurs tombent pour que les fruits apparaissent; et entre la chute des fleurs et la maturité des fruits, il y a dans la vie spirituelle, comme dans le règne de la nature, un intervalle long et indécis, un temps de labeur et d'angoisses qui pèse lourdement, et se prolonge parfois jusqu'au terme de l'existence terrestre!

Bernard se trouvait dans cette seconde période quand il quitta Châtillon pour retourner au foyer paternel. Il avait alors dix-neuf ans. Brillant au dehors de tous les attraits de la jeunesse et du talent1, il ne ressentait plus au dedans de lui-même les pulsations de son ancienne ferveur. Sa piété, dépourvue de consolations sensibles, et sevrée, pour ainsi dire, de toutes les suavités, semblait n'avoir plus ni sève ni chaleur. Le printemps était passé pour lui; les ombres de la nuit enveloppaient son âme, et la voix de la tourterelle ne s'y faisait plus entendre. Ce fut le temps où commencèrent les épreuves.

Jusqu'alors la chasteté du jeune Bernard, protégée par la piété et la pudeur (deux gardiennes que la grâce et la nature donnent à cette vertu angélique), n'avait subi aucune atteinte; mais les séductions du monde au milieu duquel il venait d'entrer, sollicitèrent vivement son cœur naïf et son imagination trop impressionnable. Il lui arriva, raconte son biographe, de porter un jour ses regards sur une femme dont la beauté l'avait frappé. Bernard éprouve un sentiment étrange; sa con1 Vit. S. B., auct. Guill., lib. I, cap. III.

science alarmée se réveille avec force; il craint que le trait ne soit mortel. Aussitôt il s'enfuit sans savoir où il va, il court à un étang s'y plonge avec hardiesse, et demeure obstinément dans ces eaux glacées jusqu'à ce qu'on vient l'en retirer à demi mort1. Un tel acte de vigueur eut pour Bernard des résultats salutaires; sa vertu victorieuse redoubla d'énergie, et de ce moment elle s'éleva de plus en plus au-dessus des concupiscences de la nature.

A cette époque, une affliction immense, la plus poignante que puisse éprouver un fils, vint le frapper au cœur, et mit un terme à toutes les joies du foyer domestique.

Six mois s'étaient à peine écoulés depuis son retour à Fontaines, quand sa mère, comme un fruit mûr pour le ciel, lui fut enlevée. Aleth se voyait environnée, à cette heure suprême, de toute sa famille. Cependant, ni les infirmités, ni le nombre des années n'avaient annoncé l'approche de son dernier jour; au contraire, encore pleine de fraîcheur, et forte de la santé de l'âme et du corps, elle se livrait plus que jamais aux exercices de la piété et d'une infatigable charité. On la remarquait souvent, dit un ancien auteur, seule et à pied sur la route de Dijon, entrant dans les cabanes des pauvres, visitant les malades, distribuant des remèdes et des aliments, prodiguant des secours et des consolations aux personnes affligées. Et ce qui rendait sa bienfaisance plus admirable, c'est qu'elle la pratiquait de telle sorte, que l'éclat de ses œuvres ne trahissait point sa modestie; elle faisait tout par ellemême, sans l'assistance de ses domestiques; et l'on pouvait dire avec vérité que sa main gauche ignorait les largesses de la droite.

C'est au milieu de ces nobles exercices que la pieuse Aleth fut rappelée presque subitement de ce monde. Sa mort a des circonstances trop touchantes pour que nous n'en rapportions pas ici quelques détails; nous laisserons parler celui de ses contemporains qui luimême fut présent à cette scène de douleur et d'édification:

« La très-excellente mère de notre vénéra«ble abbé avait coutume de célébrer magni« fiquement tous les ans la fête de saint Am« broisien, patron de l'église de Fontaines; << elle donnait chaque fois, en cette occasion, « un repas solennel auquel était convié le « clergé. Dieu, voulant donc récompenser la « dévotion particulière qui attachait cette

1 Guill., lib. I, cap. III.

« sainte femme au glorieux Ambroisien ', lui <«< fit connaître par une révélation qu'elle mour«rait au jour même de la fête. Et certes, il ne <«< faut pas s'étonner de voir une si digne chré<< tienne participer à l'esprit de prophétie. En « conséquence, elle annonça tranquillement « et avec une grande assurance à son mari, à « ses enfants, à sa famille assemblée, que le << moment de sa mort était proche.

« Tous demeurèrent frappés de surprise, et « refusèrent de croire à cette prédiction; mais « bientôt ils éprouvèrent de justes anxiétés; « dès la vigile de saint Ambroisien, Aleth fut « prise d'une fièvre violente qui la retint cou«chée. Le lendemain, jour de la fête, elle de«manda humblement qu'on lui apportât le « corps de Notre-Seigneur; et après avoir reçu <«< ce très-saint viatique avec les onctions saintes, « elle se sentit fortifiée, et elle insista pour « que les ecclésiastiques invités se rendissent << au repas qu'elle avait préparé.

« Or, pendant qu'ils étaient à table, Aleth « fit appeler auprès d'elle Guido, son fils aîné, << pour lui commander et lui recommander << d'introduire dans sa chambre, aussitôt après « le repas, tous les membres du clergé qui s'y « trouvaient. Guido fit pieusement ce que sa « pieuse mère avait désiré. Nous voilà donc « réunis autour de son lit! Alors la servante de <«< Dieu annonça d'un air serein que le moment « de sa dissolution était venu. Les clercs se « mettent en prières; on commence les litanies. « Aleth elle-même psalmodiait doucement avec « eux, tant qu'elle avait du souffle. Mais à <«<l'instant ou le chœur vint à chanter cette << parole des litanies: Per passionem et crucem « tuam libera eam, Domine, la mourante, se << recommandant au Seigneur, éleva sa main « pour faire le signe de la croix; et demeurant « dans cette attitude, elle rendit sa belle âme, << que les anges reçurent et portèrent dans le « séjour des bienheureux. C'est là qu'elle at« tend, dans la paix et le repos, le réveil de « son corps au grand jour de la résurrection, « quand viendra notre juge et notre avocat, « Jésus-Christ, pour juger les vivants et les « morts, et le siècle par le feu.

« C'est ainsi que cette âme sainte quitta le << saint temple de son corps: sa main droite <«< resta élevée en haut, dans la position où elle « était lorsqu'elle fit son dernier signe de croix;

1 Saint Ambroisien était un évêque martyrisé en Arménie. Une légende raconte que ses reliques avaient été portées de Terre sainte en Bourgogne par un chevalier de la famille de saint Bernard.

«< chose qui parut un grand sujet d'admiration « aux assistants 1. >>

O mère de saint Bernard, mère sept fois bienheureuse, et digne des bénédictions de tous les enfants de l'Église! daignez, je vous en conjure, guider la plume de celui qui entreprend d'écrire l'histoire de votre fils, afin que les exemples de sa vertu et les merveilles de sa sainteté nous animent, nous consolent, nous réchauffent, nous qui vivons si pauvrement dans les derniers temps! Hélas! à peine si nous croyons les prodiges des temps passés, tellement ils sont devenus rares depuis que la charité s'est refroidie! Faites donc, ô pieuse mère, que votre Bernard revive dans ce livre, et que son esprit nous assiste. Loin de nous la vaine gloire, les recherches de l'amour-propre, et le faux éclat de l'éloquence humaine! Que notre parole soit simple, vraie; que notre narration soit fidèle ! C'est sous vos auspices, douce mère, que nous voulons reprendre nos récits et les poursuivre avec confiance.

« L'heureuse transmigration de cette belle << âme, continue le moine que nous avons cité, << fut un sujet de joie parmi les anges du ciel; « mais sur la terre cet événement plongea dans « le deuil et dans une douleur profonde les « pauvres de Jésus-Christ, les veuves et les << orphelins*. >>

Bernard surtout, le pauvre Bernard, tout à l'heure si joyeux de se retrouver avec sa mère, après une longue absence, demeura attéré d'un coup si subit et si imprévu. Attaché à cette mère par les liens de la grâce, encore plus que par ceux de la nature, son cœur si aimant, si rempli de tendresse et de piété filiale, semblait dépouillé pour toujours de tout ce qui faisait sa joie, sa vie, son bonheur.

En proie à une intime tristesse, il trouvait à peine dans sa foi et dans les promesses éternelles quelques pensées de consolation. Il avait près de vingt ans. C'est l'âge où le fils commence seulement à comprendre le prix d'une mère: tant qu'il est enfant, il l'aime instinctivement, il l'aime enfantinement; mais le jeune homme l'aime avec motif, avec conscience; et à sa tendresse filiale se joint une estime singulière, une confiance et un respect qu'on ne saurait exprimer. Bernard, quoique entouré de ses frères, de sa sœur, de son vieux père, se croyait seul dans le monde; son appui lui manquait; sa consolation n'était plus ici-bas; il n'entendait plus, il ne voyait plus sa mère;

[blocks in formation]

il était en quelque sorte séparé de lui-même et privé des plus doux charmes de sa vie.

Mais ce qui augmentait chaque jour ses regrets et ses ennuis, ce fut son aridité intérieure, la sécheresse de sa dévotion et de ses prières, la froideur de son âme qui lui semblait couverte de glace.

Dans cet état d'obscurcissement, par où passent inévitablement les âmes destinées à une haute sanctification, Bernard dut subir toutes les épreuves de la voie purifiante; car, ainsi que le témoigne l'Écriture, le Seigneur éprouve ses serviteurs comme l'argent s'éprouve par le feu, et l'or dans le creuset . « Mon fils, dit l'Ecclé<< siaste, lorsque vous entrez au service de Dieu, << préparez votre âme à la tentation, et demeu<«< rez ferme dans la justice et dans la crainte « du Seigneur. Tenez votre âme humiliée, et << attendez avec confiance; prêtez l'oreille aux << paroles de la sagesse, et ne perdez point cou« rage au temps des épreuves. Supportez sans « murmure les retardements de Dieu. Demeu<«< rez uni au Seigneur, et ne vous lassez pas << d'attendre; acceptez de bon cœur tout ce qui « vous arrivera; conservez la paix dans votre << douleur; et souffrez avec patience les humi«liations. Car l'or et l'argent s'épurent dans « le feu; mais les hommes que le Seigneur « veut recevoir au nombre des siens, il les « éprouve dans le creuset des tribulations et « des souffrances. Ayez donc confiance en « Dieu, et il vous délivrera de vos maux; espé<< rez en lui, marchez dans la crainte de Dieu << et vieillissez dans son amour 2.

Bernard eut à lutter contre les trois espèces de tentations qui s'attachent successivement au corps, à l'esprit et à l'âme, par la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie.

La première de ces tentations fut d'autant plus violente, que déjà Bernard en avait triomphé dans une autre circonstance. Mais l'antique et rusé serpent attendit le moment le plus critique pour surprendre la jeunesse de Bernard et lui livrer de nouveaux assauts.

Nous l'avons déjà dit, Bernard était remarquablement beau; tout en lui respirait la distinction son œil plein de feu éclairait un visage mâle et doux; sa démarche, son attitude, son geste, le sourire de ses lèvres, étaient toujours modestes, simples et nobles; sa parole, naturellement éloquente, était vive et persuasive. Il y avait dans sa personne quelque chose 1 Prov., XVII, 3.

2 Eccle., II, 1.

1

de si aimable, de si attrayant, que, selon l'expression de ses biographes, il était encore plus dangereux pour le monde que le monde ne l'était pour lui 1. On conçoit dès lors les périls qui durent environner le jeune homme, surtout quand on songe combien son cœur était ouvert, expansif et porté à aimer. Il en fit des expériences nombreuses et terribles.

Cependant la grâce divine, qui assiste les humbles, et fortifie ceux qui combattent, couvrit Bernard de son égide et le rendit invulnérable à tous les traits du démon de la chair.

Le tentateur prit alors une forme plus subtile, et voyant que le côté faible de Bernard était une passion excessive pour la science, il s'efforça de captiver son esprit par la concupiscence des yeux. Des amis imprudents, ses frères eux-mêmes, pour le distraire de ses rêveries, l'engagèrent à s'adonner aux sciences curieuses; et ils lui représentèrent si vivement l'intérêt qui s'attache à ce genre d'études, que Bernard, déjà enclin par lui-même aux investigations de l'intelligence, ne trouvait d'abord aucune objection à ces conseils; mais la voix de sa conscience lui en montrait les dangers, Il comprit que la science, sans but pratique et sans autre résultat que la satisfaction d'une vaine curiosité, n'est point digne du chrétien. Car, ainsi qu'il le disait luimême dans la suite (et nous citerons ici ses propres paroles): « Il y a des hommes qui ne « veulent apprendre que pour savoir, et cette « curiosité est blàmable; d'autres ne veulent << apprendre que pour être regardés comme « savants, et c'est une vanité ridicule; d'autres « n'apprennent que pour trafiquer de leur « science, et ce trafic est ignoble. Quand donc les « connaissances sont-elles bonnes et salutaires? « Elles sont bonnes, répond le Prophète, quand << on les met en pratique (Ps. cx). Et celui-là « est coupable, ajoute l'Apôtre, qui, ayant la « science du bien qu'il doit faire, ne le fait « pas (Jac., IV, 17) 2. »

De telles considérations, appuyées sur la foi chrétienne, contrebalancèrent les suggestions spécieuses de ses amis.

Il fallait cependant embrasser une carrière et déterminer une sphère d'activité: il fallait, en définitive, choisir entre Dieu et le monde. Dans cette alternative, où les secrètes dictées de la conscience combattent inexorablement toutes les réflexions et toutes les prévisions, Bernard éprouvait des perplexités douloureuses. 1 Guill., lib. I, cap. II.

2 S. Bern., in Cant., serm. XXXVI, ante medium.

Le tentateur profita de la crise pour lui livrer un assaut plus long et plus opiniâtre que les précédents: ce fut, cette fois, l'orgueil qu'il chercha à exalter par des insufflations perfides.

En effet, le monde ouvrait à Bernard des avenues séduisantes. L'influence de sa famille et les services personnels de son père lui assuraient dans les armées un avancement rapide et un rang distingué; d'une autre part, son génie flexible, ses connaissances variées l'appelaient à la cour, où il entrevoyait les chances d'un succès brillant. La magistrature encore lui offrait une position conforme à ses habitudes graves et studieuses; enfin il pouvait aspirer, et par son mérite, et par la noblesse de sa maison, aux plus éminentes dignités de l'Église.

Mais au milieu de tant d'avantages, Bernard demeura indécis; et ni les pressantes sollicitations de sa famille, ni l'entraînement de ses amis, ni le poids de ses propres désirs et sa passion pour les grandes choses ne purent fixer sa volonté, ni arracher son consentement. Chaque fois que le monde lui souriait, le souvenir de sa mère le ramenait aux pensées de la vie future; et tous ses projets semblaient se dissiper comme un songe, sous l'action d'une force invisible qui faisait son supplice ou sa joie, selon qu'il cédait ou résistait à cette mystérieuse impulsion'.

Oh! qu'une telle lutte est déchirante! Et combien ces peines d'esprit sont plus cruelles et plus incisives que les souffrances du corps! C'est au milieu des tribulations de ce genre que la volonté propre est crucifiée; le moi humain, pressuré de toutes parts, est séparé de ce qu'il a de terrestre; il est dépouillé de lui-même, vidé en quelque sorte de sa propre vie, jusqu'à ce qu'il meure à ses goûts, à ses désirs, à ses attraits naturels, à ses affections, à tout ce qui n'est pas selon Dieu. Alors seulement il peut dire avec la grande âme qui sera éternellement le type de toute perfection: Ecce ancilla Domini: fiat mihi secundum verbum tuum!... Voici la servante du Seigneur : qu'il me soit fait selon votre parole 2. Alors aussi, quand le vase est foncièrement purifié, l'Esprit de Dieu y abonde et en fait un vase d'honneur et de sainteté.

Mais qui dira les angoisses et les profondes tristesses du chrétien qui gémit dans le creuset de cette opération crucifiante? Souvent en proie à une tourmente extraordinaire, et déchiré au-dedans de lui-même par deux puis1 Villef., liv. I, p. 10. 2 Luc., 1, 38.

« PrécédentContinuer »