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sances contraires qui pressaient et sollicitaient également sa volonté, Bernard levait son regard vers le ciel : et il rencontrait le regard de sa mère qui lui rendait le calme avec le courage, et réveillait sa conscience : « Il lui sem<< blait la voir attristée, et lui rappelant qu'elle « ne l'avait pas élevé avec une tendresse si « particulière, pour la vanité du monde, et « qu'elle avait eu une autre espérance en le «formant avec tant de soin 1».

Un jour, s'étant mis en route pour aller visiter ses frères qui se trouvaient avec le duc de Bourgogne au siége du château de Grancey, il cheminait silencieusement, roulant dans son esprit de graves pensées : le monde, avec ses vaines agitations, ses déceptions et ses perpétuelles vicissitudes, lui apparaissait comme un triste spectacle; il comprit soudainement la parole qui parlait au fond de son cœur : « Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui « êtes chargés de peines, et je vous soulagerai; << prenez mon joug, et vous trouverez le repos « de vos âmes; car mon joug est doux, et mon << fardeau est léger 2. »

A cette voix, un désir céleste s'empare du cœur de Bernard et le fait tressaillir jusque dans la moëlle de ses os. Il s'arrête devant une église; il y entre : « Là, prosterné au pied de « l'autel, il prie avec une grande abondance « de larmes, levant ses yeux vers le ciel et ré<< pandant son cœur comme de l'eau devant la « face du Seigneur son Dieu, selon la parole « du Prophète 3. »

Dès ce moment, un calme ineffable descendit dans son âme, et l'enveloppa tout entière. Le souffle divin ralluma le foyer de sa vie; et embrasé d'amour, il se consacra pour toujours à son Dieu.

Bien des années après ce changement, qui fut l'œuvre du Très-Haut, Bernard se plaisait à en rappeler les circonstances et à les raconter aux novices de Clairvaux.

« Je n'ai pas honte d'avouer, leur disait-il, « que souvent, et surtout au commencement « de ma conversion, je ressentais une grande « dureté de cœur et un extrême refroidisse«ment. Je cherchais Celui que mon âme vou« lait aimer..., Celui sans lequel mon esprit « engourdi ne pouvait ni reposer ni se ré« chauffer; et comme je n'avais personne pour « me secourir et pour fondre cette glace af« freuse qui resserrait si fort mes sens inté«rieurs, et y faire renaître la sérénité du prin« temps spirituel, mon âme devenait de plus « en plus languissante, débile et endormie, se « laissant aller au chagrin et presque au dé«sespoir, et murmurant en elle-même: Qui « pourra soutenir un froid si rude 1? Alors tout à « coup, et peut-être à la seule parole ou à la « première vue d'une personne vertueuse, ou « même quelquefois au souvenir d'un mort << ou d'un absent, l'Esprit divin commençait à « souffler, et les eaux à couler, et mes larmes << me servaient de nourriture le jour et la <<< nuit 2. >>

CHAPITRE QUATRIÈME

Vocation des frères de saint Bernard et de plusieurs de ses amis.

« Je suis venu apporter le feu sur la terre, << dit Jésus-Christ; et quel est mon désir, sinon << qu'il s'allume * ! »

Ce feu divin, quand il descend dans une âme; la purifie et la transfigure. Son opération est analogue, en quelque sorte, à celle du feu matériel, quand il s'attache au bois: il le dessèche d'abord, et l'obscurcit de vapeurs épaisses; puis il pénètre peu à peu dans sa

1 Guill., lib. I, cap. III.-2 Matth., 11, 28-29.-3 Guill., I, III. Luc., XII, 49.

substance, consumant tout ce qu'il y rencontre de grossier et d'hétérogène; enfin, il l'enflamme, le transforme, le remplit de splendeurs; et le bois, changé en feu, participe aux qualités du feu lui-même.

C'est ainsi que Bernard, après avoir passé par les divers degrés d'une épuration profonde, demeura entre les mains de Dieu comme un flambeau allumé, prêt à être posé sur le chandelier.

1 Ps. CXLVII.-2 S. Bern., in Cant., serm. XIV, post medium.

Or l'homme, renouvelé en lui-même et animé du divin amour, ne tarde point à devenir, au milieu de ses semblables, un merveilleux instrument de salut; et la puissance toujours croissante que Bernard était appelé à exercer sur son siècle se manifesta dès le moment où son cœur se donna irrévocablement à Dieu.

Le premier personnage que son exemple, encore plus que sa parole, arracha aux vanités du monde, fut son oncle, le vaillant Gauldry, comte de Touillon. Ce seigneur occupait dans l'armée un poste honorable; il était riche et renommé par sa valeur autant que par ses largesses 1. A la voix de Bernard, il quitte le siècle, s'attache à son neveu comme à un père, et demeure jusqu'à sa mort au nombre de ses plus fidèles et de ses plus fervents disciples.

Après cette conquête éclatante, le zèle de Bernard ne connut plus de bornes comme la flamme qui embrase une forêt se communique de proche en proche, et s'étend indistinctement aux jeunes plantes et aux arbres séculaires, redoublant d'intensité à mesure qu'elle fait de nouvelles proies; ainsi Bernard, animé d'une charité brûlante, en laisse jaillir les saintes ardeurs sur ses frères, sur ses parents, sur ses amis, et enveloppe dans les mêmes feux les jeunes hommes et les vieillards, les femmes et les époux, les enfants et les pères.

Barthélemy est avant tous les autres touché de ses exhortations. Il était sur le point d'entrer au service du duc de Bourgogne; mais il choisit une meilleure part, et n'hésita point à s'engager dans la milice de Jésus-Christ.

André, aussi bien que Barthélemy, plus jeune que Bernard, avait été nouvellement reçu chevalier; et comme il se complaisait dans la perspective d'une carrière de gloire, il n'écoutait qu'avec répugnance les paroles de son frère; il combattait ses avis, évitait sa présence, s'irritait contre l'ascendant de sa vertu et de son éloquence. Mais un jour, au moment où Bernard déplorait l'aveuglement des hommes qui leur cache la vraie gloire et la vraie félicité, André s'écria d'un ton pénétré : « J'ai vu ma « mère »>!.... « En effet, ajoute l'historien, elle « lui apparut visiblement, et approuva par un « sourire plein de douceur la sainte résolution « de ses enfants. » André, stupéfait, ému jusqu'aux larmes, se jette au cou de son frère, et,

1 Vir potens in sæculo et in sæcularis militiæ gloria nominatus. (Alanus, Vita 2a, p. 1255. Edit. Mab.)

Vidi matrem! Guill. de Saint-Thierry. cap. III.

TOME I.

de soldat du siècle, devient soldat de JésusChrist.

Nous avons vu que Guido, l'aîné de toute la famille, était marié; il tenait un rang considérable dans la société, et en remplissait chrétiennement les devoirs. Mais l'insistance que mit Bernard à le soustraire aux périls du monde, à le détacher des liens les plus légitimes; la facilité même avec laquelle Guido se prêta à ces douloureux sacrifices, nous permet de croire que des motifs de conscience, inconnus aux historiens, peut-être des engagements antérieurs, obligeaient Guido et les autres membres de cette famille privilégiée à se consacrer entièrement au service de Dieu.

Quoi qu'il en soit, Guido, dominé par le désir de la perfection évangélique, souhaitait ardemment de quitter la vie du monde pour embrasser les saintes austérités du cloître; et il promit d'accomplir ce vœu si, d'après les règles de l'Église, sa femme y voulait consentir. Hélas! ce consentement lui semblait presque impossible de la part d'une jeune épouse, déjà mère, qui l'aimait avec tendresse. Mais à l'heure même, saint Bernard, avec l'accent d'une inspiration sublime, lui répondit que sa femme y consentirait. La lutte en effet ne dura pas longtemps: un miracle de grâce la fit

cesser.

Bernard arrive c'est la femme de Guido elle-même qui l'appelle; elle veut le voir, elle veut lui ouvrir son âme. Malade et frappée d'une anxiété étrange, elle a entendu dans son cœur la voix mystérieuse qui a parlé au cœur de son mari; elle veut se consacrer comme lui au Dieu d'amour qui l'attire par les plus irrésistibles attraits de la grâce; et en présence de Guido et de Bernard, après avoir prononcé son vou, elle recouvra au même instant la santé du corps et la sérénité de l'âme. Les généreux époux se séparèrent d'un commun accord et suivirent leur héroïque vocation.

Guido devint le disciple, le compagnon fidèle, l'ami inséparable de Bernard. Mais sa femme entra au monastère de Juilly, près de Dijon, où elle pratiqua tous les exercices d'une haute vertu, ayant été proposée à la direction d'une nombreuse compagnie de vierges chrétiennes 1.

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A la nouvelle de ce qui se passait dans sa famille, Gérard, le frère puiné de Guido, manifesta un vif mécontentement. Il jugea, selon des vues humaines, le zèle de Bernard, et condamna sévèrement l'esprit de prosélytisme qui avait subjugué ses frères. Cette disposition hostile affligea Bernard, mais ne l'empêcha point d'aller trouver Gérard qui était alors au camp de Grancey, au comble des honneurs militaires. « Gérard, dit la chronique, était un intrépide guerrier, d'une prudence con« sommée, et tellement serviable, que tout le « monde le chérissait '. » Il fit à son frère un accueil froid, lui reprocha l'ardeur de son zèle; et opposant des objections spécieuses au langage de la vérité, il obscurcit sa conscience et ferma son cœur. Alors Bernard, tout palpitant de charité fraternelle, et comme transporté hors de lui-même, porta la main sur le côté de son frère, et lui dit d'un accent prophétique

« Je sais, oui, je sais que l'adversité

« seule ouvrira ton cœur. Eh bien, le jour va « venir, et il viendra bientôt, où cet endroit « que je touche sera percé d'un coup de lance; « et la plaie sera l'ouverture qui donnera << entrée dans ton âme à la parole que tu re« pousses maintenant 2. » Gérard déclara dans la suite qu'au moment où son frère prononça ces mots, il croyait déjà sentir un dard qui lui perçait le côté.

Peu de jours après cette scène, se trouvant à l'assaut du château de Grancey, il fut frappé d'un coup de lance à l'endroit même que Bernard avait touché du doigt. La blessure parut mortelle; et Gérard, étendu sur le champ de bataille, demeura entre les mains des ennemis, qui le transportèrent dans leur camp et le retinrent captif.

Dans cette cruelle position, agité par des anxiétés étranges et désespérant de sa vie, il envoya en toute hate chercher son frère. Mais Bernard ne vint pas; il lui fit dire seulement ce mot « Ta blessure ne va pas à la mort, mais à la vie. »

L'événement justifia la prédiction. Gérard s'échappa miraculeusement de sa prison; et libre de ses chaines, il ne songea plus qu'à se libérer également des liens du monde pour suivre la vocation supérieure qui l'appelait, aussi bien que ses frères, dans les voies de Dieu.

Saint Bernard, devenu le guide et le père spirituel de tous les siens, n'avait point encore de projet arrêté sur le genre de vie qu'il em1 Guill., IV, p. 1082.2 Guill., IV, p. 1082.

brasserait. La vie religieuse était le grand objet de leurs aspirations; mais ils laissèrent à la Providence le soin d'en faciliter l'accomplissement et d'en déterminer la forme.

Un jour, étant entrés ensemble dans une église, pleins du désir de connaître la volonté de Dieu, ils entendirent la lecture de ce texte d'une épître de saint Paul : « Celui qui a com« mencé en vous cette bonne œuvre l'achèvera « et la rendra parfaite jusqu'au jour de Jésus<<< Christ 1. >>

Cette parole les frappa comme d'un trait du ciel.

Illuminé d'une céleste espérance, Bernard assembla ses amis, ses proches et tous ceux qui lui étaient chers, pour enflammer leur piété, et leur communiquer les gràces abondantes dont son âme était inondée. Peu de personnes résistaient à ses énergiques exhortations, fortifiées par la puissance de son exemple. Aux uns, il montrait les déplorables illusions de la vie mondaine toute semée d'écueils, où la vertu la mieux affermie risque de faire naufrage; aux autres, les consolations intimes et les inépuisables douceurs de la vie religieuse; à tous, la nécessité pour l'homme, et surtout pour l'homme chrétien, de considérer sérieusement le but véritable de l'existence humaine, de marcher vers ce but avec courage et droiture, et de ne point échanger pour quelques plaisirs fugitifs, les éternelles joies réservées à l'âme fidèle.

a Le zèle qui m'anime, disait-il, ne vient « point de la chair et du sang, mais il naît du « besoin de travailler à l'œuvre du salut des « âmes. La noblesse, la taille avantageuse, la « beauté du corps, les grâces de la jeunesse, « les terres, les palais, les hautes dignités, la « sagesse même du monde, tout cela est au « monde. Mais combien de temps dureront ces « choses? Elles disparaîtront comme le monde, « avant le monde; dans un moment, vous dis« paraitrez vous-mêmes du monde. La vie est <«<courte, le monde passe, et vous passerez <«< avant lui. Pourquoi ne pas cesser d'aimer ce « qui cessera bientôt d'exister?... O mon frère, « écrivait-il à l'un de ses amis qu'il pressait de « se joindre à lui, venez sans plus tarder, et « attachez-vous à un homme qui vous aime « d'un amour fidèle et véritable. La mort ne (( séparera point les cœurs que la religion a «unis. Le bonheur que je vous propose ne re« garde ni le corps ni le temps; il subsistera « indépendamment de l'un et de l'autre. Que 1 Philipp., 1. 6.

dis-je ? il paraîtra même plus doux quand le « corps sera détruit, quand il n'y aura plus de a temps pour vous. Quelle comparaison entre « les vrais biens et ceux que vous tenez du « monde ! Le plus grand de tous les biens est a celui qu'on ne vous ôtera jamais. Et quel a est-il ? L'œil ne l'a point vu, l'oreille ne l'a point a entendu, le cœur de l'homme ne l'a pas compris ; « la chair et le sang n'en sont point capables; a il n'y a que l'Esprit de Dieu qui nous le ré« vèle. Heureux ceux qui comprennent cette « parole: Vous êtes mes amis, et je vous fais con« naître tout ce que mon Père m'a montré 1. »

Dans une autre occasion, répondant à un jeune docteur qui balançait dans ses résolutions:

« Vous étonnez-vous, lui dit-il, d'être toua jours flottant entre le bien et le mal, tandis « que vous n'avez pas encore posé vos pieds « sur la pierre solide? Prenez une bonne fois « la résolution d'embrasser le joug de Jésus« Christ, et rien ne sera plus capable de vous « ébranler. Oh! si vous compreniez ce que je « veux dire ! Il n'y a que vous, ô mon Dieu, « qui puissiez découvrir à l'oeil de l'homme ce « que vous préparez à ceux qui vous aiment! a Que celui qui a soif, dit le Sauveur, vienne à « moi, et je lui donnerai à boire. Venez à moi, vous « tous qui êtes chargés et fatigués, et je vous sou« lagerai. Craignez-vous de manquer de force, « quand c'est la Vérité même qui promet de « vous soutenir? Oh! si j'avais le bonheur de « vous avoir pour condisciple à l'école de « Jésus-Christ; si, après avoir purifié votre « âme, je pouvais y faire couler cette onction a qui enseigne toute vérité, avec quelle joie a ne romprais-je pas avec vous le pain brûlant « de l'amour, ce pain de l'immortalité que « Jésus-Christ distribue incessamment et avec « profusion aux pauvres de l'Evangile! Ne « ferais-je pas jaillir sur vous quelques gouttes « de cette céleste rosée que la divine Bonté ac« corde à ses enfants, et que je vous prierais à « votre tour de reverser sur moi?... J'ai peine « à finir, tant il me vient de choses abondantes « à vous dire... Je prie Dieu de vous donner « l'intelligence de sa loi et de ses volontés 2 ! » L'influence que Bernard exerçait par ses paroles et ses lettres était si efficace, si vivifiante, que bientôt il se vit entouré d'une compagnie de jeunes hommes qui non-seulement changèrent de mœurs, mais s'attachèrent à sa destinée, pour le suivre dans la voie où Dieu 1 Ex epist. CVII.

Ex epist. CCVI. Ad doct. Henric. Murbach.

l'avait introduit. Tous ceux qui l'approchaient cédaient, comme par une vertu secrète, aux attraits irrésistibles de sa parole. Sa vocation, celle de ses frères, étaient en quelque sorte contagieuses; si bien que les mères, les épouses attachées à l'esprit du monde, faisaient des vœux pour que leurs fils, leurs frères, leurs maris n'entendissent pas la voix du fervent apôtre.

Parmi les hommes généreux qui devinrent ses disciples, il en est un dont la conversion eut trop d'éclat à cette époque, pour que nous omettions d'en rapporter quelques circonstances.

Le jeune seigneur Hugues, de l'illustre maison des comtes de Mâcon, avait été l'ami d'enfance de Bernard. Une heureuse sympathie de pensées, de goûts, de sentiments, les avait étroitement liés l'un à l'autre; et leurs âmes, toujours en accord et en harmonie, vibraient à l'unisson comme deux cordes d'une même lyre. Cependant, lorsque Hugues apprit les résolutions de Bernard, son cœur en fut déchiré, et il pleura comme s'il avait perdu à jamais celui qu'on disait mort au monde. Ces deux amis cherchaient à se rapprocher, mais par des raisons différentes. L'un espérait de ramener l'autre dans la carrière du siècle; celui-ci, de son côté, nourrissait l'espoir de gagner à Dieu l'âme de son frère.

L'occasion d'une entrevue se présente tous deux, profondément émus, s'embrassent et versent des larmes; longtemps la parole leur manque. Enfin ils rompent le silence; ils échangent quelques mots; mais l'âme de Hugues s'était fondue dans celle de Bernard; et tous deux, se tenant serrés l'un contre l'autre, protestent qu'ils ne se quitteront plus et qu'ils vivront unis en Jésus-Christ.

Or il arriva que Hugues, obsédé par des sollicitations perfides, laissa faiblir à la fois l'esprit de piété et ses engagements. A cette nouvelle, Bernard accourt à Mâcon; il trouve son ami à la campagne, au milieu d'une joyeuse compagnie de jeunes seigneurs. Une pluie battante les avait forcés de se grouper sous un abri. Bernard va tout droit à celui qu'il aimait; il l'aborde et l'entraîne, malgré l'orage. Hugues, lui dit-il, tu essuieras cet «orage avec moi!» Et, dès qu'ils se trouvèrent seuls, la sérénité reparut instantanément au ciel et dans l'âme de Hugues. Depuis lors, ils demeurèrent ensemble, et nul effort humain ne put ébranler la conversion heureuse que Dieu avait opérée. « Ce même Hugues, ajoute

« un biographe contemporain, devint dans la « suite abbé du monastère de Pontigny et « évêque d'Auxerre; église qu'il gouverne en«< core aujourd'hui de manière à montrer qu'il << n'a pas seulement la dignité épiscopale, mais << qu'il en a aussi la grâce et le mérite 1. »

C'était une chose inouïe et sans exemple, en ce temps belliqueux, surtout dans la riante Bourgogne, de voir ce grand nombre de jeunes hommes renonçant aux plaisirs de leur âge, à la gloire de leurs noms, à l'opulence de leurs familles, aux prestiges du siècle, pour embrasser une vie austère et la pauvreté de JésusChrist. Saint Bernard lui-même en était étonné; et il en éprouvait un sentiment de bonheur qu'il exhale merveilleusement dans une de ses lettres.

« Le bruit de votre conversion, écrit-il à « Geoffroi de Péronne et à ses compagnons, « édifie et réjouit l'Église. Le ciel et la terre en << tressaillent de joie, et les fidèles bénissent le « Seigneur. Cette joie est l'effet de la pluie « mystérieuse que le ciel a fait tomber de nos « jours plus abondamment qu'à l'ordinaire, et « de cette bénédiction toute gratuite que Dieu << destine à son héritage. La croix de Jésus<< Christ n'est point stérile en vous, comme en <«< plusieurs autres qui sont rebelles à Dieu, qui « diffèrent de se convertir, et que la mort « surprend dans l'impénitence. Si les anges se « réjouissent de la conversion d'un seul «< pécheur, combien plus doivent-ils tressaillir « d'allégresse à la conversion d'une multitude << de pécheurs, et de ces pécheurs dont l'exemple << est d'autant plus efficace, qu'ils sont dans la « fleur de l'âge et distingués dans le monde << par leurs talents et leur noble naissance.

« J'avais lu dans les Livres saints qu'entre « ceux que Dieu appelle à la foi, il y en a peu

« de sages selon la chair, peu de puissants, peu « de riches. Et je vois aujourd'hui, par un mi«racle de grâce, une chose contraire. Il en est <«< un grand nombre qui dédaignent la gloire « du monde, les charmes de la jeunesse, les << avantages de la naissance, et regardent << comme une folie la sagesse du siècle; ils « sont insensibles à la chair et au sang, inac«cessibles aux sollicitations de leurs proches, « ne comptant pour rien les honneurs et les « richesses, pourvu qu'ils possèdent Jésus« Christ. Quel sujet n'aurais-je point de vous « louer, si je vous regardais comme les auteurs « de ces actions magnifiques!

« Dieu seul a transformé vos cœurs et a « opéré ces merveilles. C'est une œuvre extra<«< ordinaire de sa grâce, et, puisque tout don parfait descend du Père des lumières, il est « juste d'en faire remonter jusqu'à lui la gloire << et la reconnaissance 1. »

L'Église, affligée depuis longtemps par des maux de tous genres, recevait une grande consolation de ces conquêtes de l'Esprit de Dieu; mais elle ne se doutait point encore des trésors de grâces qui lui étaient réservés, et des innombrables fruits de salut que porterait bientôt cet arbre nouveau dont l'humble semence germait dans le mystère. C'est ainsi qu'autrefois, lorsque tous les peuples de la terre s'abandonnaient à une hideuse idolâtrie, douze pêcheurs d'Israël, méprisés et persécutés des hommes, se préparaient à renverser les temples des faux dieux, et à renouveler la face du monde.

Bernard et ses amis, retirés dans une demeure modeste à Châtillon, travaillaient énergiquement à leur propre sanctification, afin de se rendre plus aptes à procurer la sanctification des autres.

CHAPITRE CINQUIÈME

Vie commune à Châtillon. Adieux à la maison paternelle. Vocation de Nivard.

Le séjour de Châtillon semble avoir été choisi par la sainte compagnie de Bernard, parce que là se trouvait l'élite des jeunes gens de la province 2; c'était là aussi que Bernard avait passé ses plus belles années; il y possédait de nom1 Guill. de S.-T., cap. 111, no 14.-2 Guill., lib. I, cap. III, no 15.

breux amis, anciens compagnons de ses études et témoins de ses premiers succès.

Cependant, dès qu'ils furent réunis dans une maison appartenant à l'un d'eux, Bernard s'appliqua à en régler la discipline intérieure selon 1 Ex epist. CIX.

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