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l'Europe; ce prix était, en Angleterre, de moitié plus élevé que l'année précédente, et l'Irlande allait réclamer un supplément énorme de grains pour remplacer sa nourriture exclusive. Déjà, dans les premiers jours de 1846, cette situation réagissait sur les marchés français.

Si une mauvaise année suivait à une année médiocre, que ne faudrait-il donc pas craindre? A une crise alimentaire succéderaient sans doute, comme une conséquence naturelle, une crise industrielle et une crise financière. Sans doute, la France saurait, par sa force propre, surmonter ces dangers; mais il n'en était pas moins vrai qu'une situation semblable se déclarant alors que les grands travaux publics n'étaient encore qu'ébauchés, quand, pour plusieurs années encore, les réserves de l'amortissement étaient engagées, quand un déficit, peu inquiétant dans des circonstances ordinaires, mais grave dans les moments de crise, se manifestait de plus en plus dans nos finances, quand l'Algérie réclamait encore d'énormes sacrifices, quand notre marine, enfin, n'était pas encore établie sur ce pied respectable qui convient à une grande nation, l'avenir du pays se trouverait, sinon compromis, au moins reculé par ces malheurs et par ces fautes.

Quoi qu'il en dût être plus tard, et malgré ces germes de complications futures, l'état du pays, au début de l'année, n'offrait rien d'alarmant. Les recettes publiques suivaient ce mouvement ascendant qui est le signe le plus sûr du bien-être général.

Au dehors, aucune question grave ne s'élevait; la convention relative à la traite des noirs semblait avoir éteint tout sujet de querelle avec l'Angleterre. Si des différends sérieux paraissaient menacer la paix générale, ce ne devait être, selon toute prévision possible, que dans des contrées éloignées, et la France ne pourrait être appelée qu'à en être spectatrice.

Au dedans, l'attitude des partis annonçait le même calme, donnait les mêmes espérances. Aux luttes passionnées qui, l'année dernière, avaient menacé chaque jour l'existence du Cabi

net, avait succédé une paix profonde, et le parti conservateur, désormais rallié tout entier sous la bannière ministérielle, se sentait sûr d'une victoire qu'on ne lui disputerait pas. Une fusion s'opérait entre les deux fractions les plus importantes de l'opposition, la gauche constitutionnelle et le centre gauche; mais si cette union devait être en péril, ce ne serait que lorsque la fin de la législature actuelle ramènerait des élections nouvelles et de nouvelles occasions de lutte entre les partis.

La session des Chambres s'ouvrit le 27 décembre 1845. Le discours de la couronne était empreint d'une réserve extrême, et se bornait à esquisser la situation générale sans entrer dans des détails susceptibles de provoquer de longs débats. Les premiers paragraphes rappelaient, comme à l'ordinaire, les principaux résultats de la politique d'ordre et de conservation, l'exécution des grands travaux publics poussée avec une activité toute nouvelle, le bon état de nos finances, les pacifiques relations avec les puissances étrangères. Le Roi ajoutait spéciale ment en ce qui concernait l'Angleterre :

«L'amitié qui m'unit à la reine de la Grande-Bretagne et que récemment encore elle m'a si affectueusement témoignée, et la confiance mutuelle de nos deux gouvernements, ont heureusement assuré les bonnes et intimes relations des deux Etats..

La fin du paragraphe avait trait à la convention conclue pour remplacer le droit de visite; le vœu des adresses précédentes y était textuellement reproduit:

« La convention conclue entre nous pour mettre un terme à l'odieux trafic des esclaves reçoit en ce moment son exécution. Ainsi, par la coopération cordiale des forces maritimes des deux Etats, la traite sera efficacement réprimée, et, en même temps, notre commerce sera replacé sous la surveillance exclusive de notre pavillon. »

Le discours insistait particulièrement sur ce concours des deux puissances, et manifestait l'espoir que, sur les rives de la Plata, leur action commune amènerait le rétablissement des relations commerciales régulières et pacifiques.

Quant à l'Algérie, tout en déplorant les événements fâcheux qui avaient signalé la lutte de l'année écoulée, Sa Majesté ex

primait l'assurance qu'avec l'aide du temps notre persévérance énergique fonderait la sécurité et la prospérité de cette colonie.

On le voit, le silence le plus complet était gardé relativement aux affaires de l'Orient, de la Grèce, de l'Espagne, du Mexique. Il n'était pas parlé non plus de l'expédition projetée contre Madagascar, ni du renouvellement récent de la convention belge (voyez le texte du discours à l'Appendice, p. 1).

Le 29 décembre, la Chambre des députés procéda à l'installation de ses bureaux. Pour la présidence, M.Sauzet était, comme à l'ordinaire, le candidat du parti conservateur; toutes les nuances réunies de l'opposition portaient un seul candidat, M. Dufaure. L'année dernière, on se le rappelle, il avait fallu deux tours de scrutin pour donner à M. Sauzet 177 voix sur 331 votants. Cette année, sur 364 votants, majorité 183, M. Sauzet obtint 213 voix, et M. Dufaure n'en réunit que 147. Le parti conservaleur avait donc une majorité absolue de 30 voix, une majorité relative de 66.

Le lendemain, les quatre candidats conservateurs à la viceprésidence furent nommés au premier tour de scrutin : M. Bignon, par 210; M. Lepeletier-d'Aulnay, par 202; M. Debelleyme, par 189: M. Duprat, par 188. L'année dernière, un membre de l'opposition, M. Dufaure, avait été nommé vice-président, et, à un second tour de scrutin, M. Debelleyme ne l'avait emporté que de quatre voix sur M. Billault.

Le parti conservateur eut également la presque unanimité dans la nomination des commissaires de l'Adresse.

Le scrutin pour la nomination des secrétaires donna le même résultat les trois candidats présentés par le parti conservateur, MM. de L'Espée, Boissy d'Anglas, de Las Cases, et M. Lacrosse, présenté par l'opposition, suivant l'usage, et accepté par la majorité, furent nommés au premier tour de scrutin.

Ainsi, l'existence du ministère ne pouvait pas, comme l'année dernière, ètre mise en cause. L'opposition n'allait avoir qu'à s'oc cuper d'influer sur l'opinion publique et sur le corps électoral. C'était là une tâche sérieuse à la fin d'une législature. En effet,

les élections générales avaient été hautement annoncées pour clôture de la session.

La fusion récente des deux fractions les plus importantes de l'opposition donnerait à la lutte électorale une signification toute nouvelle.

Mais les débats de l'Adresse devaient, par cela mème, perdre la gravité qui s'attache d'ordinaire aux questions de cabinet; peut-être, en compensation, allaient-ils y gagner en grandeur réelle, les personnalités s'effaçant devant les intérêts généraux du pays. Aussi les discussions de la Chambre des pairs eurentelles cette année une importance et une étendue peu habituelle.

La discussion de l'Adresse à la Chambre des pairs s'ouvrit, le 8 janvier, par un sérieux débat sur les ordonnances du 7 décembre 1845 et sur la réorganisation du conseil royal de l'Université (voyez le texte de ces ordonnances dans l'Annuaire de 1845, Histoire de France, p. 343, Appendice, p. 30).

M. le vicomte Villiers du Terrage prit le premier la parole. L'honorable orateur se préoccupe surtout, on le sait, des tendances morales et religieuses du gouvernement. Rappelant l'heureuse solution de l'affaire des jésuites, M. Villiers du Terrage accordait que la négociation avec la cour de Rome avait été habilement conduite, quoique peut-être il eût été à désirer qu'elle parût plus au grand jour, qu'elle fût revêtue d'une forme solennelle; mais ce qu'il y avait eu de regrettable, c'était la polémique violente qui avait précédé cette heureuse solution, rendue si facile par la sagesse de cette Rome tant calomniée. On avait trop dit qu'on cédait à l'état de l'opinion publique, à des préventions devenues générales. Cette atteinte, portée aux principes conservateurs, n'avait pas été sans danger pour le parti lui-mème et pour la morale publique. En effet, l'affaire du Collège de France n'avait pas tardé à succéder à celle des jésuites, et on avait vu les ennemis du catholicisme mettre leur orgueil à le poursuivre, à l'attaquer sous toutes les formes et par tous les moyens.

Qu'avait-on voulu au fond, continuait l'orateur, dans cette lutte contre les jésuites? Les coups qu'on leur portait ne s'adressaient-ils pas plus haut? C'est ce que sans doute on apprendrait bientôt, lorsque le projet de loi sur l'enseignement serait soumis à une discussion nouvelle.

M. Villiers du Terrage n'entendait pas appeler sur l'enseignement, plus que sur l'exercice d'aucun autre des droits civils, le fol excès d'une licence illimitée. Mais lorsqu'on marchait au renversement du christianisme, le christianisme n'était-il pas en droit d'invoquer, de la part de l'instruction publique, quelques garanties? Ces garanties, l'orateur, confiant dans les lumières et dans le caractère élevé de M. le ministre de l'instruction publique, s'attendait à les trouver incrites dans le nouveau projet; sans doute, M. de Salvandy ne soutiendrait devant les Chambres que des principes qui peuvent servir de base à la fois à la morale religieuse, à la liberté des familles, à la force des études. Une émulation calme, une sage concurrence, pourraient seules parvenir à ce but, qu'en présence du travail redoutable qui agite la société européenne, et qui s'attaque à la politique par la religion, il était si désirable de voir bientôt atteindre.

A ces nobles paroles, M. Cousin répondit par un blâme franchement exprimé contre les ordonnances modificatrices du conseil royal de l'Université.

L'ancien ministre voyait un danger sérieux dans cet acte ministériel préparé dans l'ombre, et qui était venu tout à coup troubler la paix du département de l'instruction publique, remuer ses deux grandes magistratures, les conseils académiques au sein de chaque province, et le conseil royal au sommet de la hiérarchie. Get acte ébranlait tout, sous le prétexte de tout raffermir; il agitait le présent, il menaçait l'avenir.

L'éloquent orateur faisait, en termes piquants, à M. le ministre de l'intruction publique un reproche au reste assez flatteur, celui d'aimer trop la gloire, «et, ajoutait-il, on ne peut pas acquérir de gloire dans l'Université, surtout en un jour. »>

« A la longue, on peut s'y faire honneur par une administration régulière et

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