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ET

CONQUÊTES DES FRANÇAIS

EN ITALIE

DEPUIS 1793.

ANNÉE 1794. AN II.

Tous les écrivains nationaux et étrangers sont convenus qu'une des époques les plus glorieuses de l'histoire militaire des Français est celle de nos campagnes en Italie. Tous se sont entendus pour la célébrer; la haine même a été forcée de se taire. Les prodiges opérés, au nom de la liberté, sous un gouvernement qui ne connaissait que la tyrannie, ont imposé un silence approbateur aux passions même les plus envcnimées; et tous les partis, républicains, royalistes et constitutionnels, n'ont trouvé sous leurs plumes que des éloges et de l'admiration, lorsqu'il s'est agi de parler des événements militaires arrivés en 1793 et 1794.

Nous avons déjà plusieurs fois fait remarquer l'étrange et sublime spectacle que donnait au monde la nation française à cette époque. Nous avons vu comment, après les revers les plus grands, elle avait remporté tout à coup les plus glorieux avantages. Plusieurs écrivains ont comparé la situation de la France, au commencement de la troisième campagne, à celle de Rome après la bataille de Cannes, et ont trouvé les plus heureux rapprochements dans l'énergie des deux peuples au milieu de leurs désastres. Mais il nous semble que dans cette comparaison tout est à la gloire de la France. Rome, après la bataille de Cannes, se vit, il est vrai, dans un danger non moins imminent que la France, après la prise des trois grands boulevards de ses frontières du Nord. La ville éternelle, menacée

ITALIE. T. I.

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d'une prochaine destruction, ne désespérait point de son salut. Animés par le sublime amour de la patrie, ses habitants, au lieu de délibérer, coururent aux armes, et jurèrent, sur l'autel de Romulus, de périr tous avant de permettre que l'ennemi abordât l'enceinte de leurs murailles. Ce mouvement généreux a été célébré dignement par les écrivains les plus éloquents. Mais Rome alors avait un gouvernement libre, un gouvernement en qui tous les citoyens mettaient leur plus intime confiance, un gouvernement aussi juste qu'il était grand, et qui croyait de son devoir d'encourager, en l'honorant, la valeur malheureuse. Le sénat de Rome sortit en corps de son palais pour aller au-devant de Varron, ramenant sous ses murs menacés les légions vaincues à Cannes, et le remercia solennellement, par un décret, de n'avoir pas désespéré du salut de la patrie.

Quels efforts héroïques n'eussent point faits les Français, de quel dévouement n'eussent-ils pas été capables, si lorsqu'environnés des mêmes dangers et soutenus par le même sentiment de liberté, ils eussent été secondés par un gouver nement semblable? Mais, agitée au dehors comme à l'intérieur, la Convention nationale, qui avait fondé sa tyrannie sur les ruines du trône, étendait de toutes parts son sceptre de fer. C'est en couvrant de sang et de deuil leur patrie infortunée, qu'elle prétendait engager les Français à défendre leur territoire. C'est au nom de la mort qu'elle ordonnait la victoire à ses généraux. C'est par les supplices ou la dégradation qu'elle punissait ou récompensait indistinctement les défaites et les triomphes. Custine périt pour n'avoir pu conserver Mayence; Houchard fut mené au supplice après avoir vaincu les Anglais à Hondschoote; Jourdan fut destitué apres avoir délivré Maubeuge. Quelle autre marche auraient pu suivre des hommes soudoyés par les ennemis de la France pour la dissolution de ce pays? Cependant telle est la force de l'honneur sur les Français, tel était alors l'amour de la patrie qui les enflammait, qu'à l'aspect des étrangers s'avançant sur leur territoire, ils oublièrent d'un commun accord les malheurs causés par un gouvernement qu'ils détestaient, et s'armèrent tous sous une tyrannie qu'en temps de paix ils eussent cher

ché à renverser. Aux généraux suppliciés ou destitués succédèrent d'autres généraux, bravant aussi le même sort, et n'écoutant, que cette voix généreuse qui leur disait que la patrie avait besoin de leurs bras et de leurs conseils. Nouveaux Décius, ils se dévouèrent pour le salut de tous, et ce n'est qu'en opérant des miracles qu'ils forcèrent enfin la Convention à les respecter. Ouvrons les annales de Rome, cherchons dans Tacite ou dans Tite-Live un héroïsme aussi pur, aussi désintéressé; nous ne trouverions pas un pareil exemple dans leurs pages éloquentes.

Il faut le dire, l'excès même de la tyrannie contribua puissamment au succès des armes françaises. Sans l'horrible loi des suspects, ce chef-d'œuvre de cruauté, le décret conventionnel qui ordonnait la levée de tous les jeunes gens depuis dix-huit ans jusqu'à vingt-cinq, ce décret qui fournit à la France un si grand nombre de braves défenseurs, n'aurait peut-être jamais reçu son exécution. Mais, menacés de périr obscurément par le glaive de la tyrannie pour des crimes imaginaires, les jeunes Français saisirent avec transport le moyen de salut qui leur était offert, et s'enrôlèrent tous pour voler dans les combats chercher une mort glorieuse, et au moins utile à leur pays. Le despotisme est si soupçonneux, que ces jeunes guerriers, armés pour le soutenir, furent trompés jusque dans leur dévouement. Pour les engager plus sûrement à se ranger sous les drapeaux républicains, on leur avait permis de se donner des chefs de leur choix. Les bataillons ainsi organisés, et qui portaient le nom de leur département, se rendaient gaiement de l'intérieur sur les frontières, aux cris de vive la république! vive la liberté ! Mais à leur arrivée dans les camps, ils perdirent l'avantage qu'on leur avait promis, et leurs chefs furent privés de leurs grades. Les bataillons de réquisition entrèrent presque tous dans des corps anciens, et servirent à remplir les vides causés par la guerre. Ainsi le gouvernement conventionnel ne savait tenir aucune de ses promesses: tourmenté par la peur, ce juste apanage des tyrans, il craignait que ces jeunes guerriers, animés du même esprit et de la même haine, ne tournassent un jour leurs armes contre lui.

Mais le plus grand appui qu'eût alors la tyrannie était dans un seul homme. La Convention s'était elle-même donné des maîtres, en créant ce qu'elle appelait son Comité de salut public; et cinq hommes, fameux dans nos annales du crime, Robespierre, Billaud-Varennes, Collot-Dherbois, Saint-Just et Couthon, étaient parvenus à envahir tout le pouvoir dont elle avait investi ce Comité. Ces cinq hommes n'avaient d'art que pour les massacres et l'oppression. Les connaissances militaires et les vues politiques leur étaient étrangères. Ils eurent du moins l'habileté de s'en apercevoir, et convaincus que la force militaire pouvait seule conserver leur autorité, en conservant les frontières de la France, ils cherchèrent autour d'eux un homme capable de donner à cette force une direction convenable. Leur choix tomba sur Carnot, membre de la Convention nationale, capitaine au corps du génie avant la révolution, et qui déjà avait prouvé, par des services rendus, qu'il était propre au rôle qu'on voulait lui faire jouer. Pendant que Robespierre et ses quatre collègues organisaient la terreur dans l'intérieur, Carnot, maître de toute la partie militaire, dirigeait les armées, et, suivant l'expression de Bourdon de l'Oise, organisait la victoire sur les frontières. C'est à son génie vaste et entreprenant que la Convention dut en effet les succès qui consolidèrent sa puissance, et qui auraient fait peut-être supporter son gouvernement temporaire, si elle eût pris soin de ne pas le rendre si odieux par ses mesures administratives dans l'intérieur.

Par les soins de Carnot, le service de la guerre reprit son ancienne activité, et fut régi avec ordre. Une discipline sévère fut introduite dans les camps, et devint un devoir pour les généraux comme pour les soldats. Le luxe et la mollesse furent bannis; la pauvreté, partage de tous, imposait aux commandants des armées la nécessité de se distinguer par leur bravoure et leurs exploits, quand naguère ils le faisaient par leur faste. A voir les troupes françaises dans leurs bivouacs, on eût dit des guerriers lacédémoniens se raillant du luxe asiatique des soldats du roi de Perse: car, afin de rendre les marches et les évolutions plus faciles, et pour diminuer encore les dépenses, on avait aboli l'usage des tentes pour les

campements. Les soldats français n'avaient besoin que de fer pour vaincre, et l'on a vu avec quel courage et quelle intrépidité ils avaient bravé toute la rigueur de la saison, à la reprise des lignes de Weissembourg. Des guerriers qui savaient ainsi supporter toutes les privations devaient être sûrs de la victoire.

Une révolution subite se forma ainsi dans l'art militaire. La tactique allemande employait les soldats comme des machines; la nouvelle tactique consista surtout à les employer comme des hommes. Les généraux s'appliquèrent principalement à inspirer à leurs troupes les vertus du citoyen, et leurs efforts furent couronnés d'un prompt succès. On a vu comment les soldats s'intéressaient personnellement à la victoire, et semblaient tous combattre individuellement pour la France. Le même sentiment, l'amour de la patrie, et celui non moins énergique de la liberté, les enflammait tous d'une égale ardeur. L'union des Français, rangés en haie sur la frontière, faisait leur force et formait un rempart plus redoutable que des forteresses.

L'impulsion désormais était donnée à la valeur française : les armées, à la fin de 1793, avaient toutes oublié leurs défaites, et n'avaient plus à raconter que des triomphes. Du midi au nord, de l'est à l'ouest, la victoire s'était rangée sous leurs drapeaux. La reprise de Toulon et des lignes de Weissembourg avaient redoublé l'enthousiasme des défenseurs de la France; leur impatience était à son comble, et tous brûlaient de voir commencer une nouvelle campagne. Quels avantages plus éclatants encore que les précédents ne devait-on pas attendre d'un empressement aussi unanime! L'année 1794 va assurer à la France cette supériorité militaire qu'elle conservera pendant vingt années. Des généraux, la gloire éternelle de la patrie, vont agrandir ses limites. Jourdan, Pichegru, Moreau, Kléber, Macdonald, Lefebvre, Marceau, Championnet, Dugommier, Moncey, etc., vont, par leurs exploits, inscrire leurs noms au temple de Mémoire. Les alliés, défaits, repoussés sur tous les points, vont abandonner en toute hâte le territoire qu'ils avaient envahi. La guerre va être reportée sur leur pays : la Belgique et la Hollande, toute la rive gauche du Rhin, seront conquises par les armées de Jourdan et de Pichegru. De toutes parts enfin

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