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Les grammairiens nous enseignent que certains noms tels que aide, élève, enseigne, manœwre, etc..., sont tantôt masculins, tantôt féminins, et ils se bornent à constater cet usage, comme s'il n'était susceptible d'aucune justification par le raisonnement. Au lieu d'énoncer sèchement la liste alphabétique de ces exceptions, n'était-il pas plus simple de soulager la mémoire de l'enfant par cette remarque que les substantifs abstraits aide, élève, garde, manœuvre, etc., sont toujours féminins quand ils marquent l'action d'aider (l'aide puissante de Dieu), d'élever (l'élève productive des bestiaux), de garder (la garde des frontières), de manœu¬ vrer (la manœuvre du navire), et qu'ils deviennent toujours masculins lorsqu'ils désignent la personne qui accomplit ces divers actes (un aide de camp, un élève, um garde national, un manœuvre)?

l'o

Comment notre futur s'est-il formé? pourquoi est-il terminé en ai dans, nos quatre conjugaisons? Parce qu'à la chute de l'Empire Romain, les terminaisons latines s'étant toutes assourdies, il y avait confusion pour les gens illettrés et pour le peuple entre des formes aussi peu différentes que legit (il lit), leg et (il lira), legat (qu'il lise), lege (lis). Ces mots, dont la prononciation ne différait que par des nuances délicates, étaient trop difficiles à distinguer pour reille des Barbares. Dès lors on chercha, pour exprimer le futur, une forme plus grossière et plus saisissable, et on employa le verbe habere (avoir) avec l'infinitif du verbe : on trouve dans certains textes latins de la décadence scribere habeo (littéralement j'ai à écrire) pour signifier j'écrirai; de même amare habeo (j'ai à aimer), c'est-à-dire j'aimer ai. Voilà pourquoi notre fatur français se forme en joignant partout le présent du verbe avoir (ai, as, a, etc.) à l'infinitif du verbe (je chanterai, je finirai, je rendrai).

Pourquoi certains temps prennent-ils un t à la troisième personne du singulier dans la conjugaison interrogative (

aime, aime-t-il? il aima, aima-t-il ?)? Les grammairiens répondent sans hésiter que ce t est une lettre euphonique destinée à amortir le choc des voyelles qui serait trop dur dans aime-il, aime-on. Si le t est intercalé pour les besoins de l'euphonie, demandera aussitôt l'enfant, pourquoi peut-on dire alors il pourra-elire, il pourra-on doyer, lorsqu'il n'est pas permis de dire pourra-elle? pourra-on? Pourquoi l'hiatus des voyelles a-e, a-o, toléré dans le premier cas, est-il proscrit dans le second?

La grammaire historique nous donnera la vraie solution de ce petit problème. En latin, le t est la lettre caractéristique de la troisième personne du singulier : amat, finit; rumpit devinrent à l'origine en français: il aimet, il finit, il rompt). Naturellement le t final de il aimet était muet, comme l'est encore aujourd'hui celui de ils aiment: on prononçait il aime, comme nous prononçons il fini, il romp, tout en écrivant il finit et il rompt. Ce t muet ne tarda pas à disparaître de la première conjugaison (dans la forme directe), vers le temps de Philippe Auguste; mais il persista dans la forme interrogative, parce qu'il devenait dans ce cas sensible et sonore aime-t-il? Plus tard on oublia l'origine et la raison d'être de cette lettre; on sépara ce t par un tiret du radical dont il faisait partie, et la vieille forme aime t-il devint vers le seizième siècle aime-t-il, qui n'est plus au milieu des formes modernes qu'un dernier vestige de la conjugaison du moyen âge.

Il n'y a rien dans tout cela qui dépasse le niveau moyen d'un élève de sixième, et l'on voit à quoi se réduit ce prétendu cours de vieux français, et combien il est exact de dire (comme les partisans des anciennes méthodes) qu'en donnant aux enfants la raison des règles, nous voulons transformer nos écoliers en philologues, et nos classes de grammaire en succursales de l'Académie des Inscriptions : autant vaudrait dire que le marin au long cours est un as

tronome parce qu'il applique à la navigation les résultats pratiques de la science astronomique, ou que l'imprimeur sur étoffes est un chimiste parce qu'il profite des recherches faites par les savants sur les combinaisons ou la durée des couleurs. L'argument qu'on prétend tirer de la perte du temps est aussi peu décisif : d'ailleurs, l'intelligence venant en aide à la mémoire en double la force, et cette perte, si perte il y a, est plus que compensée pour l'enfant. Je ne me fais donc aucun scrupule de renvoyer les défenseurs de la routine au jugement sévère que portait sur ces méthodes vieillies M. Michel Bréal, professeur au Collège de France : « La grammaire << traditionnelle formule ses prescriptions comme les décrets « d'une volonté aussi impénétrable que décousue; la gram« maire historique fait glisser dans ces ténèbres un rayon de « bon sens, et au lieu d'une docilité machinale, elle demande « à l'élève une obéissance raisonnable. »

Il y a quarante ans, Burnouf (et c'est là une autorité que nos critiques ne renieront pas) ne s'exprimait point autrement, quand il répondait dans la préface de sa Grammaire latine aux professeurs qui lui reprochaient d'avoir appliqué à l'enseignement pratique du latin quelques-unes des découvertes de la philologie comparative :

« Mon livre est tout pratique, et j'ai eu soin de n'y rien mettre qui ne fût à la portée des plus jeunes intelligences. Toutefois si les règles que je donne sont simples, elles ne sont pas mécaniques. Le temps n'est plus où l'on n'accordait au jeune âge qu'une mémoire toute passive........ Les philologues versés dans la grammaire comparative trouveront que je n'ai pas poussé cette étude assez loin. Si d'autres personnes croyaient, au contraire, que certains détails où je suis entré n'étaient pas absolument nécessaires, je les prierais de remarquer d'abord que la mémoire ne retient sûrement que ce dont l'esprit s'est rendu compte ; ensuite, qu'un enfant auquel vous expliquez la raison des choses, vous en sait gré, et vous récompense de votre peine par une attention plus soutenue. Il est flatté de la

confiance que vous avez dans son jugement : l'émulation le gagne, sa pénétration s'éveille, et vous le verrez quelquefois compléter une théorie dont vous ne lui aurez indiqué que les premiers éléments. Je ne veux pas que l'on étale devant des commençants les curiosités de la science, mais je veux qu'on leur en découvre les principes, etc....

(BURNOUF, Grammaire latine, p, vII.)

Je ne me suis point borné à donner, dans la limite du possible1, l'explication des règles et des exceptions de la grammaire usuelle. J'ai également cherché à simplifier la syntaxe, et j'ai fait de mon mieux pour la débarrasser des puérilités scolastiques que les grammairiens philosophes y ont entassées à l'envi, depuis deux siècles, ainsi que des distinctions insaisissables dont ils surchargent, comme à plaisir, la mémoire des enfants.

ou les

ou feu la

Ce n'est point assez d'être obligé de dire : Ce nouvel orgue est un des bonnes qui aient été faites en Europe, søttes gens resteront toujours des gens sots, reine est morte avant la feue impératrice, et tant d'autres bizarreries sur lesquelles il est impossible de revenir aujourd'hui nos grammairiens, depuis Vaugelas jusqu'à GiraultDuvivier, sont inépuisables en subtilités de ce genre. On doit dire Cette foule d'enfants encombrait la rue, mais une foule d'enfants couraient dans la rue; un déluge de pleurs

:

4. Il est en effet plus d'une exception que l'on ne peut justifier sans sortir des limites d'un enseignement élémentaire. Il est aisé, par exemple, de tracer dans les grandes lignes la théorie de formation de nos verbes irréguliers rien de plus facile que d'expliquer pourquoi finir fait au présent je finis, tandis que dormir fait je dors. Mais il est impossible de donner la raison de chaque irrégularité particulière, à moins d'exposer préalablement à l'élève les lois de changement des lettres latines en français dans leurs moindres nuances; sans ce secours, comment expliquer pourquoi dans savoir l'a du radical est ai au prés. (sais), u au prétérit (sus), a au subjonctif (sache)?

inondait son visage, mais une quantité de pleurs couvraient son visage. Les grammairiens contemporains renchérissent, comme il est naturel, sur cette inextricable législation, et grâce à leurs efforts, nos règles d'accord seront bientôt incompréhensibles. L'un décrète qu'on dira leur nourriture est saine, mais leur nourriture sont des ignames? L'autre nous explique gravement qu'il faut dire: La conscience de bien faire suffit à l'homme juste, mais la conscience de bien faire sont les délices du juste,

Les successeurs dégénérés des scolastiques discutaient à l'infini pour savoir si un chien en laisse est tenu par l'homme ou par la corde qu'on lui a passée au cou, et comme deux négations latines valent une affirmation, ces logiciens intrépides jonglaient avec des négations tellement multipliées qu'il fallait employer des pois ou des fèves pour décider par leur nombre si la proposition était négative ou affirmative, Les discussions interminables des grammairiens sur les règles d'accord et sur l'analyse logique ne rappellent-elles pas ces luttes oiseuses de la fin du moyen âge? En vain M, Fortoul en 18541, M, Rouland en 18572, M. Duruy en 1866 ont voulu réagir contre l'abus de ces subtilités byzantines qui doit infailliblement hébéter l'enfant soumis à un tel régime; cette scolastique grammaticale reste encore, en dépit de toutes les circulaires ministérielles, la nourriture préférée d'un trop grand nombre de nos professeurs et de nos maîtres.

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Tout en supprimant cet attirail métaphysique, j'ai donné d'autre part, pour rendre la grammaire plus réellement pratique, les règles de formation des différentes parties du discours. Quoi de plus stérile en apparence et de plus

4. Circulaire du 31 octobre.
2. Circulaire du 20 août.
3. Circulaire du 7 octobre.

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