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Il n'y a réellement point de végétation, mais des plantes qui vẻgètent; point d'être métaphysique appelé respiration, mais des animaux qui respirent; point de sentiment en général, mais des animaux qui sentent.

Quelque torture que nous donnions à nos idées, trouverons - nous jamais un seul mot abstrait qui puisse signifier une substance? Un corps passe d'un lieu à un autre; mais y a-t-il un être invisible appelé mouvement qni aille se loger dans ce corps, et qui ensuite se retire? Y a-t-il une personne appelée végétation, qui se mette dans le corps de cette plante, et qui fasse monter les sucs de la terre dans ses fibres ? Toutes nos disputes ne viennent-elles pas de l'abus que nous avons fait des mots, et de l'habitude où nous sommes depuis longtemps de les prendre pour des choses?

Nous avons disputé sur l'âme des bêtes. Ont-elles une âme, ou non? Cette âme est-elle matérielle? Est-ce une entéléchie? Mais il fallait auparavant savoir quelle idée on attache à ce mot âme, et alors on aurait vu qu'on n'en aura aucune.

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N'est-il pas clair, à quiconque ne veut pas se tromper, qu'il n'y a pas plus de raison de dire : « L'âme de ce cheval est un être à part, que de dire « La vie, la force, le mouvement, la digestion, le sommeil de ce cheval, sont des êtres à part? »

Pourquoi le mot âme donnerait-il plutôt l'idée d'un être à part que tous ces autres mots? N'est-il donc pas évident qu'il n'y a pas plus d'âme dans ce cheval, qu'il n'y a de ces êtres métaphysiques qui ne sont que des paroles?

Tout ce qu'on pourrait répondre, ce me semble, serait que, dans toutes les machines, il y a un principe de mouvement qui fait le jeu de ses ressorts; or, le principe de mouvement, de vie, de sentiment, vous l'appelez âme dans les animaux. Cette réponse est, je crois, la seule qu'on peut faire, et, au fond, elle ne dit rien du tout

Je conçois très-bien que l'eau tombant sur les aubes d'une roue, la fasse tourner; qu'un poids plus fort, en descendant, élève un poids plus faible; mais ici il n'en va pas de même. L'âme que vous avez admise dans cet animal ne peut assurément lui donner la vie, ne peut faire circuler son sang dans ses veines; car son sang circule avec une telle indépendance de son âme prétendue, que, quand il est trop agité, son âme voudrait en vain le calmer tous les mouvements intérieurs de cet animal se font sans que cette âme en sache rien

Ce n'est pas parce qu'il est en vie que vous lui attribuez une âme, mais parce qu'il vous paraît avoir du sentiment et des idées.

Vous ne concevez pas comment il sent, comment il a de la mémoire et des désirs certainement vous ne le concevez pas mieux quand vous prononcez le mot âme.

Pourquoi, voyant cet être qui se meut, qui digère, qui se ressou

1. Il n'est question ici, et dans tout ce qui suit, que de l'àme végétative et de l'instinct, ou, en suivant la nouvelle manière de s'exprimer, de l'âme des

animaux.

vient, qui désire, imaginez-vous dans lui un autre être qui le fait sentir, se mouvoir, digérer, désirer? N'avez-vous pas toujours à expliquer comment ce nouvel être lui ferait faire toutes ces choses?

Concevrez-vous mieux la mécanique incompréhensible des plantes quand vous aurez dit: Il y a dans elles une âme végétative qui les fait végéter? Et Thomas Diafoirus n'avait-il pas bien plus raison que vous de dire que l'opium fait dormir,

Quia est in eo

Virtus sopitiva

Quæ facit dormire?

La nature pourrait-elle donc avoir plus de peine à former cette plante qui végète, qu'à former encore une âme qui la fait végéter? Et faudra-t-il que la chèvre, qui broute l'âme végétative de cette plante, ne puisse la brouter sans avoir une âme ?

La nature, en ce cas, ne pourrait donc point, par ses propres forces, faire végéter cette plante, et la faire manger par cette chèvre, sans appeler à son secours deux âmes, dont l'une sera mangée par l'autre?

Quand vous prononcez l'âme des animaux, qu'entendez-vous? Pensez-vous que Dieu n'a pas eu le pouvoir de faire des êtres qui vivent, qui se meuvent, qui dorment, qui crient? Vous voyez bien qu'il a eu ce pouvoir, puisqu'il les a faits. Pensez-vous qu'il ne pouvait venir à bout de cet ouvrage sans le secours d'une âme, sans l'influence d'un être étranger, qu'il logerait dans sa machine pour animer ce qu'il ne pouvait animer lui-même?

Le premier qui a montré ces orgues qui jouent des airs par le seul emploi des forces mouvantes, a fait un très-bel ouvrage; mais s'il avait caché dans le corps de cet instrument un homme qui eût touché l'orgue, il n'aurait été qu'un charlatan.

Ceux donc qui admettent dans les animaux un autre être intérieur qui les fait agir, semblent faire réellement une injure à la toute-puissance de Dieu.

Nous faisons des automates qui se meuvent par les mécaniques Dieu fait des automates qui ont le sentiment. Mais, dites-vous, je ne comprends pas comment Dieu donne du sentiment et des idées à des automates. Vraiment, je le crois bien mais le comprendrez-vous mieux quand vous aurez prononcé ces trois lettres AME?

Osez-vous dire aujourd'hui, avec d'anciens ignorants, que Dieu a donné des âmes aux planètes pour diriger leurs courses, aux mers pour s'élever au-dessus de leurs rivages, et pour s'en éloigner dans les temps marqués, aux éléments pour entretenir l'harmonie du monde? Vous avez compris enfin que Dieu exécute toutes ces opérations par ses lois éternelles, sans aucun secours intermédiaire; pourquoi donc aurait-il besoin de secours pour animer un être auquel il aura donné des sens? Quoi! le soleil et tous les globes célestes n'ont point d'âme, et il faudra qu'un boeuf en ait une? Est-il donc plus difficile à Dieu de donner du sentiment à ce boeuf, et assez d'instinct pour aller de luimême à son étable, que de prescrire à Jupiter et à Saturne la route

dans laquelle ils marchent? Dieu n'a-t-il pu donner aussi aisément des idées aux animaux, que la gravitation vers un centre à la matière ?

On ne prétend point du tout faire entrer l'âme humaine dans cette question. La révélation nous rend certains que nous avons une âme spirituelle, immortelle; nous ne parlons que de l'âme des animaux.

On demande une solution à ces difficultés, et on se flatte que, parmi tant de philosophes dont l'Europe est remplie, il s'en trouvera quelqu'un qui voudra bien nous éclairer. Nous attendons de lui des raisons, et non pas des paroles.

POT-POURRI.
(1764.)

SI. Brioché fut le père de Polichinelle, non pas son propre père, mais père de génie. Le père de Brioché était Guillot Gorju, qui fut fils de Giles, qui fut fils de Gros-René, qui tirait son origine du prince des sots et de la mère sotte; c'est ainsi que l'écrit l'auteur de l'Almanach de la Foire. M. Parfaict', écrivain non moins digne de foi, donne pour père à Brioché Tabarin, à Tabarin Gros-Guillaume, à Gros-Guillaume Jean Boudin, mais en remontant toujours au prince des sots. Si ces deux historiens se contredisent, c'est une preuve de la vérité du fait pour le P. Daniel qui les concilie avec une merveilleuse sagacité, et qui détruit par là le pyrrhonisme de l'histoire.

§ II. Comme je finissais ce premier paragraphe des cahiers de Merry Hissing2 dans mon cabinet, dont la fenêtre donne sur la rue Saint-Antoine, j'ai vu passer les syndics des apothicaires3, qui allaient saisir des drogues et du vert-de-gris que les jésuites de la rue SaintAntoine vendaient en contrebande; mon voisin M. Husson, qui est une bonne tête, est venu chez moi, et m'a dit : « Mon ami, vous riez de voir les jésuites vilipendés; vous êtes bien aise de savoir qu'ils sont convaincus d'un parricide en Portugal, et d'une rébellion au Paraguai; le cri public qui s'élève en France contre eux, la haine qu'on leur porte, les opprobres multipliés dont ils sont couverts, semblent être pour vous une consolation; mais sachez que, s'ils sont perdus comme tous les honnêtes gens le désirent, vous n'y gagnerez rien; vous serez accablé par la faction des jansénistes. Ce sont des enthousiastes féroces, des âmes de bronze, pires que les presbytériens qui renversèrent le trône de Charles Ier. Songez que les fanatiques sont plus dangereux que les fripons. On ne peut jamais faire entendre raison à un énergymène les fripons l'entendent. »

1. François et Noël Parfait, auteurs de plusieurs ouvrages sur l'histoire des théâtres. (ED.)

2. Ce nom, répété dans le paragraphe Ix, est composé de deux mots anglais qu'on peut traduire ici par facetieux persiflage. (ED.)

3. Cette expédition est du 14 mai 1760. (ED.)

Je disputai longtemps contre M. Husson; je lui dis enfin : « Monsieur, consolez-vous; peut-être que les jansénistes seront un jour aussi adroits que les jésuites. » Je tâchai de l'adoucir; mais c'est une tête de fer qu'on ne fait jamais changer de sentiment.

§ III. Brioché, voyant que Polichinelle était bossu par devant et par derrière, lui voulut apprendre à lire et à écrire. Polichinelle, au bout de deux ans, épela assez passablement; mais il ne put jamais parvenir à se servir d'une plume. Un des écrivains de sa vie remarque qu'il essaya un jour d'écrire son nom, mais que personne ne put le lire.. Brioché était fort pauvre; sa femme et lui n'avaient pas de quoi nourrir Polichinelle, encore moins de quoi lui faire apprendre un métier. Polichinelle leur dit : « Mon père et ma mère, je suis bossu, et j'ai de la mémoire; trois ou quatre de mes amis, et moi, nous pouvons établir des marionnettes; je gagnerai quelque argent; les hommes ont toujours aimé les marionnettes; il y a quelquefois de la perte à en vendre de nouvelles, mais aussi il y a de grands profits.:

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M. et Mme Brioché admirèrent le bon sens du jeune homme; la troupe se forma, et elle alla établir ses petits tréteaux dans une bourgade suisse, sur le chemin d'Appenzel à Milan.

C'était justement dans ce village que les charlatans d'Orviète avaient établi le magasin de leur orviétan. Il s'aperçurent qu'insensiblement la canaille allait aux marionnettes, et qu'ils vendaient dans le pays la moitié moins de savonnettes et d'onguent pour la brûlure. Ils accusèrent Polichinelle de plusieurs mauvais déportements, et portèrent leurs plaintes devant le magistrat. La requête disait que c'était un ivrogne dangereux; qu'un jour il avait donné cent coups de pied dans le ventre, en plein marché, à des paysans qui vendaient des nèfles.

On prétendit aussi qu'il avait molesté un marchand de coqs d'Inde; enfin ils l'accusèrent d'être sorcier. M. Parfaict, dans son Histoire du Théâtre, prétend qu'il fut avalé par un crapaud; mais le P. Daniel pense, ou du moins parle autrement. On ne sait pas ce que devint Brioché. Comme il n'était que le père putatif de Polichinelle, l'historien n'a pas jugé à propos de nous dire de ses nouvelles.

S IV. Feu M. Dumarsais assurait que le plus grand des abus était la vénalité des charges. « C'est un grand malheur pour l'État, disait-il, qu'un homme de mérite, sans fortune, ne puisse parvenir à rien. Que de talents enterrés, et que de sots en place! Quelle détestable politique d'avoir éteint l'émulation! » M. Dumarsais, sans y penser, plaidait sa propre cause; il a été réduit à enseigner le latin, et il aurait rendu de grands services à l'Etat s'il avait été employé. Je connais des barbouilleurs de papier qui eussent enrichi une province, s'ils avaient été à la place de ceux qui l'ont volée. Mais, pour avoir cette place, il faut être fils d'un riche qui vous laisse de quoi acheter une charge, un office, et ce qu'on appelle une dignité.

Dumarsais assurait qu'un Montaigne, un Charron, un Descartes, un Gassendi, un Bayle, n'eussent jamais condamné aux galères des écoliers soutenant thèse contre la philosophie d'Aristote, ni n'auraient fait brûler le curé Urbain Grandier, le curé Gaufridi, et qu'ils n'eussent point, etc., etc.

SV. Il n'y a pas longtemps que le chevalier Roginante, gentilhomme ferrarois, qui voulait faire une collection de tableaux de l'école flamande, alla faire des emplettes dans Amsterdam. Il marchanda un assez beau Christ chez le sieur Vandergru. « Est-il possible, dit le Ferrarois au Batave, que vous qui n'êtes pas chrétien (car vous êtes Hollandais) vous ayez chez vous un Jésus? - Je suis chrétien et catholique,» répondit M. Vandergru, sans se fâcher; et il vendit son tableau assez cher. « Vous croyez donc Jésus-Christ Dieu ? lui dit Roginante.-Assurément,» dit Vandergru. Un curieux logeait à la porte attenante, c'était un socinien; il lui vendit une Sainte-Famille. « Que pensez-vous de l'enfant ? dit le Ferrarois. Je pense, répondit l'autre, que ce fut la créature la plus parfaite que Dieu ait mise sur la terre. »

De là le Ferrarois alla chez Moïse Mansebo, qui n'avait que de beaux paysages, et point de Sainte-Famille. Roginante lui demanda pourquoi on ne trouvait pas chez lui de pareils sujets. « C'est, dit-il, que nous avons cette famille en exécration. »

Roginante passa chez un fameux anabaptiste, qui avait les plus jolis enfants du monde; il leur demanda dans quelle église ils avaient été baptisés. << Fi donc ! monsieur, lui dirent les enfants; grâce à Dieu, nous ne sommes point encore baptisés.

α

D

Roginante n'était pas au milieu de la rue, qu'il avait déjà vu une douzaine de sectes entièrement opposées les unes aux autres. Son compagnon de voyage, M. Sacrito, lui dit : « Enfuyons-nous vite, voilà l'heure de la Bourse; tous ces gens-ci vont s'égorger, sans doute, selon l'antique usage, puisqu'ils pensent tous diversement; et la populace nous assommera, pour être sujets du pape. »

Ils furent bien étonnés quand ils virent toutes ces bonnes gens-là sortir de leurs maisons avec leurs commis, se saluer civilement, et aller à la Bourse de compagnie. Il y avait ce jour-là, de compte fait, cinquante-trois religions sur la place, en comptant les arminiens et les jansénistes. On fit pour cinquante-trois millions d'affaires le plus paisiblement du monde, et le Ferrarois retourna dans son pays, où il trouva plus d'Agnus dei que de lettres de change.

On voit tous les jours la même scène à Londres, à Hambourg, à Dantzick, à Venise même, etc. Mais ce que j'ai vu de plus édifiant, c'est à Constantinople.

J'eus l'honneur d'assister, il y a cinquante ans, à l'installation d'un patriarche grec, par le sultan Achmet III, dont Dieu veuille avoir l'âme. Il donna à ce prêtre chrétien l'anneau, et le bâton fait en forme de béquille. Il y eut ensuite une procession de chrétiens dans la rue Cléobule; deux janissaires marchèrent à la tête de la procession. J'eus le plaisir de communier publiquement dans l'église patriarcale, et il ne tint qu'à moi d'obtenir un canonicat.

J'avoue qu'à mon retour à Marseille, je fus fort étonné de ne point y trouver de mosquée. J'en marquai ma surprise à monsieur l'intendant et à monsieur l'évêque. Je leur dis que cela était fort incivil, et que si les chrétiens avaient des églises chez les musulmans, on pouvait au moins faire aux Turcs la galanterie de quelques chapelles. Ils VOLTAIRE.

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ΧΙΧ,

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