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Qu'un autre paysan ait apporté au roi du fromage de lait de bœuf, c'est une insipidité bien indigne de l'histoire; et ce n'est pas Henri IV qui l'a dite.

Mais qu'il eût fait battre de verges sept ou huit praticiens assemblés dans un cabaret pour leurs affaires, et que Henri ait exercé sur eux cette indigne vengeance, parce que ces bourgeois n'avaient pas voulu partager leur diner avec un homme qu'ils ne connaissaient pas; c'eût été une action tyrannique, infâme, non-seulement indigne d'un grand roi, mais d'un homme bien élevé. C'est L'Estoile qui rapporte cette sottise sur un ouï-dire. L'Estoile ramassait mille contes frivoles débités par la populace de Paris. Mais, si une pareille action avait la moindre lueur de vraisemblance, elle déshonorerait la mémoire de Henri IV à jamais; et cette mémoire si chère deviendrait odieuse. Le bon sens et le bon goût consistent à choisir, dans les anecdotes de la vie des grands hommes, ce qui est vraisemblable et ce qui est digne de la postérité.

Le grave et judicieux de Thou ne s'est jamais écarté de ce devoir d'un historien.

Si M. de Buri a cru rendre son ouvrage recommandable en décriant un homme tel que de Thou, il s'est bien trompé. Il n'a pas su qu'il y avait encore dans Paris des hommes alliés à cette illustre famille qui prendraient la défense du meilleur de nos historiens, et qui ne souffriraient pas qu'on attaquât en mauvais français une histoire chère à la nation et écrite dans le latin le plus pur.

LETTRE CURIEUSE

DE M. ROBERT COVELLE, CÉLÈBRE CITOYEN DE GENÈVE, A LA LOUANGE DE M. VERNET, PROFESSEUR EN THEOLOGIE DANS LADITE VILLE.

(1766.)

Il y a quelque temps que le vénérable M. Vernet, digne professeur en théologie, nous fit l'honneur de nous consulter, M. Muller, M. le capitaine Durost et moi, sur un livre de sa façon, qu'il voulait, disaitil, mettre en lumière. Nous lûmes son ouvrage, et ensuite nous nous assemblâmes chez Mlle Ferbot, qui reçoit très-poliment les gens de lettres Mlle Levasseur s'y trouva; et quand nous fumes assemblés, M. Vernet vint recueillir nos avis.

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Il est bon que je fasse ici connaître tous les personnages. M. Muller est un gentilhomme anglais très-instruit, qui dit tout ce qu'il pense avec franchise le capitaine joint à la même sincérité une nuance de

1. Marie-Thérèse Levasseur, née à Orléans en 1721, devenue, en 1768, l'épouse de J. J. Rousseau, morte au Plessis-Belleville le 17 juillet 1801. (ED.)

cynisme qui est excusé par la bonté de son caractère: Mlle Ferbot a l'esprit fin et délicat, et joint aux grâces d'une femme qui a fait l'amour la solidité d'une personne qui ne le fait plus Mlle Levasseur est la gouvernante de M. Jean-Jacques Rousseau; c'est une philosophe très-décidée. Elle fut légèrement lapidée avec son maître à MotiersTravers, sur la réquisition du vénérable M. de Montmolin, et se retira depuis à Genève comme une martyre de la philosophie; elle y cultive les belles-lettres avec Mlle Ferbot et moi, et est toujours tendrement attachée à M. Rousseau.

Pour le vénérable Vernet, tout le monde le connaît assez dans cette ville.

Son manuscrit était intitulé: Lettres critiques, etc., troisième édition. Nous lui dîmes tous d'une voix que nous étions fort aises de voir enfin un manuscrit qui lui appartînt; mais que, pour qu'il y eût une troisième édition, il fallait qu'il y en eût eu deux auparavant. Il nous répondit qu'à la vérité on n'avait jamais imprimé son livre, mais qu'il en avait paru deux feuilles l'une après l'autre; que personne ne s'en souvenait, et que, pour éveiller l'attention du public, il prétendait mettre troisième édition à sa brochure, parce qu'en effet deux feuilles imprimées et son manuscrit sont trois. « Je ne vous conseille pas de calculer ainsi, lui dit M. Muller; on vous accusera, plus que jamais, de quelque méprise sur le nombre trois.- Vraiment, dit Mlle Ferbot, du temps que j'avais un amant, s'il avait deux fois manqué au rendezvous, et qu'enfin il eût réparé une seule fois sa faute, je n'aurais pas souffert qu'il eût appelé sa tentative troisième édition; je ne puis approuver la fausseté ni en amour ni en livres. >>

M. Vernet ne se rendit pas; mais il demanda de quel titre on lui conseillait de décorer son ouvrage. « Ma foi, lui dit le capitaine, je l'intitulerais Fatras de Vernet. Quel pot-pourri avez-vous fait là? n'avonsnous pas assez de livres inutiles? Tout ce que vous dites de vous-même sur Rome est faux; le peu qu'il y a de vrai a été ressassé mille fois; on vous reprochera d'être ignorant et plagiaire. J'aime mon prochain, vous m'avez ennuyé, je ne veux pas qu'il s'ennuie : croyez-moi, pour mettre votre livre en lumière, jetez-le au feu; c'est le parti que je prendrais à votre place. Vous prenez bien mal votre temps pour écrire contre les catholiques, vous qui êtes encore sujet du roi de France; et on vous trouvera fort impertinent de faire une sortie contre des spectacles honnêtes que des médiateurs plénipotentiaires daignent introduire dans Genève. »

M. Muller entra dans de plus grands détails. « Mon cher Vernet, lui dit-il, votre ouvrage est un recueil de lettres que vous feignez d'écrire à un pair d'Angleterre cette mascarade est usée, vous deviez plutôt écrire à vos pairs les vénérables; et il serait encore mieux de ne rien écrire du tout; à quoi bon vos invectives contre M. d'Alembert, contre M. Hume, mon compatriote, contre tous les auteurs d'un dictionnaire immense et utile, rempli d'articles excellents en tout genre, contre l'auteur de la Henriade, et contre M. Rousseau? Votre dessein a-t-il été d'imiter ce fou qui attaquait ce qu'il y a de plus célèbre, ut magnis

inimicitiis claresceret ? Et à l'égard de M. Rousseau, n'est-ce pas assez qu'il soit malheureux pour que vous ne l'insultiez point? ne savezvous pas que res est sacra miser2, qu'un infortuné est un homme sacré, et que rien n'est plus lâche que de déchirer les blessures d'un homme qui souffre?

- Comment! s'écria alors Mlle Levasseur; comment! monsieur Vernet, vous attaquez mon maître ! c'est que vous avez ouï dire qu'il était dans une île si mon maître était dans le continent, vous n'oseriez paraître devant lui; vous êtes un poltron qui menacez de loin votre vainqueur; je vais l'en instruire; je vous réponds qu'il vous apprendra à vivre. D

Je pris alors la parole; je remontrai combien il était indécent au sieur Vernet de mal parler de l'Essai sur les mœurs, etc., lui qui avait écrit vingt lettres à l'auteur pour obtenir d'en être l'éditeur. « Moi, dit-il, moi avoir voulu jamais imprimer cet ouvrage! - Oui, vous, lui répliquai-je; vous aviez fait votre marché avec un libraire pour corriger les feuilles; vous ne vous déchaînez aujourd'hui que parce que vous avez été refusé; et cela n'est pas vénérable. »

Vernet pålit: il avait la tête penchée sur le côté gauche, il la pencha sur le côté droit, et dit qu'il n'avait jamais voulu imprimer l'Essai sur les mœurs, etc.; qu'il n'avait jamais écrit de lettres à ce sujet, et qu'il était prêt à en faire serment.

Mlle Ferbot, qui a la conscience timorée, se leva alors; elle courut chercher les fatales lettres de Vernet, que l'auteur de l'Essai m'avait confiées et que j'avais mises en dépôt chez elle : «Tenez,monsieur, dit la belle Ferbot au col tors 4; tenez, reconnaissez-vous votre écriture? Voici une lettre de votre propre main, du 9 février 1754, dans laquelle, après avoir parlé d'une édition très-incorrecte déjà faite d'une petite partie de ce grand ouvrage, vous vous exprimez ainsi :

<< Il me semble, monsieur, que ce serait l'occasion de reprendre une < pensée que vous aviez eue, qui est de m'adresser votre Essai sur l'Hisa toire; je le ferai imprimer correctement et à votre gré. Cela se pour<< rait faire avec tout le secret que vous désireriez, etc. »

<< Voici une autre lettre par laquelle il est évident que vous-même vous avez été l'éditeur de la première édition fautive de ce même livre que vous vouliez imprimer encore.

<< Il est arrivé que j'ai été trop tard à corriger le premier tome, et << pour le second même, me trouvant d'ailleurs fort occupé, je ne fis que << les premières corrections, etc. »

« Cela n'est pas trop français, et il y a quelque apparence que M. de

1. Tacite, Hist., II, 53. (ÉD.) 2. Sénèque, épigr. Iv, vers 9. (ÉD.)

3. Rousseau, après avoir quitté le Val-de-Travers, était allé en Angleterre, où il demeura depuis le commencement de 1766 jusqu'au 22 mai de l'année suivante. (ED.)

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4. Il y a une grande dispute parmi les savants sur cette phrase: dit la belle Ferbot au col tors. On demande si c'est la belle Ferbot qui a le col tors, comme on dit Junon aux yeux de bœuf, Vénus aux belles fesses; ou si c'est le professeur qui a le col tors: il est évident que c'est le professeur, par la notoriété publique.

Voltaire ne fut pas assez content de votre style pour se servir de vous; mais enfin vous voilà, monsieur, bien convaincu que vous avez été son éditeur.

<< Vous dirai-je encore quelque chose de plus fort? c'est vous qui fîtes la préface. La preuve en est dans la lettre de l'imprimeur Claude Philibert, du 15 avril 1754. « Vous avez vu, monsieur, la préface de « M. Vernet; elle suffit, ce me semble, pour me disculper. »

«

« Enfin, lorsque vous apprîtes que MM. Cramer se disposaient à imprimer cette même histoire, vous écrivîtes à M. de Voltaire en ces mots : « Voici encore de nos libraires qui mettent la faucille dans notre « moisson, c'est que la moisson est bonne; et la denrée se débitera si bien, qu'aucun libraire n'en souffrira de préjudice. Quant à vous, mon<< sieur, il n'y a que de l'honneur à voir vos ouvrages si répandus, etc. » « Je vous demande à présent, vénérable homme, comment le petit dépit de n'avoir pas été choisi par M. de Voltaire pour son éditeur et pour son correcteur d'imprimerie a pu vous porter non-seulement à écrire deux volumes d'injures contre lui et contre MM. d'Alembert et Hume, si estimés dans l'Europe, mais à faire toutes les manœuvres dont vous vous êtes rendu coupable depuis plusieurs années? Pensezvous que si l'auteur de la Henriade a négligé de vous punir, et s'il vous a oublié dans la foule, il vous oubliera toujours?

- Oh! dit Vernet, je n'ai rien à craindre; il me méprise trop pour me répondre. Ne vous y fiez pas, répliqua Mile Ferbot; on écrase quelquefois ce qu'on dédaigne : il n'a jamais attaqué personne, mais il est dangereux quand on l'attaque. Et on m'a parlé d'un certain poëme sur l'hypocrisie....

- Parbleu, dit alors le capitaine, votre procédé n'est pas d'un honnête homme; vous allez tomber dans la plus triste situation où un professeur puisse se mettre en se déshonorant; brûlez votre ouvrage, vous dis-je, comme tout le monde vous le conseille; respectez M. d'Alembert et M. Hume, dont vous n'êtes pas digne de parler. Songezvous bien ce que c'est qu'un professeur de théologie qui dit des injures sous un nom supposé, qui se loue sous un nom supposé et qui avertit qu'ayant assuré autrefois que la révolution n'était qu'utile, il va imprimer bientôt qu'elle est nécessaire? Votre ouvrage est un libelle; vous mettez tous les intéressés en droit de vous couvrir d'opprobre; vous vous préparez une confusion qui vous accablera pour le reste de votre vie. >>

Nous joignîmes tous nos prières aux remontrances de M. le capitaine. Le vénérable nous promit de supprimer son libelle. Le lendemain il courut le faire imprimer; et, pour comble de malheur, sa conduite est connue sans que son livre puisse l'être, etc., etc.

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DÉCLARATION.

(1766.)

Le caractère d'un libelle est d'être imprimé sans permission des supérieurs et sous un titre supposé. Or le sieur Vernet a fait imprimer, sans permission et clandestinement, à Genève, sous le titre de Copenhague, un recueil de lettres ennuyeuses à un prétendu milord : donc le livre dudit Vernet porte le caractère d'un libelle.

Ledit Vernet, dans son recueil, s'élève contre Rome et contre la France, quoiqu'il soit encore réputé sujet du roi de France, étant petit-fils d'un réfugié, et quoique les bienséances exigent qu'on n'insulte point Rome.

Ledit Vernet se déchaîne contre les spectacles dans le temps qu'ils sont protégés par les seigneurs médiateurs et permis par le conseil de Genève, et cela pour rendre les seigneurs médiateurs suspects et le conseil odieux : donc ledit Vernet a fait un libelle très-répréhensible.

Ledit Vernet outrage dans cet ouvrage et nomme insolemment des personnes de considération qui ne lui ont jamais donné le moindre sujet de plainte donc son libelle est punissable.

Ledit Vernet dit que « le luxe autrefois avait un certain air de noblesse qui exerçait les grands talents, et qu'aujourd'hui le luxe est colifichet et volatil; qu'on se pique à Paris de montrer un génie imaginatif et pittoresque, etc. » Tout est écrit dans ce goût donc le sieur Vernet a fait un libelle ridicule.

Ledit Vernet se répand en invectives infâmes contre un ouvrage qu'il a fait imprimer lui-même d'une manière subreptice et scandaleuse donc ledit Vernet se condamne lui-même dans son libelle.

Brocard, à Dijon, et les frères Périsse, à Lyon, ont imprimé une feuille où l'on se moque dudit libelle; mais je me réserve en temps et lieu d'en faire une justice exemplaire, comme d'un ouvrage de ténèbres sottement écrit contre ma patrie, contre ma religion et contre mes amis.

Fait au château de Ferney, le 5 juillet 1766.

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