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dente à un valet, à une tourière, en chantant une chanson. C'étaient des imprudences secrètes dont on ne se souvenait plus; c'étaient des légèretés d'enfant oubliées depuis plus d'une année, et qui ne furent tirées de leur obscurité que par le moyen d'un monitoire qui les fit révéler; monitoire fulminé pour un autre objet, monitoire qui forma des délateurs, monitoire tyrannique, fait pour troubler la paix de toutes les familles.

Il est si vrai qu'il ne faut pas traiter un jeune homme imprudent comme un scélérat consommé dans le crime, que le jeune M. d'Étallonde, condamné par les mêmes juges à une mort encore plus horrible, a été accueilli par le roi de Prusse, et mis au nombre de ses officiers; il est regardé par tout le régiment comme un excellent sujet : qui sait si un jour il ne viendra pas se venger de l'affront qu'on lui a fait dans sa patrie?

L'exécution du chevalier de La Barre consterna tellement tout Abbeville, et jeta dans les esprits une telle horreur, que l'on n'osa pas poursuivre le procès des autres accusés.

Vous vous étonnez sans doute, monsieur, qu'il se passe tant de scènes si tragiques dans un pays qui se vante de la douceur de ses mœurs, et où les étrangers mêmes venaient en foule chercher les agréments de la société. Mais je ne vous cacherai point que s'il y a toujours un certain nombre d'esprits indulgents et aimables, il reste encore dans plusieurs autres un ancien caractère de barbarie que rien n'a pu effacer. Vous retrouverez encore ce même esprit qui fit mettre à prix la tête d'un cardinal premier ministre, et qui conduisait l'archevêque de Paris, un poignard à la main, dans le sanctuaire de la justice. Certainement la religion était plus outragée par ces deux actions que par les étourderies du chevalier de La Barre; mais voilà comme va le monde :

Ille crucem sceleris pretium tulit, hic diadema.

Juven., Sat. XIII, v. 105.

Quelques juges ont dit que, dans les circonstances présentes, la religion avait besoin de ce funeste exemple. Ils se sont bien trompés; rien ne lui a fait plus de tort. On ne subjugue pas ainsi les esprits; on les indigne et on les révolte.

J'ai entendu dire malheureusement à plusieurs personnes qu'elles ne pouvaient s'empêcher de détester une secte qui ne se soutenait que par des bourreaux. Ces discours publics et répétés m'ont fait frémir plus d'une fois.

On a voulu faire périr par un supplice réservé aux empoisonneurs et aux parricides, des enfants accusés d'avoir chanté d'anciennes chansons blasphématoires, et cela même a fait prononcer plus de cent mille blasphèmes. Vous ne sauriez croire, monsieur, combien cet événement rend notre religion catholique romaine exécrable à tous les étrangers. Les juges disent que la politique les a forcés à en user ainsi. Quelle politique imbécile et barbare! Ah! monsieur, quel crime horrible contre la justice, de prononcer un jugement par politique, surtout un jugement de mort! et encore de quelle mort!

L'attendrissement et l'horreur qui me saisissent ne me permettent

pas d'en dire davantage.

J'ai l'honneur d'être, etc.

DÉCLARATION.

On m'a communiqué une nouvelle apologie manuscrite du sieur Vernet, professeur. Je ne sais si c'est la cinquième ou la sixième dudit sieur, car il fait fort souvent son apologie. Il dit, page 18, « que, quand on fait un marché à tant la feuille, on est obligé de le tenir.» J'ignore s'il a tenu ses marchés à tant la feuille : c'est une affaire qui ne me regarde pas. Il assure, page 31, qu'un libelle de sa façon, en deux volumes, imprimé sans permission à Genève, sous le nom de Copenhague, n'est point un fatras. Lisez mon livre, dit-il; cet ordre est bien rigoureux.

Je suis fâché que toute son apologie roule sur un mensonge trèsgrossier. Il feint que ses lettres, écrites à Colmar, roulent sur une édition des Annales de l'Empire, et non sur une édition de l'Histoire générale, dont il voulait s'emparer au préjudice de MM. les frères Cramer. Je lui déclare qu'il en a menti, et qu'il ne m'a jamais écrit à Colmar que pour me prier de lui confier l'édition de l'Histoire générale. On n'a qu'à venir dans mon château vérifier ses lettres.

Pages 6 et 7, il prétend qu'il avait seulement consenti à être mon correcteur d'imprimerie, et qu'il ne l'avait jamais demandé.

Il en a encore menti; car si, dix ans auparavant, je lui avais parlé le premier de faire imprimer mes œuvres à Genève, et de le gratifier de cette édition, ce qui n'est pas vrai, cela n'empêche point du tout qu'il ne m'ait écrit à Colmar, en 1754, pour me supplier de permettre qu'il fût mon éditeur à Genève. Il dit, page 26, que je voulus le consulter, ne le connaissant pas, et que je changeai d'avis dès que je le connus cela est vrai.

Fait à Ferney, 23 août 1766.

AVIS AU PUBLIC

SUR LES PARRICIDES IMPUTÉS AUX CALAS ET AUX SIRVEN.

(1766.)

Voilà donc en France deux accusations de parricides pour cause de religion dans la même année, et deux familles juridiquement immolées par le fanatisme ! Le même préjugé qui étendait Calas sur la roue, à Toulouse, traînait à la potence la famille entière de Sirven, dans une juridiction de la même province : et le même défenseur de l'innocence,

M. Elie de Beaumont, avocat au parlement de Paris, qui a justifié les Calas, vient de justifier les Sirven par un mémoire signé de plusieurs avocats; mémoire qui démontre que le jugement contre les Sirven est encore plus absurde que l'arrêt contre les Calas.

Voici en peu de mots le fait, dont le récit servira d'instruction pour les étrangers qui n'auront pu lire encore le factum de l'éloquent M. de Beaumont.

En 1761, dans le temps même que la famille protestante des Calas était dans les fers, accusée d'avoir assassiné Marc-Antoine Calas, qu'on supposait vouloir embrasser la religion catholique, il arriva qu'une fille du sieur Paul Sirven', commissaire à terrier du pays de Castres, fut présentée à l'évêque de Castres par une femme qui gouverne sa maison. L'évêque, apprenant que cette fille était d'une famille calviniste, la fait enfermer à Castres, dans une espèce de couvent qu'on appelle la maison des régentes. On instruit à coups de fouet cette jeune fille dans la religion catholique, on la meurtrit de coups, elle devient folle, elle sort de sa prison; et, quelque temps après, elle va se jeter dans un puits, au milieu de la campagne, loin de la maison de son père, vers un village nommé Mazamet2. Aussitôt le juge du village raisonne ainsi : « On va rouer, à Toulouse, Calas, et brûler sa femme, qui sans doute ont pendu leur fils de peur qu'il n'allât à la messe je dois donc, à l'exemple de mes supérieurs, en faire autant des Sirven, qui sans doute ont noyé leur fille pour la même cause. Il est vrai que je n'ai aucune preuve que le père, la mère et les deux sœurs de cette fille l'aient assassinée; mais j'entends dire qu'il n'y a pas plus de preuves contre les Calas, ainsi je ne risque rien. Peut-être c'en serait trop pour un juge de village de rouer et de brûler; j'aurai au moins le plaisir de pendre toute une famille huguenote, et je serai payé de mes vacations sur leurs biens confisqués. » Pour plus de sûreté, ce fanatique imbécile fait visiter le cadavre par un médecin aussi savant en physique que le juge en jurisprudence. Le médecin, tout étonné de ne point trouver l'estomac de la fille rempli d'eau, et ne sachant pas qu'il est impossible que l'eau entre dans un corps dont l'air ne peut sortir, conclut que la fille a été assommée, et ensuite jetée dans le puits3. Un dévot du voisinage assure que toutes les familles protestantes sont dans cet usage. Enfin, après bien des procédures aussi irrégulières que les raisonnements étaient absurdes, le juge décrète de prise de corps le père, la mère, les sœurs de la décédée. A cette nouvelle Sirven assemble ses amis; tous sont certains de son inno

1. Ce fut le 6 mars 1760 qu'on enleva la seconde des trois filles de Sirven, âgée alors de vingt-deux ans : elle s'appelait Elisabeth, et était née en 1737. (Note de M. Beuchot.)

2. Voltaire avait écrit Mazaret; mais le nom du village est Mazamet : voy. Histoire du pays castrois, par Marture, t. II, p. 310. (Id.)

3. Sirven avait établi sa famille à Saint-Alby, et était allé se fixer au châ teau d'Aiguefonde, pour faire le terrier de M. d'Espérandieu. Elisabeth, rendue folle, disparaît de la maison qu'elle habite auprès de sa mère et de ses deux sœurs, et vingt jours après, le 4 janvier 1762, on la trouve noyée dans le puits des communaux de Saint-Alby. (Id.)

cence; mais l'aventure des Calas remplissait toute la province de terreur ils conseillent à Sirven de ne point s'exposer à la démence du fanatisme il fuit avec sa femme et ses filles; c'était dans une saison rigoureuse. Cette troupe d'infortunés est dans la nécessité de traverser à pied des montagnes couvertes de neige; une des filles de Sirven, mariée depuis un an, accouche sans secours dans le chemin, au milieu des glaces. Il faut que, toute mourante qu'elle est, elle emporte son enfant mourant dans ses bras. Enfin, une des premières nouvelles que cette famille apprend quand elle est en lieu de sûreté, c'est que le père et la mère sont condamnés au dernier supplice, et que les deux sœurs, déclarées également coupables, sont bannies à perpétuité'; que leur bien est confisqué, et qu'il ne leur reste plus rien au monde que l'opprobre et la misère.

C'est ce qu'on peut voir plus au long dans le chef-d'œuvre de M. de Beaumont, avec les preuves complètes de la plus pure innocence et de la plus détestable injustice.

La Providence, qui a permis que les premières tentatives qui ont produit la justification de Calas mort sur la roue, en Languedoc, vinssent du fond des montagnes et des déserts voisins de la Suisse, a voulu encore que la vengeance des Sirven vint des mêmes solitudes. Les enfants de Calas s'y réfugièrent; la famille de Sirven y chercha un asile dans le même temps. Les hommes compatissants et vraiment religieux qui ont eu la consolation de servir ces deux familles infortunées, et qui les premiers ont respecté leurs désastres et leur vertu, ne purent alors faire présenter des requêtes pour les Sirven comme pour les Calas, parce que le procès criminel contre les Sirven s'instruisit plus lentement, et dura plus longtemps. Et puis comment une famille errante, à quatre cents milles de sa patrie, pouvait-elle recouvrer les pièces nécessaires à sa justification? Que pouvaient un père accablé, une femme mourante, et qui en effet est morte de sa douleur, et deux filles aussi malheureuses que le père et la mère ? Il fallait demander juridiquement la copie de leur procès; des formes peut-être nécessaires, mais dont l'effet est souvent d'opprimer l'innocent et le pauvre, ne le permettaient pas. Leurs parents intimidés n'osaient même leur écrire; tout ce que cette famille put apprendre dans un pays étranger, c'est qu'elle avait été condamnée au supplice dans sa patrie. Si on savait combien il a fallu de soins et de peines pour arracher enfin quelques preuves juridiques en leur faveur, on en serait effrayé. Par quelle fatalité est-il si aisé d'opprimer, et si difficile de secourir?

On n'a pu employer pour les Sirven les mêmes formes de justice dont on s'est servi pour les Calas, parce que les Calas avaient été condamnés par un parlement, et les Sirven ne l'ont été que par des juges subalternes, dont la sentence ressortit à ce même parlement. Nous ne répéterons rien ici de ce qu'a dit l'éloquent et généreux M. de Beau

1. La condammation prononcée, le 29 mars 1764, par le juge haut justicier de Mazamet, qui avait appelé deux juges de deux petites justices de canton, condamnait les deux filles Sirven au bannissement, après avoir assisté à l'exécution de leurs père et mère. (Note de M. Beuchot.)

mont; mais, ayant considéré combien ces deux aventures sont étroitement unies à l'intérêt du genre humain, nous avons cru qu'il est du même intérêt d'attaquer dans sa source le fanatisme qui les a produites. Il ne s'agit que de deux familles obscures; mais, quand la créature la plus ignorée meurt de la même contagion qui a longtemps désolé la terre, elle avertit le monde entier que ce poison subsiste encore. Tous les hommes doivent se tenir sur leurs gardes; et s'il est quelques médecins, il doivent chercher les remèdes qui peuvent détruire les principes de la mortalité universelle.

Il se peut encore que les formes de la jurisprudence ne permettent pas que la requête de Sirven soit admise au conseil du roi de France, mais elle l'est par le public; ce juge de tous les juges a prononcé. C'est donc à lui que nous nous adressons; c'est d'après lui que nous allons parler.

Exemples du fanatisme en général. Le genre humain a toujours été livré aux erreurs : toutes n'ont pas été meurtrières. On a pu ignorer que notre globe tourne autour du soleil; on a pu croire aux diseurs de bonne aventure, aux revenants; on a pu croire que les oiseaux annoncent l'avenir; qu'on enchante les serpents; que l'on peut faire naître des animaux bigarrés, en présentant aux mères des objets diversement colorés; on a pu se persuader que dans le décours de la lune la moelle des os diminue; que les graines doivent pourrir pour germer', etc. Ces inepties au moins n'ont produit ni persécutions, ni discordes, n:

meurtres.

Il est d'autres démences qui ont troublé la terre, d'autres folies qui l'ont inondée de sang. On ne sait point assez, par exemple, combien de misérables ont été livrés aux bourreaux par des juges ignorants, qui les condamnèrent aux flammes tranquillement et sans scrupule sur une accusation de sorcellerie. Il n'y a point eu de tribunal dans l'Europe chrétienne qui ne se soit souillé très-souvent par de tels assassinats juridiques pendant quinze siècles entiers; et quand je dirai que parmi les chrétiens il y a eu plus de cent mille victimes de cette jurisprudence idiote et barbare, et que la plupart étaient des femmes et des filles innocentes, je ne dirai pas encore assez.

Les bibliothèques sont remplies de livres concernant la jurisprudence de la sorcellerie; toutes les décisions de ces juges y sont fondées sur l'exemple des magiciens de Pharaon, de la pythonisse d'Endor, des possédés dont il est parlé dans l'Evangile, et des apôtres envoyés expressément pour chasser les diables des corps des possédés. Personne n'osait seulement alléguer, par pitié pour le genre humain, que Dieu a pu permettre autrefois les possessions et les sortiléges, et ne les permettre plus aujourd'hui cette distinction aurait paru criminelle; on voulait absolument des victimes. Le christianisme fut toujours souillé de cette absurde barbarie; tous les Pères de l'Eglise crurent à la magie; plus de cinquante conciles prononcèrent anathème contre ceux

1. Première épitre de saint Paul aux Corinthiens, xv, 36. (ED.)

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