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à n'admettre dans l'école qu'un très-petit nombre de pauvres, c'est-à-dire que l'on prive de l'instruction primaire ceux-là mêmes qui en ont le plus pressant besoin. Rien n'est plus sage assurément que de faire intervenir les pouvoirs locaux dans la surveillance de l'instruction primaire; mais il n'est pas bon qu'ils y interviennent seuls, ou il faut bien savoir qu'on livre alors l'instruction primaire à l'esprit de localité et à ses misères. Si on veut que le maître d'école soit utile, il faut qu'il soit respecté; et pour qu'il soit respecté, il faut qu'il ait le caractère d'un fonctionnaire de l'État, surveillé sans doute par le pouvoir communal, mais sans être uniquement sous sa main, et relevant d'une autorité plus générale.

Cherchez toujours ainsi, messieurs, et vous ne trouverez pas un bon principe qui, admis à dominer seul dans l'instruction primaire, ne puisse lui porter un coup mortel. Et pour finir ces exemples par le plus frappant de tous, supposons un gouvernement qui, pour établir la salutaire influence de la religion dans l'instruction du peuple, irait, comme l'a tenté la Restauration dans ses plus mauvais jours, jusqu'à remettre l'éducation du peuple au clergé seul. Cette coupable condescendance enlèverait à l'instruction primaire les enfants de toutes les familles qui repoussent, avec raison, la domination ecclésiastique; comme aussi, en substituant dans les écoles ce qu'on appelle la morale civique à l'instruction morale et religieuse, on commettrait d'abord une faute grave envers l'enfance, qui a besoin de morale et de religion, et ensuite on soulèverait des résistances redoutables; on rendrait l'instruction primaire suspecte, antipathique peut être à une foule de familles en possession d'une juste influence.

Nous espérons, messieurs, avoir évité dans le projet de loi ces excès différents, égalemeut dangereux. Nous n'avons point imposé un système à l'instruction primaire; nous avons accepté tous les principes qui sortaient naturellement de la matière, et nous les avons tous employés dans la mesure et à la place où ils nous ont paru nécessaires. C'est

donc ici, nous n'hésitons pas à le dire, une loi de bonne foi, étrangère à toute passion, à tout préjugé, à toute vue de parti, et n'ayant réellement d'autre objet que celui qu'elle se propose ouvertement, le plus grand bien de l'instruction du peuple.

Quoiqu'elle renferme une assez grande variété de principes, cette loi est simple dans son économie. Elle réduit à trois questions fondamentales toutes celles que l'on peut se proposer sur l'instruction primaire, savoir :

1o Les objets d'enseignement que l'instruction primaire doit embrasser;

2. La nature des écoles auxquelles elle doit être confiée; 3o Les autorités qui doivent y être préposées.

La première question est résolue dans le titre 1er de la loi, qui contient comme la définition de l'instruction primaire.

Nous avons divisé l'instruction primaire en deux degrés, l'instruction primaire élémentaire et l'instruction primaire supérieure. Le premier degré est comme le minimum de l'instruction primaire, la limite au-dessous de laquelle elle ne doit pas descendre, la dette étroite du pays envers tous ses enfants. Ce degré d'instruction doit être commun aux campagnes et aux villes ; il doit se rencontrer dans le plus humble bourg comme dans la plus grande cité, partout où il se trouve une créature humaine sur notre terre de France.

Tel qu'il est constitué, vous reconnaîtrez qu'il est suffisant. Par l'enseignement de la lectnre, de l'écriture et du calcul, il pourvoit aux besoins les plus essentiels de la vie ; par celui du système légal des poids et mesures et de la langue française, il implante partout, accroît et répand l'esprit et l'unité de la nationalité française; enfin, par l'instruction morale et religieuse, il pourvoit déjà à un autre ordre de besoins tout aussi réels que les autres, et que la Providence a mis dans le cœur du pauvre comme dans celui des heureux de ce monde, pour la dignité de la vie humaine et la protection de l'ordre social.

Ce premier degré d'instruction est assez étendu pour faire

un homme de qui le recevra, et en même temps assez circonscrit pour pouvoir être partout réalisé. Mais de ce degré à l'instruction secondaire qui se donne, soit dans les institutions et pensions privées, soit dans les colléges de l'État, il y a bien loin, messieurs, et pourtant, dans notre système actuel d'instruction publique, il n'y a rien entre l'un et l'autre. Cette lacune a les plus grands inconvénients: elle condamne ou à rester dans les limites étroites de l'instruction élémentaire, ou à s'élancer jusqu'à l'instruction secondaire, c'est-à-dire jusqu'à un enseignement classique et scientifique extrêmement coûteux.

Delà il résulte qu'une partie très-nombreuse de la nation qui, sans jouir des avantages de la fortune, n'est pas non plus réduite à une gêne trop sévère, manque entièrement des connaissances et de la culture intellectuelle et morale appropriées à sa position. Il faut absolument, messieurs, combler cette lacune; il faut mettre une partie si considérable de nos compatriotes en état d'arriver à un certain développement intellectuel, sans lui imposer la nécessité de recourir à l'instruction secondaire si chère et, je ne crains pas de le dire, car je parle devant des hommes d'État qui comprendront ma pensée, si chère à la fois et si périlleuse. En effet, pour quelques talents heureux que l'instruction scientifique et classique développe et arrache utilement à leur condition première, combien de médiocrités y contractent des goûts et des habitudes incompatibles avec la condition où il leur faudrait retomber, et, sorties une fois de leur sphère naturelle, ne sachant plus quelle route se frayer dans la vie, ne produisent guère que des êtres ingrats, mécontents, à charge aux autres et à eux-mêmes!

Nous croyons rendre au pays un vrai service en établis sant un degré supérieur d'instruction primaire qui, sans entrer dans l'instruction classique et scientifique proprement dite, donne pourtant, à une partie nombreuse de la popula tion, une culture un peu plus relevée que celle que lui donnait jusqu'ici l'instruction primaire. Déjà le projet qui vous

a été présenté l'année dernière et le rapport de votre commission rendaient un enseignement de ce genre facultatif, selon les besoins et les ressources des localités; nous avons cru entrer dans vos vues en organisant d'une manière positive ce degré supérieur de l'instruction primaire, en le rendant obligatoire pour toutes les communes urbaines audessus de 6,000 âmes, comme le degré inférieur l'est pour toutes les communes, si petites qu'elles soient.

S'il n'y a qu'un seul degré d'instruction primaire et qu'on élève ou qu'on étende trop ce degré, on le rend inaccessible à la classe pauvre; si on le resserre trop, on le rend insuffisant pour une grande partie de la population qui ne peut pas non plus atteindre jusqu'à nos colléges; et si, en admettant une instruction primaire supérieure, on la laisse facultative, on ne fait absolument rien. La loi se tait, ou elle prescrit et elle organise. C'est par ces considérations que nous avons établi et réglé un degré supérieur d'instruction primaire qui ajoute aux connaissances indispensables à tous les hommes les connaissances utiles à beaucoup : les éléments de la géométrie pratique, qui fournissent les premières données de toutes les professions industrielles; les notions de physique et d'histoire naturelle, qui nous familiarisent avec les grands phénomènes de la nature, et sont si fécondes en avertissements salutaires de tout genre; les éléments de la musique, ou au moins du chant, qui donnent à l'âme une véritable culture intérieure; la géographie, qui nous apprend les divisions de cette terre que nous habitons; l'histoire, par laquelle nous cessons d'être étrangers à la vie et à la destinée de notre espèce, surtout l'histoire de notre patrie qui nous identifie avec elle; sans parler de telle ou telle langue moderne qui, selon les provinces où nous sommes placés, peut nous être indispensable ou du plus grand prix. Tel est, messieurs, l'esprit du titre I de la loi qui vous est soumise.

Les titres II et III déterminent la nature et les caractères des écoles auxquelles l'instruction primaire doit être confiée.

Ici, messieurs, notre premier soin devait être et a été de restituer pleine et entière, selon l'esprit et le texte précis de la Charte, la liberté d'enseignement. Désormais tout citoyen âgé de dix-huit ans accomplis pourra fonder, entretenir, diriger tout établissement quelconque d'instruction primaire, soit du degré inférieur, soit du degré supérieur, normal ou autre, dans toute espèce de commune urbaine ou rurale, sans autres conditions qu'un certificat de bonne vie et mœurs, et un brevet de capacité obtenu après examen. Vous reconnaîtrez, avec votre commission de la session dernière, qu'exiger une preuve de capacité de quiconque entreprend l'éducation de la jeunesse n'est pas plus entraver la liberté de l'enseignement, qu'on ne gêne la liberté des professions de l'avocat, du médecin ou du pharmacien en leur imposant des preuves analogues de capacité.

La profession d'instituteur de la jeunesse est, sous un certain rapport, une industrie, et à ce titre elle doit être pleinement libre; mais, comme la profession de médecin ou d'avocat, ce n'est pas seulement une industrie, c'est une fonction délicate à laquelle il faut demander des garanties; on porterait atteinte à la liberté si, comme jusqu'ici, outre la condition du brevet, on imposait encore celle d'une autorisation préalable. Là commencerait l'arbitraire. Nous le rejetons, et avec plaisir, car nous ne redoutons pas la liberté de l'enseignement, messieurs, nous la provoquons au contraire. Elle ne pourra jamais, à notre gré, multiplier assez les méthodes et les écoles; et si nous lui reprochions quelque chose, ce serait de ne pas faire davantage. Elle promet plus qu'elle ne donne, nous le croyons; mais ses promesses sont assez innocentes, et une seule accomplie est un service envers le pays que nous nous sentirions coupables d'avoir empêché. Encore une fois, nous sommes les premiers à faire appel à la liberté de l'enseignement; nous n'aurons jamais assez de coopérateurs dans la noble et pénible entreprise de l'amélioration de l'instruction populaire. Tout ce qui servira cette belle cause doit trouver en nous une protection reconnaissante.

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