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ÉTUDE

HISTORIQUE ET CRITIQUE.

L'oligarchie coloniale n'épargna aucun moyen de compression, aucun raffinement de barbarie pour maintenir sur la race africaine et ses descendants le poids de sa toute-puissante exploitation. Alors, comme pour légitimer la violation de tous les principes du droit naturel, on proclama tout haut l'inaptitude intellectuelle et morale de cette race. Mais qui s'étonnerait donc que, sous l'empire de l'esclavage, le nègre soit resté si longtemps étranger aux bienfaits de la civilisation? « Le moyen de marcher, a dit le chancelier Bacon .quand on a un bandeau sur les yeux et des fers aux pieds '! » Aussi l'homme noir lui-même se crut fatalement condamné par la nature à l'obéissance et à la servitude. Bien plus n'a-t-on pas vu l'homme blanc dans le même état de dégradation, alors que les ténèbres du moyen âge couvraient de leurs voiles l'intelligence des peuples européens?Ce double phénomène prouvequel'esclavage enfante partout les mêmes maux. N'est-ce pas alors le comble de la perfidie que de dire au nègre : Tu resteras esclave parce que tu es ignorant. A cela ne pourrait-on pas répondre : s'il est ignorant, c'est qu'il est esclave ? L'Egypte, qui fut le centre d'une grande civilisation, n'était peuplée que de noirs. Ces noirs ne créèrent-ils pas des choses prodigieuses qui jusqu'à présent font l'objet de notre admiration? — Que si l'on ne veut pas admettre que la population primitive de l'Egypte fût noire, — contre l'autorité d'Hérodote, qui visita ces contrées sous les Pharaons " ; de Volney, qui, par sa propre investigation, confirma l'expérience de son devancier *: d'un grand nombre d'autres savants des temps antiques et modernes, — me suffirait-il pas, comme on l'a déjà souvent fait remarquer, de voir le célèbre Sphinx *, pour y reconnaître parfaitement le type distinctif de la race éthiopienne ? Mais en concédant que la population égyptienne fût d'origine caucasienne, - l'on sait, à n'en pas douter, qu'au moment où la terre des Pharaons était au plus haut degré de civilisation, l'Europe était dans la plus complète barbarie ; rien n'y manquait pour caractériser l'état sauvage, pas même les sacrifices humains. Or, appartenait-il aux Égyptiens de ces temps reculés de proclamer l'inaptitude des peuplades européennes à de meilleures destinées, dp dire qu'elles étaient condamnées par Dieu à rester éternellement plongées dans les ténèbres de l'ignorance et de la superstition , partant vouées à vivre et à mourir dans l'esclavage? Non, assurément non; car lo sophisme n'appartient pas à l'humanité. J'infère de là qu'il n'est permis aux blancs deraisonner suivant cette hypothèse à l'égard des nègres, pas plus qu'il ne l'eût été aux Egyptiens à l'égard des Européens.

1 Novum Organum.

1 Hérodote, traduction de Larcher, Paris, 1786, livre II, S 104.

2 Volney, Voyage en Egypte, Paris, 1787, t. 1, page 72.

3 Sphinx, espèce de Dieu de l'antique Egypte. Il se trouve près des Pyramides, à 12 myriamètres du Caire, vers l'occident. Sa grandeur est telle qu'il a dû être taillé sur place dans un immense rocher. Il est enfoui dans les sables jusqu'aux épaules. Il a, dit Volney, la tête caractérisée NÈGRF.

La civilisation ne visite pas toutes les contrées à la fois. Il lui a fallu des siècles pour se répandre de l'Inde en Egypte, de l'Egypte en Grèce, de la Grèce en Italie, de l'Italie dans le reste de l'Europe. Laissez-lui le temps de se répandre en Afrique. Chaque race, comme chaque peuple, brillera à son tour sur la terre. Les sociétés n'ont jamais toutes progressé à la fois. Ce n'est que quand le soleil disparaît d'une contrée qu'il en éclaire une autre; ainsi va la civilisation; l'histoire nous l'enseigne. « Il ne faut » jamais et dans aucune circonstance tout vouloir à la y> fois, dit M. Jacques Arago. Dieu plus puissant que » l'homme fit le monde en six jours, et quel monde » encore! Une semaine de plus n'aurait rien gâté, je » pense '. »

Et qui sait après tout si en ce moment il ne s'élabore pas dans les masses noires un travail capable un jour d'étonner la civilisation européenne, qui sans doute n'est pas à la pénultième puissance de la force humaine? Car enfin les ennemis des noirs n'ont évidemment affirmé l'inaptitude intellectuelle de cette race, que pour mieux consolider l'édifice de l'esclavage. Mais comment et par qui cette inaptitude a-t-elle été constatée? A-t-on démontré qu'elle est inhérente à la nature du noir? N'est-ce pas plutôt la position géographique de l'Afrique qui jusqu'à ce jour l'a tenu éloigné du contact bienfaisant de toute civilisation? N'est-ce pas en Amérique la condition politique dans laquelle il fut si cruellement relégué qui arrêta l'essor de ses facultés? — Je ne parle pas ici des îles espagnoles, ni des États de l'Union, où il faut espérer qu'avant dix ans les noirs redeviendront libres aussi. — Comment alors peut-on loyalement venir reprocher aux nègres leur infériorité morale et intellectuelle? Qu'a-t-on jamais fait pour ouvrir leurs yeux à la lumière? Je dirai de ma race ce que M. Arago dit des habitants des îles Mariannes, dans l'ouvrage déjà cité : « On ne lui a pas encore dit est la » vérité et ce qu'est la vérité. Dès qu'on lui aura appris la » roule à suivre, soyez sûr qu'il ne la déviera pas, et si les » mœurs primitives triomphent quelquefois des nouvelles » institutions, c'est qu'il y a dans celles-ci tant de misère » et de folie, que le bon sens, quiest une propriété de tout » ce qui respire, en fait prompte et bonne justice. »

1 Souvenirs d'un aveugle. Voyage autour du monde, tome 11, p. 386, Paris, 1838.

Or, ceux qui reprochent aux noirs la barbarie qui enveloppe leurs contrées, oublient-ils que ce sont euxmêmes qui y ont systématiquement entretenu le mal si nécessaire au succès du commerce de la traite, et que l'affreux régime colonial ne nous a jamais donné que travail et indigence, terreurs et supplices? Oublient-ils que leur politique commandait que nous fussions éternellement plongés dans les ténèbres de l'ignorance?

On adit encore que « l'angle facial du noir, excessivement aigu, ne laisse que peu de développement au cerveau, siége de l'intelligence '. » — Jadis on invoquait contre nous l'autorité mystique de la Bible; on prétendait que nous descendions de Cham, que Dieu lui-même avait voulu notre asservissement. Mais ceux qui croient au péché originel ont-ils le droit de se dispenser de croire à la rédemption? Battus sur le terrain de la Genèse, où tout n'est que doute et confusion, les colons en sont venus à invoquer la science contre la race noire. Qu'on nous le dise: sur quelles investigations ont-ils fondé leur critérium? Quels crânes de nègres ont-ils palpés, mesurés, pesés?.. Sans doute ceux des malheureux qu'ils avaient abrutis, dont ils avaient comprimé I'idée , loin de la réveiller, et qui par cela même durent avoir le crâne déprimé. Mais soyons justes : il ne peut pas plus appartenir aux colons d'invoquer la Science contre nous, qu'il ne peut appartenir aux seigneurs russes de l'invoquer contre leurs serfs. Une leur appartient pas plus d'expérimenter sur les crânes de quelques infortunés abrutis par la misère et de conclure delà que le crâne de tous les nègres est déprimé, qu'il ne m'appartient à moi, homme noir, d'expérimenter sur le crâne de quelques esclaves kalmoucks et de conclure aussi que le crâne de tous les blancs est déprimé. Mais qu'importe en somme la règle de l'angle facial, si souvent invoquée pour légitimer l'oppression des races par les races? L'intelligence n'est-elle pas impondérable? Comment alors lui mesurer un espace où elle doive s'abriter?

Je sais que la physiologie renferme deux grandes écoles,

1 Réflexions sur l'affranchissement des esclaves, par de Lachnrrière, Paris, 1828.

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