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patrie en danger, il se rendit en masse dans l'arène des gladiateurs et des martyrs. C'était le 23 mars! Éclairé par un magnifique soleil de printemps, le ciel de Rome n'avait pas un nuage; rayonnant d'enthousiasme, le front des Romains n'avait pas une teinte sombre; les soldats de la garde civique, les membres des clubs, les troupes de ligne, la noblesse, la bourgeoisie, les princes, les artisans et les prolétaires, étaient tous là groupés avec l'instinct artistique des Italiens; ici le dominicain drapé dans sa robe blanche et son long manteau noir, là le capucin avec sa longue barbe encadrée dans un capuchon de laine brune, plus loin l'abbé avec son petit manteau court et coquet; plus loin encore les élèves des colléges avec leurs soutanes bleues, rouges, violettes, écarlates et blanches, formaient une mosaïque humaine; tout auprès, le militaire dont le brillant uniforme contrastait avec le costume simple et pittoresque du Transte verin, et les femmes de toutes conditions complétaient ce tableau dont l'admirable arrangement ressemblait à un décor de théâtre. Magnifique théâtre, en effet, que le Colysée avec ses ruines, ses grands souvenirs, et un immense auditoire debout sous les drapeaux nombreux qui semblaient remplacèr l'ancien velarium. Ce spectacle était magnifique, ce moment solennel! Alors un homme d'une taille élevée. un prêtre portant le costume des barnabites, s'avance à travers la foule qui s'écarte sur son passage, il se dirige dramatiquement vers le pulpito sacro où deux fois par semaine un pauvre moine de Saint-Bonaventure vient raconter, avec des larmes et des sanglots, aux hommes du peuple, les souffrances de l'Homme-Dieu.

Ce prêtre, à la démarche assurée, est le principal personnage du drame qui se prépare, c'est un moine ambitieux, une pâle copie de Pierre l'Hermite, c'est le Père Gavazzi. Il est admirablement placé dans son rôle, et son costume se prête à l'illusion de la scène. Un long manteau noir, artistement drapé, recouvre sa robe noire serrée à la taille par une large ceinture de la même couleur. Une croix verte, rouge et blanche, se dessine à grands traits sur sa poitrine; son large front est nu, sa figure porte le cachet d'une expression mâle et robuste; ses longs cheveux noirs, jetés au vents, flottent sur son cou, son regard est inspiré, son geste harmonieux, sa pose dramatique, sa voix retentissante, il va prêcher la croisade de l'indépendance italienne « Frères, s'écrie-t-il, le jour de la délivrance est arrivé ! l'heure de la croisade sainte a sonné aux armes ! Dieu le veut ! aux armes !

<«< Autrefois, quand les peuples de l'Occident voulurent conquérir le sépulcre de celui qui, de la croix du Golgotha, avait fait un piedestal à la liberté, ils arborèrent la croix sur leur poitrine, et, sous l'étendard du Christ, ils s'élancèrent sur l'Orient leur cause éatit juste, leur cause était sainte !... Plus juste et plus sainte est la nôtre aux armes ! Romains! l'Autrichien, cent fois plus barbare que le Musulman, est à nos portes; comme les croisés, arborons la croix sur nos poitrines et en avant sur l'ennemi, car Dieu le veut !...

<< Celui-là n'est pas digne de s'appeler Romain, qui, dans les temps où nous sommes, préférant ses

affections et ses intérêts privés à l'intérêt général, resterait lâchement dans ses foyers. Celui-là n'est point digne d'être le descendant des maîtres du monde, l'héritier des victorieux du Capitole, qui refuserait de vaincre ou de mourir pour l'indépendance de l'Italie! Celle-là n'est pas digne d'être appelée Romaine et de donner des enfants à la patrie, qui retiendrait dans ses bras son fiancé! Celle-là ne serait pas digne d'être mère, ou d'être bénie dans ses entrailles fécondes, qui verserait des larmes sur le départ de son fils?... Celle-là ne serait pas digne d'être la fille héroïque des matrones romaines, qui captiverait par ses charmes le courage de son époux réclamé par la bataille! Romains, vos ancêtres ont conquis le monde, voulez-vous être dignes d'eux ? répondez. » — « Oui! oui!» s'écrie d'une seule voix la foule enthousiasmée par ces paroles entraînantes. « Romains! voulezvous, brisant les fers de l'esclavage, marcher à la conquête du plus précieux de tous les biens, à la gloire, à l'indépendance, à la liberté ? >> « Oui! oui oui ! reprend la foule, nous le voulons! « — Romains! voulez-vous redevenir le peuple-roi ?... >> « Oui! oui ! oui ! » répète une troisième fois la masse électrisée. «Eh bien ! que votre volonté soit faite. Romains! au nom de l'Italie.... aux armes! la carrière est ouverte.... aux armes ! la victoire vous attend... aux armes!... Romains, en avant! Dieu le veut!»

Les applaudissements qui accueillirent ces paroles retentissaient encore, lorsqu'un homme d'un certain âge, revêtu du costume pittoresque des montagnards romains, remplaça le père Gavazzi à la chaire sacrée

devenue tribune politique. Le chapeau à larges bords, le surtout en drap brun vert doublé d'une peau de mouton, jeté négligemment sur les épaules, la guêtre en peau rouge et noire, serrée à la jambe par des boucles de cuivre, la veste de velours bleu retenue par une large ceinture tricolore, le gilet rouge, la culotte courte et de gros souliers ferrés, telle était la tenue de ce nouvel orateur appelé Rosi, et connu sous le nom de Bergerpoëte. Sa figure pâle, encadrée dans de longs cheveux noirs, ses yeux largement fendus et pleins d'éclairs, l'harmonie de ses traits, la distinction de sa parole, commandent le silence. « Je ne suis ni un orateur ni un savant, moi, s'écrie-t-il ; je ne suis qu'un pauvre paysan qui ne connaît l'histoire de son pays que par les ruines • qui recouvrent la terre de ses campagnes. Chacune de ses ruines porte un souvenir, chacun de ses souvenirs conserve un nom, chacun de ses noms forme un ensemble merveilleux, un monument éternel élevé à la gloire de l'Italie.... l'Italie, frères! ce nom trois fois cher provoque des larmes dans vos yeux, et votre main se porte instinctivement à vos côtés pour y trouver le glaive de la résurrection, l'Italie vous attend sur son lit de douleur, elle vous appelle, vous qui êtes ses enfants, elle vous demande plus que la vie que vous lui devez, elle vous demande la liberté, vous seuls pouvez la lui donner, serez-vous insensibles à son appel? répondez. - <«Non! non! s'écrie le peuple; vive l'Italie! — Fermerez-vous les yeux à ses larmes et l'oreille à sa voix? répondez.-Non! non! vive l'Italie ! »

Pendant un quart-d'heure, le poëte-berger, devenu tribun, retient suspendu à ses lèvres, par de magnifi

ques paroles, la foule attentive et silencieuse; il quitte enfin la tribune pour la céder à un autre orateur, poëte aussi, quoique secrétaire du prince Canino. Masi est son com: comme son geste, sa prose est facile, élégante, le lus souvent même elle devient épique, le mot rapide ebéit avec souplesse à la pensée. « Frères! s'écrie-t-il à son tour, après avoir artistiquement promené un long regard sur le front de tous ces hommes qui l'écoutent avec un recueillement religieux; frères ! je ne puis que vous développer ce que les deux orateurs qui m'ont précédé à cette tribune vous ont dit avant moi. » En effet, l'homme de Canino repasse en revue toutes les grandes figures de l'antiquité, il évoque leurs ombres, il secoue la poussière de leur linceul pour en faire un drapeau à ce qu'il appelle les réssuscités de la vieille Rome; puis, élargissant son cadre, il se promène à vol d'oiseau sur les points les plus éloignés parcourus autrefois par les aigles impériales; il ranime le passé pour stimuler le présent et servir d'exemple à l'avenir.

Il est remplacé à la tribune par un jeune prêtre, le seul personnage peut-être qui joue sérieusement son rôle. « Je me rends à l'appel de la patrie, dit-il; quand la patric est en danger, le prêtre redevient homme. Je quitte l'habit des lévites du Seigneur pour l'uniforme du soldat, le crucifix pour le glaive de la bataille; je les dépose aux pieds des saints autels pour venir les reprendre au jour de la délivrance, si Dieu ne me rappelle à lui avant le triomphe. Je n'ai qu'une âme, s'écrie-t-il avec exaltation, cette âme appartient à Dieu; je n'ai qu'un seul cœur, il appartient à l'Italie ; j'ai deux bras, l'un sera pour combattre le barbare vivant, l'autre pour

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