Images de page
PDF
ePub

seur d'une arme terrible, l'excommunication, le prince ne frappe point, à peine menace-t-il, il se contente de rappeler les arrêts de la puissance divine confiée aux successeurs de saint Pierre. Trahi par ses sujets ingrats et rebelles, contraint de quitter en fugitif son palais, pour aller vivre en exilé sur la terre étrangère, il attend! Prenant en pitié les malheureux qui n'ont pas su le défendre, qui l'ont même renié comme autrefois les apôtres avaient abandonné le Fils de Dieu fait homme, il laisse aux premières impressions de la peur le temps de se dissiper; il espère que le jour viendra bientôt, où les traîtres, se démasquant par leurs propres excès aux yeux du peuple désabusé, se montreront dans toute leur laideur. Il attend que la logique des révolutions, dépassant les calculs des révolutionnaires, les précipite d'excès en excès, jusqu'à l'impuissance, et en attendant, il se contente de jeter au-devant de chacun de leurs pas une nouvelle protestation qui, en frappant dans leur principe les entreprises audacieuses des révoltés, enlève toute excuse à la complicité morale des honnêtes gens endormis dans la stupeur. L'anathême que de sa main paternelle' il retient sur la tête de ceux qui l'ont encouru, d'après les décisions du concile de Trente, et que d'une seule parole il pourrait laisser retomber dans toutes ses rigueurs, marque le point où son âme voulait pousser les limites de la mansuétude. Jamais les limites de la miséricorde n'ont été portées si loin!

Ce ne fut que le 6, dans la soirée, qu'on apprit à Rome, d'une manière incertaine encore, le décret daté de Gaëte, le 1er janvier. Les communications de cette nature, entre Gaëte et Rome, se trouvaient alors d'une

difficulté qui n'était pas sans périls; il fallait, pour les servir, un homme sûr, dont le courage fût au niveau du dévouement, et le dévouement au niveau de la prudence. Vincent Lumaca était cet homme.

Natif de Genzano, âgé de quarante ans, petit de taille, mais grand par le cœur, d'une constitution robuste, vigoureusement trempé, Vincent Lumaca portait sur sa figure bronzée par le soleil de la campagne de Rome, le caractère de la force et celui de la résolution. Soldat d'abord, puis frère dans un couvent de moines, Lumaca plaidait de petits procès quand éclata la journée du 16 novembre. Il se trouvait sur la place du Quirinal au moment où la populace assiégeait le pape dans son palais alors, trop faible pour se mettre en travers du flot populaire qui l'aurait emporté, mais trop brave pour assister froidement au triomphe de la démagogie, il avait jeté l'insulte sur son passage « Les lâches, s'étaitil écrié, les lâches qui vont avec du canon combattre soixante-dix hommes; cent contre un, et ils se disent les descendants des anciens Romains! Oh! si parmi la masse inerte qui regarde faire il se trouvait cent hommes comme moi!» Vain désir! Lumaca était seul, hélas! trop seul dans ce qu'il appelait, avec raison, une masse inerte; il aurait voulu donner tout son sang à la cause du pape, il ne put lui offrir ce jour-là que ses larmes, et quelques jours après son dévouement.

Tel était l'homme qui, depuis l'arrivée du Saint Père à Gaëte, servait de trait d'union à la commission pontificale de Rome. C'était lui qui avait apporté secrètement au cardinal Castracane le bill de sa nomination à la présidence de la commission gouvernementale ;

c'était lui qui, à travers mille dangers, avait également répandu dans Rome la première, puis la seconde protestation du Saint Père. Tour à tour déguisé en paysan, en citadin, en moine, en pêcheur, une fois même en carabinier, il traversait les plaines et les montagnes, portant ses dépêches cachées dans l'épaisse doublure de son manteau. Sortant de la ville tantôt par une porte, tantôt par une autre, il n'y rentrait jamais par la même. Selon les circonstances, il faisait le chemin à pied, en voiture ou à cheval; il ne se contentait pas d'être le courrier mystérieux de la cour de Gaëte, il poussait le zèle jusqu'à s'en faire l'afficheur public. En, effet, il placardait lui-même pendant la nuit, sur les murs de la ville, les proclamations et les décrèts pontificaux imprimés secrétement le jour, dans une cave de la rue des Boutiques obscures.

Tandis que dans cette cave des personnes dévouées à Pie IX imprimaient et tiraient à un grand nombre d'exemplaires le dernier décret que Lumaca venait d'apporter, les révolutionnaires s'occupaient des préparatifs d'une fête qui devait avoir lieu le lendemain, 7 janvier, pour célébrer l'arrivée prétendue d'un drapeau que Venise, disait-on, avait offert aux Romains, mais qui de fait avait été fabriqué à Rome même. En effet, le lendemain matin, une espèce de procession, moitié civile et moitié militaire, partant de la place du Peuple, se dirigea lentement vers le Capitole. Le général Zamboni et le prince de Piombino ouvraient la marche; l'étendard vénitien, porté par un officier, venait ensuite; au centre, des chœurs d'hommes exécutaient une hymne composée par un prêtre nommé Dall Ongaro, et mise

en musique par le maëstro Magazza; six pièces de canon attelées fermaient le cortège qui s'avançait à travers les rues, ornées de tentures et pavoisées de drapeaux. La procession arriva dans cet ordre au Capitole qui devait recevoir en dépôt l'étendard vénitien; alors, les troupes se rangèrent en bataille sur la place, et un prêtre nommé Rambaldi, montant sur le piédestal du cheval de bronze de Marc-Aurèle, devenu la tribune politique de la révolution, prononça un discours de circon

stance.

Pendant ce temps, un homme au front large, à l'œil de feu, affichait publiquement, contre une colonne même du Capitole, un placard : cet homme était Vincent Lumaca, ce placard était le premier exemplaire de la troisième protestation de Pie IX.

A la même heure, plusieurs curés lisaient dans leurs églises paroissiales la protestation papale, affichée simultanément sur plusieurs points de la ville, surtout dans le quartier du Transtévère.

Dès que les menaces du Saint Père, prononcées contre ceux qui prendraient part aux élections de la constituante proclamée par le parti démocratique furent connues dans la ville de Rome d'une manière certaine, elles produisirent sur tous les esprits un effet inexprimable. Les Romains, fidèles aux lois du Saint-Siége, s'inclinèrent religieusement devant cet acte d'autorité suprême. Les hommes de la révolution en furent atterrés; mais l'aveuglement des passions l'emportant chez eux sur la voix de la raison, ils organisèrent pour la soirée, car aux génies du mal il faut l'ombre des ténèbres, une manifestation qui devait surpasser en impiétés toutes celles

dont Rome depuis si longtemps se trouvait le théâtre.

A sept heures, l'instrument aveugle de Sterbini, Ciceruacchio, entrepreneur général des émeutes, se met à la tête d'une bande de forcenés ivres de colère et de vin, puis aux cris de: Vive la constituante romaine! à bas les prêtres! il parcourt les rues, arrachant de force tous les chapeaux de tôle rouge qui servent d'enseigne aux boutiques de chapeliers. Revenu sur la place du Peuple, où l'attendaient de nouveaux auxiliaires, il les range deux à deux en lignes de procession, confie aux mains d'un chef de file une croix voilée de deuil, il fait hisser au bout de longs bâtons les chapeaux rouges volés sur la voie publique, et il donne le signal du départ. Alors, parodiant les plus saintes cérémonies de la religion, qui sème de larmes les chemins de la douleur, ces hommes s'avancent sur deux rangs; la rage de l'enfer est dans leurs yeux, le blasphême des damnés écume sur leurs lèvres, ils s'acheminent lentement par la rue du Corso; ils suivent sans pâlir le signe de la Rédemption, ce signe devant lequel les anges déchus se retirent épouvantés, et ils chantent l'hymne des funérailles; ils insultent à la majesté de la mort; ils lui volent ses prières pour les profaner; ils chantent le De Profundis, le Miserere, ces deux cris sublimes de pitié et de consolation que cette même religion qu'ils outragent a répandus peut-être hier sur la tombe de leur mère ! Ils chantent, ils s'avancent ainsi, ces hommes, à travers le peuple indigné qui s'efface sur la route, et ils parviennent jusqu'à la rue Frattina sans qu'une voix ait osé s'élever contre eux pour les flétrir, sans qu'une protestation ait retenti sur leur passage.

« PrécédentContinuer »