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L'enfant reste muet, et, la tête baissée,
Rêve, et compte ses pas pour tromper son ennui,
Quand le livre importun, dont sa main est lassée,
Rompt ses fragiles nœuds, et tombe auprès de lui.
Un dogue l'observait du seuil de sa demeure.
Stentor, gardien sévère et prudent à la fois,
De peur de l'effrayer retient sa grosse voix.
Hélas! peut-on crier contre un enfant qui pleure?
"Bon dogue, voulez-vous que je m'approche un peu ?
Dit l'écolier plaintif; je n'aime pas mon livre.
Voyez ! ma main est rouge; il en est cause.
Au jeu
Rien ne fatigue, on rit, et moi je voudrais vivre
Sans aller à l'école, où l'on tremble toujours.
Je m'en plains tous les soirs, et j'y vais tous les jours.
J'en suis très mécontent; je n'aime aucune affaire
Le sort d'un chien me plaît, car il n'a rien à faire.”
Écolier, voyez-vous ce laboureur aux champs ?
Eh bien! ce laboureur, dit Stentor, c'est mon maître,
Il est très vigilant, je le suis plus peut-être :

;

Il dort la nuit, et moi j'écarte les méchants;
J'éveille aussi ce bœuf, qui d'un pied lent, mais ferme,
Va creuser les sillons quand je garde la ferme.
Pour vous-même on travaille, et, grâce à nos brebis,
Votre mère en chantant vous file des habits.

Par le travail tout plaît, tout s'unit, tout s'arrange.
Allez donc à l'école, allez, mon petit ange.

Les chiens ne lisent pas, mais la chaîne est pour eux :
L'ignorance toujours mène à la servitude;

L'homme est fin. . .l'homme est sage: il nous défend l'étude,
Enfant, vous serez homme, et vous serez heureux :
Les chiens vous serviront. L'enfant l'écouta dire,
Et même il le baisa. Son livre était moins lourd.
En quittant le bon dogue, il pense, il marche, il court;
L'espoir d'être homme un jour lui ramène un sourire.
A l'école, un peu tard, il arriva gaîment,

Et dans les mois des fruits il lisait couramment.

MADAME DESBORDES-VALmore.

Observation.-Pour l'expression poétique, pour la douleur, pour les regrets, rien n'égale madame Desbordes-Valmore. Il y a des larmes dans ses vers, de l'enjouement quelquefois; il y a de tout: on n'a pas un talent plus égal et plus pur.

LETTRES PERSANES.

PAR MONTESQUIEU.

[MONTESQUIEU (né en 1689, mort en 1755) signala son entrée dans la carrière littéraire par les Lettres persanes, qui sont des observations sur les mœurs sous la forme épistolaire. De prétendus Persans, voyageant en France, expriment d'une manière spirituelle leurs opinions, c'est-à-dire celles de Montesquieu, sur les mœurs de ce pays, et sur beaucoup de questions graves.]

1.

PARIS est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si autes, qu'on jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.

Tu ne le croirais pas peut-être; depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Les Français courent, volent; les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope.' * Pour moi, qui ne suis point fait à† ce train,‡ et qui vais souvent à pied sans changer d'allure,§ j'enrage quelquefois comme un chrétien car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement: un homme qui vient après moi et qui me passe, me fait faire un demi-tour; et un autre, qui me croise de l'autre côté, me remet soudain où le premier m'avait pris: et je n'ai point ait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes: je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner. Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or, comme le roi d'Espagne son voisin; mais il a plus de richesses que lui,

* Défaillance, évanouissement.
Genre de vie.

+ Habitué à

§ Façon de marcher.

parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

D'ailleurs, ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux, en les touchant; tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.

2.

Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel: vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait: si j'étais aux spectacles, je trouvais d'abord cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin, jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens, qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux: "Il faut avouer qu'il a l'air bien persan." Chose admirable! je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas

assez yu.

Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge: je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville, où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste

J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre, en un instant, l'attention et l'estime publique; car j'entrais tout-à-coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie, sans qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche; mais, si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement: Ah! ah! Monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire comment peut-on être Persan?

3.

Je trouve les caprices de la mole, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver: mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari, pour mettre sa femme à la mode.

Que me servirait* de te faire une description exacte de leurs habillements et de leurs parures? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers; et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé. Une femme qui quitte Paris, pour aller passer six mois à la campagne, en revient aussi antique que si elle s'y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère; tant l'habit avec lequel elle est peinte, lui paraît étranger: il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.

Quelquefois les coiffures montent insensiblement, et une révolution les fait descendre tout-à-coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même dans un autre, c'étaient les pieds qui occupaient cette place; les talons faisaient un piédestal qui les tenait en l'air. Qui pourrait le croire ? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient d'eux ce changement; et les règles de leur art ont été asservies à ces caprices. On voit quelquefois, sur un visage, une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain.

Il en est des manières et de la façon de vivre, comme des modes: les Français changent de mœurs selon l'âge de leur roi. Le monarque pourrait même parvenir à rendre la na

Que s'emploie quelquefois pour à quoi devant le verbe servir.

tion grave, s'il l'avait entrepris. Le prince imprime le carac tere de son esprit à la cour, la cour à la ville, la ville aux provinces. L'âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

LE DÎNER DE L'ABBÉ COSSON.

M. DELILLE, en avril 1786, étant à dîner chez Marmontel, son confrère, raconta ce qu'on va lire, au sujet des usages qui s'observaient à table dans la bonne compagnie. On parlait de la multitude de petites choses qu'un honnête homme est obligé de savoir dans le monde pour ne pas courir le risque d'y être bafoué. "Elles sont innombrables, dit M. Delille, et ce qu'il y a de fâcheux, c'est que tout l'esprit du monde ne suffirait pas pour faire deviner ces importantes vétilles. Dernièrement, ajouta-t-il, l'abbé Cosson, professeur de belleslettres au collége Mazarin, me parla d'un dîner où il s'était trouvé quelques jours auparavant, avec des gens de cour, des cordons-bleus,* des maréchaux de France, chez l'abbé de Radonvilliers à Versailles.-Je parie, lui dis-je, que vous y avez commis cent incongruités.-Comment donc ? reprit vivement l'abbé Cosson fort inquiet. Il me semble que j'ai fait la même chose que tout le monde.-Quelle présomption! Je gage que vous n'avez fait rien comme personne. Mais voyons, je me bornerai au dîner. D'abord, que fites vous de votre serviette en vous mettant à table ?-De ma serviette ? Je fis comme tout le monde ; je la déployai, je l'étendis sur moi, et je l'attachai par un coin à ma boutonnière.-Eh bien ! mon cher, vous êtes le seul qui ayez fait cela; on n'étale point sa serviette, on la laisse sur ses genoux. Et comment fites-vous pour manger votre soupe ?-Comme tout le monde, je pense: je pris ma cuiller d'une main et ma fourchette de l'autre. -Votre fourchette ! personne ne prend de fourchette pour manger sa soupe;† mais poursuivons. Après votre soupe, que mangeâtes-vous ?-Un œuf frais.-Et que fites-vous de la coquille ?-Comme tout le monde, je la laissai au laquais qui me servait.-Sans la casser?-Sans la casser. -Eh bien! mon cher, on ne mange jamais un œuf san briser la coquille; et après votre œuf ?-Je demandai du

* Chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit.

↑ Cette habitude était fort commune autrefois elle subsiste encore dans quelques provinces.

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