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"Eh bien! plaignez-vous poliment," reprit l'autre. . . . Je ne sais jusqu'où une querelle commencée aussi raisonnablement eût été portée sans l'accident qui vint y mettre fin. Une grosse lame qui nous prit de travers renversa le banc où siégeaient les deux interlocuteurs, qui se crurent engloutis tout vifs. L'effroi fut général; mais telle est la douloureuse apathie où vous plonge le mal de mer porté au plus haut degré que personne ne songea à se relever; le marchand an. glais tombe sur le gentleman, et le bourgeois de Paris sur la marchande de modes. Ce ne fut qu'en changeant de position, lorsque le fort de la crise fut passé, que M. Vermenil s'aperçut du tête-à-tête où il s'était trouvé.

Au milieu de toutes ces scènes pénibles et grotesques, nous descendîmes à Douvres, où les douaniers ne nous permirent pas même d'emporter un sac de nuit. Nous fûmes reçus au milieu des huées d'une troupe de femmes et d'enfants qui s'étaient rassemblés sur le port pour nous voir descendre, et qui s'attachèrent particulièrement à notre badaud voyageur, lequel répondait aux insultes qu'on faisait retentir à ses oreilles par le mot Angliche canaille.

Je ne manquai pas, le lendemain, de me rendre à la douane avec mon premier compagnon de route, pour être témoin de la scène que je prévoyais.

Je ne me souviens pas d'avoir vu de ma vie un homme dans un accès de colère plus burlesque que celui dont M. Vermenil fut pris en voyant retourner tous ses coffres, éparpiller, étaler toute sa garde-robe. Ce fut bien pis quand on lui signifia que tous ceux de ses effets qui n'avaient pas encore été portés devaient payer un droit au moins égal à leur valeur intrinsèque, et que son argenterie ne pouvait lui être rendue qu'en morceaux. Il eut beau tempêter, maudire les douaniers anglais, une partie de ses effets fut saisie, l'argenterie fut brisée, et on le laissa maître, après avoir payé un droit exorbitant pour le reste, de partir pour se rendre à Londres.

"Que je sois pendu," s'écria-t-il, "si je fais un pas de plus dans cette ile infâme! je repars à l'instant même pour la France, et Dieu me préserve de jamais sortir de chez moi !”

Il fit en effet reporter son bagage, diminué de moitié, sur un paquebot prêt à mettre à la voile pour Calais; et quelque chose que je pusse lui dire, je n'obtins pas même qu'il retardât son voyage de vingt-quatre heures pour repartir le lendemain avec lui.

DE JOUY.-Né en 1769.

LE SAVETIER ET LE FINANCIER.

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir:
C'était merveille de le voir,

Merveille de l'ouïr; il faisait des passages,
Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin, au contraire, étant tout cousou d'or,
Chantait peu, dormait moins encor :
C'était un homme de finance.

Si, sur le point du jour, par fois il sommeillait,
Le savetier alors en chantant l'éveillait :
Et le financier se plaignait

Que les soins de la Providence
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.

En son hôtel il fait venir

Le chanteur, et lui dit : Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an? Par an! ma foi, monsieur,
Dit, avec un ton de rieur,

Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année:

Chaque jour amène son pain.

Eh bien! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
Tantôt plus, tantôt moins: le mal est que toujours,
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,)
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chômer; on nous ruine en fêtes:
L'une fait tort à l'autre ; et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône.
Le financier, riant de sa naïveté,

Lui dit: Je veux vous mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus: gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.

Le savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait, depuis plus de cent ans,
Produit pour l'usage des gens.

Il retourne chez lui: dans sa cave il enserre
L'argent, et sa joie à la fois.

Plus de chant: il perdit la voix

Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis ;

Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l'œil au guet: et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,

Le chat prenait l'argent. A la fin, le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus :
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme;
Et reprenez vos cent écus.

LA FONTAINE.

HISTOIRE DU BRAVE MOUSTACHE.

PAR COLLIN DE PLANCY.

JE iéclare, avant d'entrer en matière, que les détails qu'on va lire ont été confirmés par des témoignages nombreux et respectables.

Moustache était Normand. Il naquit à Falaise en 1799, de parents etablis depuis longtemps dans cette ville. Il eut toute sa vie des idées républicaines; car il ne s'attacha jamais à aucun maître, et ne servit que sa patrie. On l'avait mené à Caen, à l'âge de six mois. Il s'y égara et fit rencontre d'une compagnie de grenadiers qui partaient pour l'Italie. La joie bruyante, l'humeur toujours enjouée de ces enfants de l'honneur, séduisirent Moustache. Il se donna, de la queue et des oreilles, toutes les grâces qu'il put imaginer, et demanda en quelque sorte à être admis dans la troupe, qu'il semblait promettre de servir et de ne point embarrasser. Moustache était sale, passablement laid; mais il avait la mine tellement spirituelle, et le regard si intelligent, qu'on ne balança pas à le recevoir: "Il n'y a pas d'autre chien dans le régiment,” dit un jeune tambour; "il y pourra vivre sans peine."

Moustache avait de l'adresse et quelques petits talents. On lui avait appris à rapporter les objets éloignés et à se tenir debout. Ses nouveaux compagnons le formèrent à faire sentinelle, à porter le fusil, et à marcher au pas. Il vivai comme les autres à la gamelle; et recevait de tous côtés s pitance. Son instinct lui avait fait sentir qu'il fallait avoir les bonnes grâces du soldat qui était de cuisine. C'était l'homme de la compagnie pour lequel il avait le plus de complaisance; aussi il s'en trouvait bien.

Cependant on passa en Italie. Moustache franchit le Saint-Bernard, aussi gai dans la fatigue que dans les jeux aussi âpre à marcher en avant qu'à courir au dîner.

On se trouva bientôt à peu de distance de l'enn mi. Moustache s'était habitué au bruit du tambour et des armes. Il sentait, sans la comprendre, une vive ardeur pour les combats. Mais il n'avait point encore trouvé de guerriers de son espèce, contre qui il pût déployer sa valeur.

Il n'en rendit pas moins à l'armée française un service digne de toute notre reconnaissance. Le régiment qu'il avait suivi était campé au-dessous d'Alexandrie. Un détachement d'Autrichiens, "caché dans la vallée de Belbc, et que l'on croyait plus éloigné, s'avança de nuit pour surprendre les grenadiers qui avaient adopté Moustache; et peut-être, sans ce chien vigilant, eût-il réussi dans son projet. Mais le fidèle Moustache faisait alors sa ronde autour du camp, le nez au vent et l'oreille en l'air. Il crut entendre les pas des voleurs: il sentit l'odeur des corps autrichiens, à laquelle il n'était point accoutumé. Il courut alors, en poussant des cris d'alarme, avertir ses amis; les sentinelles avancées s'aperçurent qu'elles avaient l'ennemi sur les reins; le camp s'éveilla; tout le monde fut debout en un instant; et l'ennemi, se voyant surpris, se hâta de battre en retraite.

Quand le jour fut venu, on déclara que Moustache avait bien mérité de la patrie. Les Grecs lui eussent élevé une statue; les Romains l'eussent porté en .triomphe, comme les oies du Capitole. Les Français montrèrent plus de bon sens. Le brave Moustache n'aurait pas fait un pas pour se voir moulé en plâtre. Il aimait beaucoup mieux marcher sur ses pieds, que souffrir qu'on le portât triomphalement au bout de quatre grandes perches. On pensa qu'on satisferait toute son ambition, en lui assurant une existence honorable; le colonel le fit inscrire sur le cadre du régiment. On ordonna que Moustache recevrait tous les jours la portion de grenadier; et Moustache fut le plus heureux des chiens.

On le tondit; on lui mit au cou un collier qui portait le nom de son régiment; et le perruquier de la troupe fut chargé de le peigner et de le coiffer une fois par semaine.

On pourrait peut-être lui faire dès lors un certain reproche : il devint si fier, qu'il ne regardait plus ses frères les chiens, lorsqu'il en rencontrait sur son passage.

Cependant il y eut un petit combat où il se porta en chien de cœur, à la tête de sa compagnie. Il y reçut sa première blessure: c'était un coup de baïonnette dans l'épaule. On a même remarqué, que dans toute sa longue carrière, Moustache n'avait été blessé que par-devant.

Le chirurgien du régiment soigna le coup qu'un Autri.

chien lui avait donné; il souffrit la cure sans se plaindre, et passa quelques jours à l'infirmerie.

Il n'était pas encore guéri, lorsqu'on livra la grande bataille de Marengo. Quoiqu'un peu boiteux, il ne voulut pas perdre une si belle journée. Il marcha, toujours attaché à son drapeau qu'il savait reconnaître, et à ses camarades qu'il n'avait pas encore quittés; et comme ce fifre du grand Frédéric, qui souffla dans son instrument tant que dura la mêlée, Moustache ne cessa d'aboyer contre l'ennemi.

La vue des baïonnettes l'empêchait seule d'avancer sur les Autrichiens; mais son bonheur lui amena enfin l'occasion de combattre. Un Autrichien avait un dogue, qui osa paraître devant les rangs français. L'apercevoir, s'élancer, le saisir à la gorge et combattre, tout cela ne fut pour Moustache qu'un mouvement à la française. L'acharnement était grand de part et d'autre. Le dogue, gras et vigoureux comme un Allemand, se battait avec ardeur. Le barbet, qui voulait soutenir le nom français, poussait le courage jusqu'à la témérité. Une balle vint terminer l'affaire. Le dogue fut tué, Moustache eut l'oreille droite emportée jusqu'à la racine. Il en fut un peu étourdi, mais il ne s'en effraya point; et voyant que l'armée française, victorieuse selon son usage, se reposait enfin sur la moisson de lauriers qu'elle venait de recueillir, il regagna le camp avec orgueil, semblant se dire en lui-même : "Quand la postérité parlera de Moustache, elle dira: Ce chien aussi combattit à la bataille de Marengo?"?

Je crois avoir déjà remarqué qu'il ne s'était attaché à aucun maître, mais à un régiment tout entier. Il montrait au reste une tendresse égale pour tous les soldats français, méprisait les bourgeois et les femmes, et fuyait devant les étrangers, lorsqu'il ne se voyait pas assez fort pour les atta quer. Son instinct était admirable, comme on en jugera tout à l'heure.

Il s'était brouillé avec ses grenadiers, parce que dans une garnison on avait voulu le mettre à l'attache. Il avait déserté, et s'était attaché à une compagnie de cuirassiers. Quelque temps avant la bataille d'Austerlitz, un espion autrichien pénétra parmi les Français, dont il parlait si bien la langue, que personne ne le soupçonna. Sans doute, il serait allé rendre compte à ses maîtres de ses observations, s'il n'eût fait la rencontre de Moustache. Le fidèle animal, qui se montrait toujours ami de tout Français, n'eut pas plus tôt senti l'é. tranger qu'il lui sauta aux jambes, en poussant des cris formidables. Ce mouvement divertit d'abord; il fit réfléchi,

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