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ensuite; on connaissait la sagacité de Moustache; on arrêtą l'étranger, que l'on reconnut pour un espion, et le brave chien eut ce jour-là double pitance.

On livra la bataille d'Austerlitz; Moustache suivit son drapeau et les cuirassiers qui l'avaient adopté. Dans le fort de la mêlée, il aperçut le porte-étendard de son régiment aux prises avec un détachement d'ennemis. Il vola à son secours,

aboya, encouragea son maître de tous ses moyens, fit tout ce qu'il put pour effrayer la bande autrichienne. Ses efforts furent inutiles. Le porte-étendard fut percé de mille blessures ; et lorsqu'il se sentit tomber, il s'enveloppa dans son drapeau; en même temps, il entendit pousser des cris de victoire; il s'écria qu'il mourait content, et son âme généreuse s'envola au séjour des héros. Trois Autrichiens avaient mordu la poussière sous les coups du porte-étendard. Mais il en restait cinq ou six autres, qui voulurent s'emparer du drapeau. Moustache s'était jeté sur le corps de son camarade, il s'était mis en devoir de défendre sa bannière; et il allait être percé de coups de baïonnettes, quand la fortune des combats vint à son secours: une décharge de mitraille balaya l'ennemi. Moustache y perdit une patte; il ne s'en occupa point. Comme il se voyait libre, il prit dans ses dents le drapeau français et s'efforça de l'arracher à son maître. Mais en mourant, le porte-étendard avait si vivement embrassé le bâton, qu'il fut impossible de le lui enlever. Moustache cependant y employait toutes ses forces. Il finit par détacher les lambeaux sanglants de la bannière; il retourna au camp, boitant, épuisé, chargé de ce fardeau glorieux; et il excita de nouveau l'admiration générale.

Sa belle action méritait des honneurs: on lui en rendit. On lui ôta le collier qu'il portait; et le général Lannes ordonna qu'on lui mît au cou un ruban rouge avec une petite médaille de cuivre, chargée de cette inscription sur la première face: Il perdit une jambe à la bataille d'Austerlitz, et sauva le drapeau de son régiment. Ces mots se lisaient sur le revers: Moustache, chien français : qu'il soit partout respecté et chéri comme un brave.

Cependant il fallut faire l'amputation de la jambe cassée. Moustache souffrit sans se plaindre, et boita avec fierté.

Comme il était facile de le reconnaître partout, à son collier et à sa médaille, on ordonna que, dans quelque régiment qu'il se présentât, il recevrait tous les jours sa portion de soldat; et il continua de suivre l'armée.

Un jour, un cuirassier, qui sans doute le prenait pour un

autre, lui donna un coup de plat de sabre, on ne sait trop pour quel motif. Moustache, piqué, déserta. Il s'attacha aux dragons, et les suivit en Espagne.

Il est constant, de l'aveu de plusieurs vieux soldats, qu'il leur rendit de grands services. Tous les jours il était debout le premier; il marchait en avant; il avertissait de tout ce qui lui donnait des soupçons; il aboyait lorsqu'il entendait quelque bruit, à moins qu'on ne lui fit signe de se taire, ce qui arrivait quelquefois dans les expéditions de nuit; et il n'était pas difficile de lui faire comprendre qu'il fallait être discret. Il fit avec les dragons deux campagnes, pendant lesquelles il se battit toutes les fois qu'il en trouva l'occasion. A la bataille de la Sierra-Morena, Moustache ramena au camp le cheval d'un dragon qui venait d'être tué. On assure qu'il fit plusieurs fois le même trait d'intelligence.

Un colonel, ayant grande envie de posséder un chien aussi admirable, le prit secrètement, le mit à l'attache, et fit tout ce qu'il put pour s'en faire aimer. Moustache, qui, depuis plusieurs années, était devenu fier, que sa ration mettait à même de ne jamais mendier son dîner, qui avait l'habitude de marcher libre, ne conçut que de l'horreur pour celui qui l'avait enchaîné. Après dix-sept jours d'esclavage, il trouva une fenêtre ouverte, s'échappa, et s'attacha aux canonniers.

Il fit avec eux ses dernières campagnes. Il fut tué d'un boulet de canon, à la prise de Badajos, le 11 mars 1811, à l'âge de douze ans. On l'enterra sur le champ de bataille, avec sa médaille et son ruban. Une pierre lui servit de mausolée: on y grava ces mots: Ici repose le brave Moustache.

Ce monument a été détruit depuis par les Espagnols; et les os du chien brûlés par l'inquisition.

LES DEUX RATS, LE RENARD, ET L'ŒUF.

DEUX rats cherchaient leur vie : ils trouvèrent un œuf.
Le dîner suffisait à gens de cette espèce :

Il n'était pas besoin qu'ils trouvassent un bœuf.
Pleins d'appétit et d'allégresse,

Ils allaient de leur œuf manger chacun sa part,
Quand un quidam parut: c'était maître renard.
Rencontre incommode et fâcheuse :

Car comment sauver l'œuf? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant ensemble le porter,

Ou le rouler, ou le traîner :

C'était chose impossible autant que hasardeuse.
Nécessité l'ingénieuse

Leur fournit une invention.

Comme ils pouvaient gagner leur habitation,
L'écornifleur étant à demi-quart de lieue,
L'un se mit sur le dos, prit l'œuf entre ses bras;
Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas
L'autre le traîna par la queue.

Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit,
Que les bêtes n'ont point d'esprit !

LA FONTAINE.

LES QUATRE HENRI.

UN soir, comme la pluie tombait à flots, on dit qu'une vieille femme, qui passait dans le pays pour sorcière, et qui habitait une pauvre cabane dans la forêt de Saint-Germain, entendit frapper à sa porte; elle ouvrit, et vit un cavalier qui lui demanda l'hospitalité. Elle mit son cheval dans une grange et le fit entrer. A la clarté d'une lampe fumeuse, elle vit que c'était un jeune gentilhomme. La personne disait la jeunesse, l'habit disait la qualité. La vieille femme alluma du feu et demanda au gentilhomme s'il désirait manger quelque chose. Un estomac de seize ans est comme un cœur du même âge, très avide et peu difficile. Le jeune homme accepta. Une bribe de fromage et un morceau de pain noir sortirent de la huche; c'était toute la provision de la vieille.

-Je n'ai rien de plus, dit-elle au jeune gentilhomme, voilà ce que me laissent à offrir aux pauvres voyageurs la dime, les aides, la gabelle: sans compter que les manants d'alentour me disent sorcière et vouée au diable, pour me voler, en sûreté de conscience, les produits de mon pauvre champ.

-Pardieu, dit le gentilhomme, si je devenais jamais roi de France, je supprimerais les impôts et ferais instruire le peuple.

-Dieu vous entende, répondit la vieille. A ce mot, le gentilhomme s'approcha de la table pour manger; mais au même instant un nouveau coup frappé à la porte l'arrêta. La vieille ouvrit et vit encore un cavalier percé de pluie, et qui demanda l'hospitalité. L'hospitalité lui fut accordée, et le

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cavalier étant entré, il se trouva que c'était encore un jeune homme, et encore un gentilhomme.

-C'est vous, Henri, dit l'un.-Oui, Henri, dit l'autre. Tous deux s'appelaient Henri. La vieille apprit dans leur entretien qu'ils étaient d'une nombreuse partie de chasse, menée par le roi Charles IX, et que l'orage avait dispersée. -La vieille, dit le second venu, n'as-tu pas autre chose à nous donner?

-Rien, répondit-elle.

-Alors, dit-il, nous allons partager.

Le premier Henri fit la grimace; mais, regardant l'œl résolu et la prestance nerveuse du second Henri, il dit d'une voix chagrine:

-Partageons done!

Il y avait, après ces paroles, cette pensée qu'il n'osa exprimer: "Partageons de peur qu'il ne prenne tout." ~

Ils s'assirent donc en face l'un de l'autre, et déjà l'un des deux allait couper le pain avec sa dague, lorsqu'un troisième coup fut frappé à la porte. La rencontre était singulière: c'était encore un gentilhomme, encore un jeune homme, encore un Henri. La vieille se mit à les considérer avec surprise. Le premier voulut cacher le fromage et le pain, le second les replaça sur la table, et posa son épée à côté. Le troisième Henri sourit.

-Vous ne voulez donc rien me donner de votre souper, dit-il, je puis attendre, j'ai l'estomac bon.

--Le souper, dit le premier Henri, appartient de droit au premier occupant.

-Le souper, dit le second, appartient à qui sait mieux le défendre.

Le troisième Henri devint rouge de colère, et dit fière

ment:

-Peut-être appartient-i. à celui qui sait mieux le conquérir.

Ces paroles furent à peine dites que le premier Henri tira son poignard, les deux autres leurs épées. Comme ils allaient en venir aux mains, un quatrième coup est frappé, un quatrième jeune homme, un quatrième gentilhomme, un quatrième Henri fut introduit. A l'aspect des épées nues, il tire la sienne, se met du côté le plus faible et attaque à l'étourdie. La vieille se cache épouvantée, et les épées vont fracassant tout ce qui se trouve à leur portée. La lampe tombe, s'éteint, et chacun frappe dans l'ombre. Le bruit des épées dure quelque temps, puis s'affaiblit graduellement, et finit par ces.

ser tout-à-fait. Alors la vieille se hasarde à sortir de sor trou, rallume la lampe, et voit les quatre jeunes gens étendus par terre, chacun avec une blessure. Elle les examine: la fatigue les avait plutôt renversés que la perte de leur sang. Ils se relèvent l'un après l'autre, et, honteux de ce qu'ils viennent de faire, ils se mettent à rire et se disent:

Allons, soupons de bon accord et sans rancune.

Mais, lorsqu'il fallut trouver le souper, il était par terre, foulé aux pieds, souillé de sang. Si mince qu'il fût, on le regretta. D'un autre côté, la cabane était dévastée, et la vieille, assise dans un coin, fixait ses yeux fauves sur les quatre jeunes gens.

-Qu'as-tu à nous regarder? dit le premier Henri, que ce regard troublait.

-Je regarde vos destinées écrites sur vos fronts, répondit la vieille.

-Le second Henri lui commanda durement de les lui révéler; les deux derniers l'y engagèrent en riant. La vieille répondit:

—Comme vous êtes réunis tous quatre dans cette cabane, vous serez réunis tous quatre dans une même destinée. Comme vous avez foulé aux pieds et souillé de sang le pain que l'hospitalité vous a offert, vous foulerez aux pieds et souillerez de sang la puissance que vous pouviez partager. Comme vous avez dévasté et appauvri cette chaumière, vous dévasterez et appauvrirez la France; comme vous avez été blessés tous quatre dans l'ombre, vous périrez tous quatre par trahison et de mort violente.

Les quatre gentilshommes ne purent s'empêcher de rire de la prédiction de la vieille.

Ces quatre gentilshommes étaient les quatre héros de la Ligue, deux comme ses chefs, et deux comme ses ennemis. Henri de Condé, empoisonné par ses domestiques. Henri de Guise, assassiné par les quarante-cinq.* Henri de Valois (Henri III), assassiné par Jacques Clé.

ment.

Henri de Bourbon (Henri IV), assassiné par Ravaillac. FRÉDÉRIC SOULIE.-Mort en 1847. Observation.-Ce récit quoique un peu fantastique, a de l'intérêt. Il est éerit avec pureté et facilité, et prouve chez l'auteur une imagination vive et ingénieuse.

* Le 28 décembre 1588. Les gentilshommes nommés les Quarantecinq, qui assassinèrent le duc de Guise, étaient une compagnie nouvelle formée par le duc d'Épernon, payée au trésor royal sur les billets de ce duc

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