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un verre de Montilla (qui vaut bien mieux que le Xérez, selon moi), le toucha de ses lèvres et le présenta ensuite au bandit. C'est une politesse que l'on fait à table aux personnes que l'on estime. Cela s'appelle una fineza; malheureusemer cet usage se perd dans la bonne société, aussi empressée ici qu'ailleurs de se dépouiller de toutes les coutumes nationales. Jose Maria prit le verre, remercia avec effusion, et déclara à la mariée qu'il la priait de le tenir pour son serviteur, et qu'il ferait avec joie tout ce qu'elle voudrait bien lui commander. Alors celle-ci toute tremblante et se penchant timidement à l'oreille de son terrible voisin: "Accordez-moi une grâce, dit-elle." Mille!" s'écria Jose Maria.-"Oubliez, je vous en conjure, les mauvais vouloirs que vous avez peut-être apportés ici. Promettez-moi que, pour l'amour de moi, vous pardonnerez à vos ennemis, et qu'il n'y aura pas de scandale à ma noce." "Notaire! dit Jose Maria, se tournant vers l'homme de loi tremblant, remerciez madame. vous aurais tué avant que vous eussiez digéré N'ayez plus peur, je ne vous ferai plus de mal. sant un verre de vin, il ajouta avec un sourire un peu méchant. Allons notaire, à ma santé ! ce vin est bon et il n'est pas empoisonné." Le malheureux notaire croyait avaler un cent d'épingles. "Allons! enfants! s'écria le voleur, de la gaieté! vive la mariée!" Et se levant avec vivacité, il courut chercher une guitare et se mit à improviser un couplet en l'honneur des nouveaux époux.

Sans elle je votre dîner.

Et lui ver

Bref, pendant le reste du dîner et le bal qui le suivit, il se rendit tellement aimable, que les femmes avaient les larmes aux yeux en pensant qu'un aussi charmant garçon finirait peut-être ses jours à la potence. Il dansa, il chanta, il se fit tout à tous.* * Vers minuit, une petite fille de douze ans, à demi couverte de guenilles, s'approcha de Jose Maria, et lui dit quelques mots dans l'argot des Bohémiens. Jose Maria tressaillit: il courut à l'écurie, d'où il revint bientôt emmenant son bon cheval. Puis s'avançant vers la mariée, un bras passé dans la bride: "Adieu, dit-il, enfant de mon âme, jamais je n'oublierai les moments que j'ai passés auprès de vous. Ce sont les plus heureux que j'ai vus depuis bien des années. Soyez assez bonne pour accepter cette bagatelle d'un pauvre diable qui voudrait avoir une mine à vous offrir.” Il lui présentait en même temps une jolie bague. "Jose Ma

* On dit, Il se fait tout à tous, pour dire, Il s'accommode à tous les caractères, à toutes les opinions.

ria! s'écria la mariée, tant qu'il y aura un pain dans cette maison, la moitié vous appartiendra." Le voleur serra la

main de tous les convives, celle même du rotaire, embrassa toutes les femmes, puis sautant lestement en selle il regagna les montagnes. Alors seulement le notaire respira liorement. Une demi-heure après arriva un détachement de miquelets, mais personne n'avait vu l'homme qu'ils cherchaient.

Le peuple espagnol, qui sait par cœur les romances dea douze pairs, qui chante les exploits de Renaud de Montaubar, doit nécessairement s'intéresser beaucoup au seul homme qui, dans un temps aussi prosaïque que le nôtre, fait revivre les vertus chevaleresques des anciens preux. Un autre motif contribue encore à augmenter la popularité de Jose Maria, il est extrêmement généreux. L'argent ne ui coûte guère à gagner, et il le dépense facilement avec les malheureux. Jamais, dit-on, un pauvre ne s'est adressé à lui sans en recevoir une aumône abondante. Un muletier me racontait qu'ayant perdu un mulet qui faisait toute sa fortune, il était sur le point de se jeter la tête la première dans le Guadalquivir, quand une boîte contenant six onces d'or fut remise à sa femme par un inconnu. Il ne doutait pas que ce ne fût un présent de Jose Maria, à qui il avait indiqué un gué un jour qu'il était poursuivi de près par les miquelets.*

MÉRIMÉE.

LES COMPAGNONS D'ULYSSE.

LES compagnons d'Ulysse, après dix ans d'alarmes,
Erraient au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils abordèrent au rivage
Où la fille du dieu du jour,
Circé,† tenait alors sa cour.

Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d'un funeste poison.

* Au mois de janvier 1833, l'Infant don Francisco voulait se rendre en Andalousie. Comme cette province était infestée de brigands, il s'adressa à Jose Maria pour lui demander à prix d'argent une soite de saufconduit. Jose Maria voulut lui même escorter le prince; et, suivi d'une troupe de ses plus fidèles compagnons, tous richement équipés, il le conduisit à sa destination. Don Francisco fut tellement enchanté de sa conversation attrayante, qu'il lui proposa de demander sa grâce au roi son frère, et de lui faire cbtenir une pension. Le gouvernement lui accorda une pension de 24,000 réaux qu'il dépense maintenant à Séville.

+ Fille du jour et de la nuit, et fameuse magicienne.

D'abord ils perdent la raison;

Quelques moments après, leur corps et leur visage
Prennent l'air et les traits d'animaux différents:
Les voilà devenus ours, lions, éléphants :
Les uns sous une masse énorme,
Les autres sous une autre forme ;
Il s'en vit de petits, exemplum ut talpa.
Le seul Ulysse en échappa;

Il sut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignait à la sagesse

La mine d'un héros et le doux entretien,
Il fit tant que l'enchanteresse

Prit un autre poison peu différent du sien.
Une déesse dit tout ce qu'elle a dans l'ame :
Celle-ci déclara sa flamme.

Ulysse était trop fin pour ne pas profiter
D'une pareille conjoncture:

Il obtint qu'on rendrait à ses Grecs leur figure,
Mais la voudront-ils bien, dit la nymphe, accepter?
Allez le proposer de ce pas à la troupe.

Ulysse y court, et dit: L'empoisonneuse coupe
A son remède encore; et je viens vous l'offrir:
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir?
On vous rend déjà la parole.
Le lion dit, pensant rugir,
Je n'ai pas la tête si folle :

Moi renoncer aux dons que je viens d'acquérir!
J'ai griffe et dents, et mets en pièces qui m'attaque:
Je suis roi; deviendrai-je un citadin d'Ithaque!
Tu me rendras peut-être encore simple soldat:
Je ne veux point changer d'état.

Ulysse, du lion, court à l'ours: Eh! mon frère,
Comme te voilà fait ! je t'ai vu si joli!
Ah! vraiment nous y voici,

Reprit l'ours à sa manière:

Comme me voilà fait ! comme doit être un ours.
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre !
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je m'en rapporte aux yeux d'une ourse mes amours,
Te déplais-je ? va-t'en; suis ta route, et me laisse
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse;
Et te dis tout net et tout plat:

Je ne veux point changer d'état.
Le prince grec au loup va proposer l'affaire :

Il lui dit au hasard d'un semblable refus:
Camarade, je suis confus

Qu'une jeune et belle bergère
Conte aux échos les appétits gloutons
Qui t'ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t'eût vu sauver sa bergerie;
Tu menais une honnête vie.

Quitte ces bois, et redevien,

Au lieu de loup, homme de bien.

En est-il ? dit le loup: pour moi, je n'en vois guère
Tu t'en viens me traiter de bête carnassière ;

Toi qui parles, qu'es-tu? N'auriez-vous pas, sans moi
Mangé ces animaux que plaint tout le village?
Si j'étais homme, par ta foi,
Aimerais-je moins le carnage?

Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous :
Ne vous êtes-vous pas l'un à l'autre des loups?
Tout bien considéré, je te soutiens en somme
Que, scélérat pour scélérat,

Il vaut mieux être un loup qu'un homme:
Je ne veux point changer d'état.
Ulysse fit à tous une même semonce,
Chacun d'eux fit même réponse,
Autant le grand que le petit.

La liberté, les bois, suivre leur appétit,
C'était leurs délices suprêmes:

Tous renonçaient au los des belles actions.
Ils croyaient s'affranchir suivant leurs passions :
Ils étaient esclaves d'eux-mêmes.

LA FONTAINE.

L'HABIT DU CHEVALIER DE GRAMMONT.

[LAHARPE, dans son jugement sur les Mémoires du chevalier de Grammont, a dit: “L'art de raconter les petites choses de manière à les faire valoir beaucoup, y est dans sa perfection. L'histoire de l'habit volé par Termes est en ce genre un modèle unique. Ce livre est le premier où l'on ait montré souvent cette sorte d'esprit qu'on a depuis appelé persiflage, que Voiture avait mis quelquefois en usage avant qu'il fût connu sous ce nom, et qui consiste à dire plaisamment les choses sérieuses, et sérieusement les choses frivoles. Lorsque le C. de Grammont dit, en parlant de son valet-de-chambre Termes, je l'aurais infailliblement tué, si je n'avais craint de faire attendre mademoiselle d'Hamilton, il dit une chose très folle du ton le plus sérieux, et n'en est que plus gai. Mais

cet esprit demande beaucoup de mesure et de choix...." J'ajoute que cet esprit ne devrait jamais être l'esprit de tout un livre, encore moins de toute une vie.]

Le roi,* qui ne cherchait qu'à faire plaisir au chevalier de Grammont, lui demanda s'il voulait être de la mascarade, à la charge de mener mademoiselle d'Hamilton. Il ne se pi. quait pas d'étre assez danseur pour une occasion comme celle

Cependant il n'avait garde de refuser cette proposition. Sire, dit-il, de toutes les bontés qu'il vous a plu me témoigner depuis que je suis ici, cette dernière m'est la plus sensible,"

"Je vous laisse, dit le roi, le choix des nations. Si cela est, reprit le chevalier de Grammont, je m'habillerai à la française pour me déguiser; car l'on me fait déjà l'honneur de me prendre pour un Anglais dans votre ville de Londres. J'aurais, sans cela, quelque envie de me mettre à la romaine: mais de peur de me faire des affaires avec le prince Robert, qui prend si chaudement les intérêts d'Alexandre, contre milord Janet qui se déclare pour César, je n'ose plus m'habiller en héros. Du reste, quoique j'aie la danse cavalière, avec de l'oreille et de l'esprit j'espère me tirer d'affaire de plus, mademoiselle d'Hamilton mettra bien ordre qu'on n'aura pas trop d'attention pour moi. Quant à mon habillement, je ferai partir Termes demain matin; et si je ne vous fais voir à son retour l'habit le plus galant que vous ayez encore vu, tenezmoi pour la nation la plus déshonorée de votre mascarade.'

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Termes partit avec des instructions réitérées sur le sujet de son voyage; son maître redoublant d'impatience dans une conjoncture comme celle-là, le courrier ne pouvait pas encore être débarqué, qu'il commençait à compter les moments dans l'attente de son retour. Il s'en occupa jusques à la veille du

bal.

Le jour du bal venu, la cour, plus brillante que jamais, étala toute sa magnificence dans cette mascarade. Ceux qui devaient la composer étaient assemblés à la réserve du chevalier de Grammont. On s'étonna qu'il arrivât des derniers dans cette occasion, lui dont l'empressement était si remarquable dans les plus frivoles: mais on s'étonna bien plus de e voir enfin paraître en habit de ville, qui avait déjà paru La chose était monstrueuse pour la conjoncture et nouvelle pour lui. Vainement portait-il le plus beau point, a perruque la plus vaste et la mieux poudrée qu'on pût

* Charles II, roi d'Angleterre.

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